La famille branchée

Jacques Dufresne

La famille branchée, chapitre huit de Après l'homme...le cyborg?

Chapitres du livre



Le déclin de la contemplation, de la connaissance immédiate, fusionnelle
,

la rupture progressive des liens avec le réel

 

 


la montée consécutive du formalisme,
le mépris des lois de la nature, du principe de clôture en particulier,

la famille branchée,

 

 

 


tous ces facteurs convergent vers le rêve d'un paradis sur terre, au prix d'une désincarnation totale et d'une fausse transcendance.

***

Le modèle de société que nous avons présenté au chapitre II pour illustrer le principe de clôture appelle des précisions et des commentaires. La famille y est présentée comme un cercle fermé entourant l’enfant. Certains de nos propos donnaient ensuite à entendre que les médias ont brisé ce cercle pour mieux s’emparer de leur proie : l’enfant.

Cela appelle des nuances. Mais Allan Bloom n’a sûrement pas tort quand il soutient que, vers le milieu du présent siècle, les hommes d’affaires américains se sont aperçus que pour la première fois dans l’histoire, les enfants avaient de l’argent de poche et pouvaient donc devenir des consommateurs, de musique notamment, d’une musique qui s’avéra très différente de celle que les parents et leur entourage immédiat auraient transmise à leurs enfants. Les médias au sens large jouèrent un rôle déterminant dans ce détournement de l’éducation musicale, à l’intérieur de la famille, vers des entreprises anonymes dont le seul mobile était le profit. Les chansons et les danses populaires ont été qualifiées de folkloriques quand les premiers juke-box sont apparus dans les villages d’Amérique du Nord, et par la suite, dans ceux du reste du monde.

Il importe cependant de rappeler que la famille encerclante que nous évoquons, appelée par les historiens famille nucléaire, n’est pas la famille éternelle, et que si elle est devenue la famille éclatée, c’est peut-être plus en raison d’une pression interne qu’en raison d’une pression extérieure exercée par les médias en particulier.

La famille nucléaire est en effet assez récente. L’historien Philippe Ariès la fait remonter au XVIIIe siècle. Elle se serait constituée d’abord dans les classes dirigeantes, puis à partir du XIXe siècle, dans les milieux populaires. La principale caractéristique de cette famille, c’est qu’elle s’est refermée progressivement sur l’enfant qui en est devenu le prisonnier en même temps que le roi.

Auparavant, sous l’Ancien Régime, l’enfant était très tôt jeté dans la vraie vie. L’enfance, entendons l’enfance protégée par le cercle familial, n’existait pas.

« Au Moyen Âge et pendant l’Ancien Régime, la sociabilité était assurée, non par la famille, mais par une collectivité très dense, composée de voisins, d’amis, de parents aussi, définie par la fréquence des relations et la conscience d’appartenir à un même réseau de relations. Voilà l’essentiel, nous l’appellerons, faute de mieux, le Milieu, ce groupe social où les familles étaient diluées et dont elles se distinguaient mal, qui commandait d’ailleurs aux familles, dans la mesure où il réglait l’équilibre des mariages et des sexes, imposait des interdits par des manifestations collectives comme le charivari, par la pression de l’opinion publique. C’est plus dans ce milieu que dans le cercle plus petit de la famille que l’enfant vivait jusqu’au jour prochain où il était exporté dans une famille autre que la sienne comme apprenti. Pas plus qu’elle n’avait de fonction socialisatrice, la famille d’Ancien Régime n’avait, en effet, de fonction éducatrice ».1


Ce milieu auquel l’enfant appartient plus qu’à sa famille existait encore dans le Paris populaire du XIXe siècle. Il est merveilleusement décrit par Victor Hugo dans Les Misérables. On peut être assuré par contre que la famille fondée par Cosette et Marius appartiendra au nouveau modèle, qu’elle sera de type nucléaire.

Sous l’Ancien Régime, la maison était aussi généralement le lieu de travail. Au moment où la famille nucléaire se constituera, le milieu de travail se distinguera du milieu de vie, et pour des raisons morales avant tout, les autorités mettront tout en œuvre pour que le père et la mère perdent l’habitude, devenue mauvaise à un certain moment, de quitter la maison pour les lieux de sociabilité. On fera au sorte que l’ouvrier rentre directement chez lui après le travail. Ce qui eut pour conséquence que le milieu convivial finit par disparaître et qu’il ne resta bientôt plus que l’usine d’un côté et la maison de l’autre, une maison où la femme devait rester enfermée avec les enfants… de moins en moins nombreux, car désormais il fallait assurer leur éducation jusqu’à un âge avancé. 

