La parole vivante de Pierre Boutang

Jean Védrines

Champion d'une liberté dont le christianisme a seul dit la tragédie et la gloire, poète, philosophe, romancier, polémiste et critique, Pierre Boutang s'est éteint le 27 juin dernier à quatre-vingt un an. Hommage au plus absent, aujourd'hui, de tous ceux qui sont avec nous. 

Il serait commode de peindre Pierre Boutang en veilleur solitaire d'une guerre civile perdue, d'une revanche des ombres de deux cents ans, d'une Grande Peur à rebours, ou d'en faire l'héritier admirable de Maurras -- matière de toute ma vie , disait-il -- ou encore la dernière voix de la nation pour laquelle vraiment il a tout risqué, du passage périlleux chez Giraud à son adoubement au général de Gaulle ou à l'expérience de La Nation française de 1955 à 1967.

Au mieux, une telle entreprise comblerait ses adversaires et, sous prétexte de lui élever une statue dans notre beau jardin à la française, priverait son oeuvre philosophique de sa destinée universelle, pour le seul profit orgueilleux d'une poignée de fidèles, de jeunes gens et de disciples gagnés très tôt à son socratisme parce que maurrassiens de famille ou de révolte. Or ce sont les philosophes de ces cinquante dernières années qui vont mener à leur corps défendant leurs lecteurs à Boutang, comme l'étude de Bossuet conduit assez sûrement à celle de son rival Richard Simon et à sa relecture des Pères grecs. A moins que ce ne soient les crachats splendides du siècle, les erreurs, les calomnies nécessaires à des livres qui ont fouaillé le moderne et ses idoles au plus profond... 

Boutang a le don d'éclairer la part manquante des grandes pensées

Ceux qui lisent encore Foucault, Deleuze, Levi-Strauss ou Lacan, ceux que la médiocrité bourgeoise, lisse et grise des kantiens médiatiques -- Luc Ferry ou Etchégoyen -- fera sourire sitôt le bachot obtenu, quand ils auront fait leur détour allemand par Nietzsche et Heidegger, ou auront bien perdu leur temps chez les héritiers nihilistes, les fils prodigues de la déconstruction, se lasseront alors de cet émiettement que dénonçait Boutang, des vertiges de la crise du sujet , pendant philosophique de l'individualisme de marché et de ces questionnements indéfinis où tant de clercs arrogants n'ont jamais prétendu poser que des problèmes sans fonder une seule réponse en droite raison à la lumière du logos.

 Chacun connait la définition célèbre que Steiner a donné de Boutang : logocrate. Et celui-ci d'attribuer plutôt cette belle couronne à Péguy et Maurras. Mais en vérité Boutang a bien le don d'éclairer la part manquante des grandes pensées, d'en réconcilier certaines avec des oeuvres adverses ou méconnues, de les rendre ainsi à leur cohérence première, secrète, qui n'est pas entièrement humaine, qui est souvent ébauchée et devinée par l'auteur, mais inaccomplie dans les oeuvres de l'orgueil humain et du temps. Sans arrêt, dans son extraordinaire Maurras -- qui est autant une biographie intellectuelle que la somme de notre époque, la critique intégrale des valeurs et des illusions fin de siècle --, il éclaire le vieux lion de Martigues par Giambattista Vico, que le Martégal ignorait, mais dont il était d'instinct extrêmement proche. Curieuse maïeutique posthume ou éclatante complétude entre le théoricien des âges héroïques et le chantre de la musique intérieure. Boutang a toujours honoré ses adversaires substantiels, en particulier Hobbes, Rousseau et Spinoza, les tenants d'une histoire sans finalité, ou Marx chez qui le passionnaient malgré la différence absolue des perspectives, les analyses de la valeur et du travail ou la critique de la bourgeoisie. On le voit encore louer l'analyse des idéologies par Althusser ou faire son profit des savoirs-pouvoirs chers à Foucault.

Boutang, parce qu'il était d'abord politique, philosophe de la cité, avait la nostalgie, comme Vico, de l'état héroïque et poétique de notre langue. Né dans ce que la Scienza Nuova appelle l' âge des hommes -- les temps sans héros, le règne du n'importe qui --, Boutang se désolait de la pauvreté de nos langages communs, science ou prose. L'histoire ascendante, écrivait-il, est héroïque et poétique, comme la décadence est prosaïque et trop humaine.

C'est pourquoi il était Pierre Bouche-d'Or, celui dont la pensée est prosodie ou rythme. Par fidélité au premier poème philosophique, au verbe, il a commenté William Blake, La Fontaine, Dante, Péguy, Ezra Pound ou James Joyce.

Le viol de l'âme par la civilisation capitaliste au nom de la transparence

Ses oeuvres au moins ménagent au moderne un accès au secret , à ce sol originel de l'homme et de l'âme, que la civilisation capitaliste et technique prétend violer au nom de la transparence et d'une information totale et totalitaire, idole mensongère et piètre substitut à la vérité.
On peut cheminer vers le secret de Pierre Boutang en compagnie de ses mythes, ses romans -- dont Le Purgatoire, dessin mystique d'une vie -- ou s'avancer vers la lumière du logos et suivre alors le bon conseil de Gabriel Marcel qui considérait L'Ontologie du secret comme un chef d' oeuvre et une aventure de l'intelligence. Mais à chaque station de ce voyage, Pierre Boutang nous rappelle combien il était soumis à un autre souverain principe : la pitié, plus abandonnée encore et raillée par ce siècle en miettes.

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