La désartification

Jacques Dufresne


«L’élite se vend au plus fort. Elle ne manquera plus de le faire chaque fois que l’occasion sera belle.» Borduas

Je trouve le temps d’ajouter cette note à notre réflexion sur l’art en compagnie du peintre Pierre Lussier et du regretté Marius Dubois.
Tromper les humbles sur l’art et la beauté est l’une des pires atteintes à leur dignité que puisse commettre un représentant de l’élite, sociale ou intellectuelle. Ce mépris hélas! n’est pas le fait de quelques rares incultes prétentieux, il est la règle depuis une centaine d’années, du moins dans le milieu de cet art qui n’en finit plus de se dire contemporain.

Il m’avait plongé, il y a un quart de siècle, dans une indignation qui fut à l’origine d’une série d’articles qui me semblent encore plus pertinents de nos jours qu’à cette époque. En 1991, j'ai lancé dans La Presse une polémique mordante en démolissant symboliquement la statue du Commandeur Borduas, laquelle présidait depuis des décennies à l'octroi des subventions aux peintres à Ottawa et même à Québec. Au même moment, dans une autre publication, Denise Bombardier s'attaquait au même mythe, à l'occasion de la publication d'un livre de Marcella Maltais, une dissidente du Refus global. La polémique dura trois semaines. Je recevais des dizaines de lettres chaque semaine, favorables à 75% à ma thèse sur l’ostracisation orchestré du figuratif. Les autorités de la Presse ont mis fin à la série au moment où j'allais publier des chiffres accablants: telle année c'est le peintre X qui préside le jury et le peintre Y qui reçoit le gros lot; l'année suivante c'est l'inverse et ainsi de suite pendant près de quarante ans. On peut lire ces articles dans l’Encyclopédie de l’Agora aux adresses suivantes : Les arts coincés entre Duplessis et Borduas, L’art en robe de viande, Aux arts citoyens!

J’avais mis à jour ce que, sur son site irrévérencieux, Nicole Estérolle appelle une bulle artistique. L’artiste, le critique, le galériste et l’amateur/spéculateur se mettent d’accord dans les mêmes coquetels pour mousser : une œuvre? un tableau? une sculpture? non pas, une production quelconque avec, comme critères, que l’insolite se substitue à l’original et qu’aucune qualité du produit ne possède ce caractère intemporel qu’on attribue à la beauté. Appuyée sur ce Rien, la bulle éclatera un jour, mais pas avant que la petite communauté du coquetel n’ait tiré de bons profits de l’opération. En 1991, c’est la robe de viande de Mme Sterbak qui atteignait ces sommets. Aujourd’hui, c’est la collection d’objets de Mme Raphaëlle de Groot, cette artiste qui «aime travailler dans le peu noble», parce que « c’est de nous qu’il s’agit».(Jérôme Delgado, Le Devoir, 31 janvier 2016). On savait déjà que ce peu noble appelé homme était le bouc émissaire de l'art contemporain.. Merci de nous le rappeler.

Le 1% du monde économique existe aussi dans les arts. Dans ce cas, le 99% est constitué d’artistes qui ont souvent du talent et du métier, parfois du génie, mais qui n’auront jamais droit sur la place publique à ce titre d’Artiste réservé à ceux dont la première mission est de déconstruire l’art.

Nicole Estérolle a eu l’heureuse idée de rassembler sur son site 400 œuvres découvertes sur les réseaux sociaux, seules galeries à la portée du 99%. Cela lui a inspiré ce commentaire :

«Pensons également qu’il en va de ce sauvetage comme de celui des sols et de l’éco-système. Car je pense que les constats, analyses, propositions, mises en garde que nous fait le « paysan –philosophe » Pierre Rabhi, au sujet de l’inhumanité destructrice de la nature vivante des sols, de la faune, de la flore et du sens en général, peuvent s’appliquer en toute homologie au sujet de la création artistique dont les souffrances actuelles ont la même origine et sont le résultat de la même gigantesque cupidité mondialisée…Car je pense qu’à cette économie virtuelle des bulles financières, destructrice de l’économie réelle, correspond très exactement ce financial art des bulles artistiques, tout autant destructeur de l’art vivant… Car je pense qu’aux substances chimiques nocives utilisées dans l’agriculture pour augmenter les bénéfices des traders et autres spéculateurs de tous poils, correspondant aussi très exactement à la puissance détergente du discours terrorisant de ses grands rhétoriciens du Rien subventionné et mondialisé… »


«Le beau, écrit Simone Weil est la preuve expérimentale que l’incarnation est possible.» Vérité que pressentent depuis toujours ceux qui distinguent dans une œuvre d’art la matière et la forme, la technique et l’inspiration, ces deux dimensions dont l’œuvre d’art est par définition la synthèse. Dans tous les arts, c’est le degré d’unité atteint qui est le critère de la beauté.

Dans l’art contemporain, on remplace trop souvent cette unité, intérieure à l’œuvre, par un discours que l’on plaque sur elle pour lui donner un sens. Au lieu de se mettre au service d’une technique exigeante, la raison se dissipe dans des propos théoriques qui doivent avoir un petit air savant pour éclairer le lecteur sur une œuvre qui ne porte pas sa lumière en elle-même. Monsieur Delgado connaît bien son métier de critique d’art contemporain. «Raphaelle de Groot a joué le jeu de l’anthropomorphisme '' jusqu’au bout''. Elle s’est mise à observer le monde à partir de la perspective d’un bibelot, a visité des lieux selon ce que lui dictait le contenu de sa charge. L’installation au musée repose sur un abandon similaire.» Vous avez compris?

En écrivant ces lignes, je me disqualifie auprès du 1%. Tenir de tels propos, c’est tourner le dos au progrès. Ça ne se fait pas, tout simplement! Le terrorisme existe aussi dans les arts.

Alberto Moravia a consacré à cette question un article définitif qui, bien que publié en 1987, n’en est que plus pertinent aujourd’hui. Il s'intitule «L'esthétique terroriste» (Harper's, juin 1987).

En voici un extrait que j’avais traduit : «À bas la tradition! Ce cri résume la terreur dans le domaine artistique: un autre cri, Pas d'ennemi à gauche! résume la terreur dans le domaine politique. La terreur n'admet pas qu'il puisse exister des choses telles que des valeurs stables. Elle est liée à l'idée de progrès; un progrès, il convient de le noter, qui n'a toutefois rien à voir avec le concept d'amélioration, mais seulement avec celui du déplacement dans le temps. Une idée, un homme, un groupe sont en progrès dans la mesure où ils sont en mouvement, et non dans la mesure où ils s'élèvent vers la perfection. Il s'agit donc d'un progrès au sens le plus étroit du terme: et il importe peu que ce progrès soit vers le bas ou vers le haut, vers la décadence ou vers une régénérescence.»

On ne sait pas vraiment qui est Nicole Esterolle puisque c’est un pseudonyme utilisé depuis des années par une personnalité du secteur des arts… Nous savons simplement qu’il s’agit d’un homme car il a accepté d’être interrogé au micro de Kernews. Il est l’auteur de La bouffonnerie de l’art contemporain. «L’art contemporain, c’est d’abord un circuit fermé entre des artistes qui font parler d’eux à coups de provocations, des fonctionnaires qui débloquent de l’argent public pour promouvoir ces œuvres et des milliardaires qui spéculent… Une énorme farce, une bouffonnerie au niveau international, mais qui prend une ampleur plus sensible en France, car on y gaspille carrément l’argent de nos impôts.»

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