« Les progrès de l’urbanisation, depuis 1950, le développement de l’automobile et de la télévision, ont accéléré un mouvement déjà ancien. L’homme quitte son travail pour rentrer à la maison. Boulot-dodo! Cela ne signifie pas seulement, au fond, qu’il n’a plus le temps de souffler entre le boulot et le dodo, mais qu’il n’y a plus d’autre milieu humain entre le lieu du travail et le lieu du repos. Cette absence est aujourd’hui, depuis peu de temps, considérée comme regrettable, comme un défaut de civilisation. Mais pendant tout le XIXe siècle, elle était, au contraire, préconisée par les moralistes comme un progrès : tout ce qui pouvait détourner l’homme de rentrer chez lui après son travail, ou qui pouvait attirer la femme hors de sa maison était suspect. Il est arrivé à l’homme de tricher, surtout dans les classes populaires. Mais, de plus en plus, il a choisi de lui-même la bonne voie, la voie la plus courte, et organisé sa vie affective autour de son travail et de sa famille ».2


En Amérique du Nord, le phénomène des banlieues accentua et accéléra le processus décrit par Philippe Ariès à partir d’exemples propres à l’Europe. Comment éviter d’être frappé ici par le fait que c’est précisément dans ce contexte, et dans cette Amérique d’abord, que les médias se sont développés? Le milieu réel n’existait plus. Il était pourtant nécessaire. Un milieu virtuel, médiatisé, allait le remplacer.

Au début de la décennie 1970, Philippe Ariès se demandait si la famille nucléaire, qui avait été un refuge, n’était pas devenue un ghetto. Il semble bien que l’hypothèse de ce ghetto était fondée et que c’est pour sortir virtuellement du dit ghetto, à défaut de pouvoir en sortir réellement, que les membres de la famille, parents et enfants, se sont branchés! Après la famille nucléaire, la famille branchée!

La famille Radio-Schack, modèle de la famille branchée


Et solidement branchée! Huit ans plus tard, je suis encore sous le choc des résultats d’une étude portant sur la place qu’occupe la conversation dans les loisirs des gens. En 1990, nous consacrions 6% de notre temps libre à la conversation. En lui-même et à première vue, ce chiffre n’a rien d’étonnant. C’est le point de comparaison, établi dix ans plus tôt qui m’a étonné : en 1980, c’est 16% de notre temps qui était consacré à la conversation.3

Pourtant, au cours de la même décennie, les moyens de communication s’étaient multipliés autour de nous : téléphone portatif, téléphone cellulaire, ordinateurs, fax, walkie-talkie, etc. La télécommunication, la communication avec le lointain, qui est aussi l’absent, serait-elle donc en train de tuer la communication avec le prochain?

J’ai trouvé une première réponse à ma question dans un catalogue Radio-Shack présentant, sur la page couverture, une famille modèle. À gauche, debout, maman souriant à son récepteur portatif; à droite, Daphnis, le fils aîné, devant son ordinateur; au centre, Chloé jouant du piano synthétique, pendant que Wolfgang et Nannerl téléguident leurs voiturettes; sur le canapé, papa, écouteurs aux oreilles, est branché sur son CD; près de lui, Roméo et Juliette manipulent le sélecteur de chaîne de télévision.

Je venais moi-même de faire l’acquisition d'écouteurs, non sans un vague sentiment de culpabilité, dont le sens s'est précisé quand j'ai vu le sourire métallique de papa Radio-Shack. A-t-on idée de se boucher les oreilles en famille!

Comment en sommes-nous venus là? Nous ferons de nouveau appel à Philippe Ariès pour répondre à cette question. La privacy était l’un de ses thèmes préférés. Cette chère vie privée que l’on défend avec acharnement comme si elle était en ce moment de l’histoire la chose la plus menacée. Philippe Ariès craignait que la disparition du milieu social au profit de la famille nucléaire et du lieu de travail, ne soit qu’une étape vers une privacy devenue folle. En 1977, il avait participé à Trois-Rivières, au Québec, à un colloque de la revue Critère sur le pouvoir local et régional. Parmi les conférenciers, il y avait l’ingénieur américain Earl Josef, dont le nom est resté associé aux smart bombs et à la miniaturisation des processeurs qui les a rendus possibles. Earl Josef était de ceux qui soutenaient alors que les micro-ordinateurs allaient être de prodigieux instruments de décentralisation. Comme exemple de la future société décentralisée, il décrivit une ferme équipée d’une moissonneuse qui, grâce aux nombreux microprocesseurs dont elle serait équipée, pourrait aussi être une usine multifonctionnelle : le blé entré à une extrémité sortirait à l’autre sous forme de biscuits, de pain, de pizza ou de tarte. D’autres microprocesseurs dispenseraient les enfants d’aller à l’école et les parents de fréquenter les supermarchés. Le rêve! L’absolue privacy. 

