La Flûte enchantée et Les Mystères d’Isis

Hector Berlioz

1er mai 1836

La Flûte enchantée est celui peut-être de tous les ouvrages de Mozart dont les morceaux détachés sont les plus répandus et la partition complète la moins appréciée en France; elle n'obtint du moins qu'un fort médiocre succès à Paris, quand la troupe allemande voulut la représenter au théâtre Favart, il y a six ou sept ans. Pourtant il n'y a pas de concert où l'on ne puisse en entendre des fragments; l'ouverture est sans contredit l'une des plus admirées et des plus admirables qui existent; la marche religieuse est de toutes les cérémonies des temples protestants; à l'aide de quelques vers parodiés sur elle, cette mélodie instrumentale est devenue un hymne que chantent en Angleterre des milliers d'enfants; les petits airs, depuis longtemps populaires, ont servi de thèmes aux fabricants de variations, pour la plus grande joie des amateurs de guitare, de flûte, de clarinette et de flageolet, cette lèpre de la musique moderne; et avec quelques autres, bien que fort peu dansants, on a confectionné même des ballets. On ne devinerait guère cependant quelle somme Mozart a retirée de cette partition qui, avant d'arriver jusqu'à nous, a fait la fortune de trente théâtres en Allemagne et sauvé de sa ruine le directeur qui l'avait demandée... Six cents francs, ni plus ni moins. C’est précisément le prix que les éditeurs donnent à un de nos faiseurs à la mode pour une romance; et Rubini ou mademoiselle Grisi ne gagnent pas moins en dix minutes à chanter deux cavatines de Vaccaï. Pauvre Mozart ! il ne lui manquait plus pour dernière misère que de voir son sublime ouvrage accommodé aux exigences de la scène française, et c'est ce qui lui arrivera.

L'Opéra, qui, peu d'années auparavant, avait si dédaigneusement refusé de lui ouvrir ses portes, l'Opéra, d'ordinaire si fier de ses prérogatives, si fier de son titre d'Académie royale de Musique, l'Opéra, qui jusque-là se serait cru déshonoré d'admettre un ouvrage déjà représenté sur un autre théâtre, en était venu à s'estimer heureux de monter une traduction de la Flûte enchantée. Quand je dis une traduction, c'est un pasticcio que je devrais dire, un informe et absurde pasticcio resté au répertoire sous le nom des Mystères d'Isis. Fi donc, une traduction! Est-ce que les exigences d'un public français permettaient une traduction pure et simple du livret qui avait inspiré de si belle musique? D'ailleurs, ne faut-il pas toujours corriger plus ou moins un auteur étranger, poète ou musicien, s'appela-t-il Shakespeare, Gœtlie, Schiller, Beethoven ou Mozart, quand un directeur parisien daigne l'admettre à l'honneur de comparaître devant son parterre? Ne doit-on pas le civiliser un peu? On a tant de goût, d'esprit, de génie même dans la plupart de nos administrations théâtrales, que des barbares, comme ceux que je viens de nommer, doivent s'estimer heureux de passer par de si belles mains. Il y a dans Paris, sans qu'on s'en doute, une foule de gens aussi favorisés sous le rapport de la puissance créatrice que Mozart, Beethoven, Schiller, Goethe ou Shakespeare ; plus d'un souffleur eût été capable de créer Faust, Hamlet ou Don Carlos; bien des clarinettes et autant de bassons eussent pu écrire Fidelio ou Don Juan ; et s'ils ne l'ont pas fait, c'est indolence, c'est paresse de leur part, mépris de la gloire, que sais-je? Enfin c'est qu'ils n'ont pas voulu. On ne pouvait donc pas, sans de grandes modifications, non seulement dans le libretto, mais aussi dans la musique, introduire à l'Opéra une partition allemande de Mozart. En conséquence, on fit le beau drame que vous savez, ce poème des Mystères d'Isis, mystère lui-même, que personne n'a jamais pu dévoiler. Puis quand ce chef-d'œuvre fut bien et dûment  charpenté, le directeur de l'Opéra, pensant faire un coup de maître, appela à son aide un musicien allemand pour cliarpenter aussi la musique de Mozart, et l'accommoder aux exigences de ces beaux vers. Un Français, un Italien ou un Anglais, qui eût consenti à se charger de cette tâche sacrilège, ne serait à nos yeux qu'un pauvre diable dépourvu de tout sentiment élevé de l'art, qu'un manœuvre dont l'intelligence ne va pas jusqu'à concevoir le respect dû au génie; mais un Allemand, un homme qui, par orgueil national au moins, devait vénérer Mozart à l'égal d'un dieu, un musicien (il est vrai que ce musicien a écrit d'incroyables platitudes sous le nom de symphonies) oser porter sa brutale main sur un tel chef-d'œuvre! Ne pas rougir de le mutiler, de le salir, de l'insulter de toutes façons !... Voilà qui bouleverse toutes les idées reçues. Et vous allez voir jusqu'où ce malheureux a porté l'outrage et l'insolence. Je ne cite qu'à coup sûr, ayant sous les yeux les deux partitions.

