La mort de Verdi

Émile Fouquet
Texte écrit peu de temps après la mort de Verdi.

Il est peu d’hommes qui aient connu autant que Verdi les enivrements du triomphe. Et ce n’étaient pas des triomphes de commande tels qu’on en offre le plus souvent aux souverains ou aux puissants du jour. Non : c’était l’enthousiasme de la foule dans tout ce qu’il a de sincère et de spontané; c’était parfois plus encore : de l’engouement, de l’emballement. Ah! il n’eût pas fait bon dire au public de ces splendides soirées que son maître était vieux jeu, qu’il manquait de distinction, que son instrumentation était maigre ou incorrecte : les snobs de nos jours auraient passé de bien mauvais quarts d’heure s’ils avaient voulu remonter l’irrésistible courant qui portait les spectacteurs en délire vers leur compositeur préféré.

Quiconque n’a pas eu la chance de se trouver à Milan lors des premières représentations des œuvres de Verdi ne peut se faire une idée de la manière exubérante dont se manifestait l’admiration des Italiens, comme aussi des étrangers, pour ce compositeur à jamais illustre. L’immense foule de tous ceux qui n’avaient pu prendre place au théâtre se bousculait, frémissante, aux alentours de la Scala, poussait des hurlements de joie à chaque nouvelle de succès que lui apportait l’écho des entr’actes, et, magnifiquement sonore dans son unanimité, le cri de: Viva Verdi! Ébranlait l’air jusqu’au ciel. Ainsi qu’aux heures de liesse des grandes fêtes nationales, les rues débordaient de monde : partout s’allumaient, empressées, des illuminations multicolores; on arrachait des mains des camelots, ravis de pareille aubaine, des bijoux, des médailles commémoratives, et différents objets artistiques fabriqués à la gloire de l’idole; puis sur les places publiques surgissaient des drapeaux, des oriflammes, des arcs de triomphe, etc. Jamais souverain ne fut l’objet de semblables ovations. Et pendant ce temps, au théâtre, où l’on s’écrasait littéralement, quelles salves de vivats! quels tonnerres d’applaudissements! quelles formidables acclamations! Et quel inoubliable tableau, que ce maître, vieux jouteur accoutumé aux victoires, venant, avec son sourire empreint de bonhomie, saluer le public, auquel il s’empresse, en bon camarade, de présenter ses interprètes, plus ravis cent fois de la sympathie de ce grand homme que des bravos dont ils sont l’objet!

Verdi ne fut pas toujours l’heureux auteur qui n’avait qu’à paraître pour décider de la victoire. Ses débuts furent pénibles. D’obscure condition, il trouve moyen d’étudier quand même la musique et il essaye bientôt d’entrer au Conservatoire de Milan. Là, on ne lui trouve aucune aptitude pour la composition, et le voilà parti, navré, de ce temple d’harmonie qui, par une amère ironie de la destinée, s’appellera un jour: Conservatoire Giuseppe Verdi. Va-t-il se décourager? – Point. Il cherche un professeur, et voici que Lavigna, membre de l’orchestre de la Scala, s’intéresse à lui, découvre en cette jeune intelligence des germes de génie mélodique, et lui ouvre une carrière où il n’attendra même pas la fin des leçons harmoniques pour se lancer à corps perdu.

Son tempérament éminemment dramatique s’affirme dès ses deux ouvrages de début: Nabuco et I Lombardi. Brutalement, sans hésitation aucune, il s’empare de l’esprit de ses auditeurs par l’interprétation hardie des sentiments exprimés dans le livret; il s’est peu occupé des exemples qu’on lui a indiqués, des maîtres qu’on lui a cités comme modèles : il marche seul, libre, à son aise, coudées franches. A-t-il raison de se laisser aller ainsi à la fougue de sa nature indomptable? Non, certes, car il en résulte que, dans ses premières productions, l’amour effréné du mélodrame le porte à la recherche persistante des effets mélodiques vulgaires et à une négligence impardonnable en ce qui concerne l’agencement instrumental, où il confond souvent le bruit avec l’effet grandiose que doit produire l’orchestre lorsque les timbres en sont ingénieusement associés. Je n’en veux d’autre preuve que la liste des opéras suivants: Ernani, I Due Foscari, Giovanna d’Arco, Alzira, Attila, Macbeth, I Masnadieri, Il Corsaro, la Battaglia del Legnano, Luisa Miller, Stiffelio, aujourd’hui tombés dans l’oubli, bien que certains éclairs de génie y révèlent un dramaturge de surhumaine vigueur.

Mais voici qu’apparaissent Rigoletto, Il Trovatore, la Traviata, Un Ballo in Maschera, Simone Boccanegra, la Forza del Destino, où s’opère la radieuse transformation de ce génie : c’est pour lui l’aurore de la célébrité. Non point que la passion cesse d’animer les pages de ces différentes œuvres, mais le style y est plus pur, la mélodie plus distinguée, les ensembles plus harmonieux, l’orchestration plus soignée, bien que ce soit toujours là le point faible. Et Verdi le comprit plus tard en nous donnant Aida, la Messe de Requiem, dédiée à la mémoire de Manzoni, Otello et Falstaff, où, tout en gardant sa merveilleuse originalité dans la mélodie, il sut environner celle-ci d’une trame orchestrale comparable à celle des chefs-d’œuvre de l’art lyrique.

La mort de Verdi est donc une grande perte pour le monde entier : pour l’Italie, c’est un deuil national. Fasse le ciel que notre voisine, nous voudrions pouvoir dire notre alliée, retrouve bientôt un pareil maître! C’est le meilleur vœu que nous puissions former pour elle.




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