Philippe Ariès écouta toute cette conférence en souriant. Dans les discussions qui suivirent, il raconta qu’il n’avait jamais cru qu’il entendrait un jour une apologie aussi candide de la privacy, laquelle était à ses yeux une impasse pour l’humanité. Aux yeux d’un historien des mentalités comme lui, le long terme est hautement significatif. La disparition progressive de la sociabilité dans les pays occidentaux l’inquiétait vivement.

Tout indique que l'univers social est en expansion, c'est-à-dire que les individus (l’équivalent des galaxies) s'éloignent progressivement les uns des autres. Au Moyen Âge, les gens dormaient littéralement empilés les uns sur les autres. Au début du XVIIe siècle, le roi Henri IV était incapable de dormir seul. Par-delà son penchant bien connu pour l’autre sexe, il témoignait ainsi d’un besoin de présence humaine caractéristique de toute une époque.

Sous l’Ancien Régime, les enfants couchaient tous ensemble, sans différenciation de sexe, et couchaient aussi parfois avec les adultes, serviteurs, parents, etc. On a d’abord cessé de se toucher, puis on a cessé de se sentir, les odeurs étant jugées inconvenantes. Le puritanisme et une certaine hygiène ont accéléré ce double processus. Il était fatal qu'on en vienne à ne plus pouvoir se parler, en attendant de ne plus se voir... en personne. Sur cassettes, c'est autre chose. C’est la principale leçon que l’on tire des travaux de Philippe Ariès sur l’histoire des mentalités et sur celle de la famille.

Cet éloignement des galaxies humaines aboutit, en cette fin de millénaire, au plus étrange désir qui ait jamais travaillé une époque : faire des enfants, sans faire l’amour, sans se toucher, sans se parler et sans se voir; par l’intermédiaire des éprouvettes et des mères porteuses.

La psychanalyste française, Monette Vacquin, traite de cette vertigineuse question dans Frankenstein ou Le délire de la raison. Le monstre universellement connu, puisqu'il a été le héros d'une quarantaine de films, est le premier enfant de la science. Il n'a pas de mère, il n'a qu'un père qui s'empresse de le renier, aussitôt qu'il le voit devant lui, dans toute son altérité, dans toute sa monstruosité. Le monstre se venge en tuant tous les êtres auxquels son père-créateur est le plus attaché.

Et que dire de l’homme, du mâle, du mari virtuel! Sous sa forme embryonnaire, l’homme virtuel se contente de tromper sa femme avec Internet; sous sa forme achevée, il manipule une icône de son idole féminine sur un écran. Au Japon, on l’appelle Otaku.

Dans le premier numéro du magazine français Interactif 4, on pouvait lire un article sur les Otakus, ces jeunes Japonais qui sont, à cette fin de millénaire, ce que les chevaliers étaient au Moyen Âge et les coureurs de bois au début de notre histoire. Voici quelques extraits de cet article : « Je vis seul, j'étudie par correspondance, je n'ai pas d'amis. Je suis un Otaku.[...] Reclus dans sa chambre étroite, tapi derrière l'écran de son Mac, où il compulse inlassablement des informations et des photos, l'Otaku vit en montrant le moins possible son regard et son apparence à ses contemporains. Il profite des technologies de l'information pour rester seul chez lui. Il est un terminal. Depuis son enfance, souvent solitaire et à l'abri de parents salarymen anonymes, l'Otaku a pris l'habitude de se suffire à lui-même, de vivre dans un univers entièrement fantasmatique, à peine relié au monde par les écrans des télés et des consoles [...] Il aime l'information comme les vampires aiment la chair fraîche [...] On dit au Japon qu'un enfant sur huit est Otaku ».

On pourrait croire qu'à force de collectionner et de manipuler sur son écran les images de ses vedettes féminines préférées, le désir de les rencontrer s'ébauche en lui. Erreur! Cette promiscuité ne fait pas partie de son programme. Tant mieux, car lorsqu'il sort de ce programme, il ne sait plus faire la différence entre regarder, toucher et manger. L'an dernier, un Otaku de 27 ans a torturé, violé et, dit-on, mangé quatre petites filles!

« Le mot Otaku provient du caractère chinois maison, couramment utilisé par les Japonais comme la forme la plus protocolaire du vous, celle qui interdit même de se regarder dans les yeux. Avec l'expansion du phénomène Otaku, c'est peut-être la plus vieille technologie de communication, le regard, qui entame sa disparition ».

 

1-Ariès, Philippe, Revue Contrepoint, no 11, 1973, p. 92.

2-Ariès, Philippe, Revue Contrepoint, no 11, 1973 p. 94.

3 Langlois Simon, Caldwell Gary, Le Québec en tendances, Québec, IQRC, 1990.

 

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