L'ouverture de la Flûte enchantée finit fort laconiquement; Mozart se contente de frapper trois fois la tonique, et c'est tout. Pour la rendre digne des Mystères d'Isis, l'arrangeur-charpentier a
ajouté quatre mesures, répercutant ainsi treize fois de suite le même accord, suivant la méthode ingénieuse et économique des Italiens pour allonger les opéras. Le premier air de Zorastro (Ô déesse immortelle), rôle de basse, comme on sait, et de basse très grave, est fait avec la partie de soprano du chœur Per roi risplende il giorno, enrichie de quatre autres mesures dues au génie du charpentier-arrangeur. Le chœur reprend ensuite, mais avec diverses corrections également remarquables, et la suppression complète des flùtes, trompettes et timbales, si admirablement employées dans l'original. L'instrumentation de
Mozart corrigée par un tel homme! n'est-ce pas l'impertinence la plus bouffonne qui se puisse
concevoir?

Ailleurs, nous la verrons se manifester d'une autre manière. Ce ne sera plus sur l'orchestre que s'exercera le rabot de notre manouvrier mais bien sur la mélodie, l'harmonie et les dessins d'accompagnement. Nous en trouvons la trace d'abord dans cet air sublime, la plus belle page
de Mozart peut-être, où le grand prêtre dépeint le calme profond dont jouissent les initiés dans
le temple d'Isis; à la fin de la dernière phrase : N'est-ce pas imiter les dieux, le rabotteur a mis ut, ut, la, au lieu des deux notes graves sol, fa, sur lesquelles la voix du pontife descend avec une si paisible majesté. En outre, la partie d'alto est changée, et les accords que Mozart avait mis au nombre de deux seulement par mesure, entrecoupés de petits silences d'une admirable intention, se trouvent remplacés par six notes dans les violons, et enrichis d'une tenue de deux cors à laquelle n'avait pas songé l'auteur.

Plus loin, c'est le chœur des esclaves : O cara armonia, qu'il a impitoyablement estropié, et dont il s'est servi pour fabriquer l'air encore charmant, malgré tout : Soyez sensibles à nos peines ; ailleurs, c'est le duetto : La dore prende amor ricetto, qu'il a converti en trio; et, comme si la partition de la Flûte enchantée ne suffisait pas à cette faim de harpie, c'est aux dépens de celles de Tito et de Don Giovanni qu'elle va s'assouvir. L'air : Quel charme à mes esprits rappelle est tiré de Tito, mais pour l'andante seulement, l'allégro si original qui le complète ne plaisant pas apparemment à notre uomo capace. Bien qu'il eût pu satisfaire aux exigences de la situation, il l'en a arraché pour en cheviller à la place un autre dans lequel il a fait entrer des lambeaux de l'allégro de Mozart.

Et savez-vous ce que ce monsieur a fait encore du fameux Fin ch’an dal vino, de cet éclat de verve libertine où se résume tout le caractère de Don Juan?... un trio pour une basse et deux soprani chantant entre autres gentillesses sentimentales les vers suivants :

Heureux délire !
Mon coeur soupire!
Que mon sort diffère du sien!
Quel plaisir est égal au mien!

Crois ton amie,
C'est pour la vie
Que ton sort va s'unir au mien (bis)...
O douce ivresse
De la tendresse!
Ma main te presse,
Dieu, quel grand bien!

C'est ainsi qu'habillé en singe, affublé de ridicules oripeaux, un œil crevé, un bras tordu, une
jambe cassée, on osa présenter le plus grand musicien du monde à ce public français si délicat, si exigeant, en lui disant : voilà Mozart! — O misérables, vous fûtes bien heureux d'avoir à faire à de bonnes gens qui n'y entendaient pas malice et qui vous crurent sur parole; si vous aviez tardé quelque vingt-cinq ans pour commettre votre chef-d'œuvre, je connais quelqu'un qui vous aurait envoyé un furieux démenti.

Nous avons toujours cru, en France, beaucoup aimer la musique; il faut espérer que cette opinion est mieux fondée aujourd'hui qu'elle ne l'était à l'époque où l’on écartelait ainsi Mozart à l'Opéra. En tout cas, quand une nation en est encore à supporter de semblables profanations, c'est le signe le plus évident de son état de barbarie, et toutes ses prétentions au sentiment de l'art sont le comble du ridicule.

Je n'ai pas nommé le coupable (2) qui s'est ainsi vautré avec ses guenilles sur le riche manteau du  roi de l'harmonie; c'est à dessein; il est mort depuis longtemps; ainsi paix à ses os, il serait
inutile de donner à ce nom aucun genre de célébrité; j'ai voulu seulement faire ressortir l'intelligence avec laquelle les intérêts de la musique ont été défendus chez nous pendant si longtemps, et montrer les conséquences du système qui tend à placer le sceptre des arts entre les mains de ceux qui, ne voulant s'en servir que pour battre monnaie, sont toujours prêts, au moindre espoir de lucre, à encourager le brocantage de la pensée, et pour quelques écus feraient, selon la belle expression de Victor Hugo, corriger Homère et gratter Phidias.


(1) Quelques lignes de cet article ont été intercalées par Berlioz dans ses Mémoires.
(2) Il s'appelait Lachnith.

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Contre l'inutile souffrance
Passage tiré des Mémoires du compositeur français Hector Berlioz.




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