Gutenberg et l'aventure de l'invention de l'imprimerie

Camille Couderc
Extrait de l'article «Imprimerie» de la Grande Encyclopédie (1885-1905). L'auteur s'efforce de démêler la délicate question de l'attribution de l'invention de l'imprimerie dont on verra qu'elle ne peut être en tout incontestablement attribuée à Gutenberg.
Les nombreux travaux dont l'histoire de l'imprimerie a été l'objet n'ont encore fait pleinement la lumière ni sur les circonstances dans lesquelles s'est produite cette découverte féconde, ni sur l'heureux inventeur auquel il faut en rapporter la gloire. Gutenberg est, il est vrai, celui qui a réuni le plus de suffrages, mais on verra que ses droits ne sont pas incontestables. Les études souvent passionnées qui ont été publiées sur cette question d'origine, par les chercheurs de tous les pays, ont eu pour effet de jeter le doute sur des résultats qu'on croyait acquis et que la tradition avait depuis longtemps consacrés. Un savant archiviste de Mayence, Bodmann, se voyant accusé de négligence pour n'avoir trouvé aucun document nouveau sur Gutenberg, est même allé jusqu'à en fabriquer plusieurs qui ont naturellement trompé quelques érudits. On s'explique après cela qu'il soit difficile d'arriver à la vérité et qu'à la faveur de cette incertitude une quinzaine de villes aient pu revendiquer l'honneur d'avoir été le berceau de cette découverte.

Disons d'abord que nous prenons ici le mot imprimerie dans son sens le plus restreint, c.-à-d. comme désignant l'art de reproduire un texte quelconque, à un nombre plus ou moins grand d'exemplaires, à l'aide de caractères mobiles, de la presse et d'une encre spéciale. Ce sont là, en effet, les trois choses dont la découverte a constitué l'imprimerie.

L'inventeur de l'imprimerie est donc celui qui, le premier, s'est servi de caractères mobiles et a imaginé d'opérer le tirage du texte ainsi composé, au moyen d'une presse. La découverte d'une encre spéciale a dû précéder l'emploi de la presse, mais on conçoit que cette découverte ait été relativement facile. La recherche de cet inventeur a été poursuivie par une double voie. D'un côté, on a réuni les témoignages laissés par les contemporains ou par des personnages d'une autorité plus ou moins grande; de l'autre, on a étudié les premières productions de l'art nouveau pour en fixer la date et en déterminer l'auteur. Cette dernière voie ne pouvait conduire à des résultats rapides et nets. Les premiers imprimeurs ont, en effet, travaillé dans le plus grand mystère; et comme ils avaient, en outre, la préoccupation de donner à leurs volumes les apparences des manuscrits, ils n'y ont inséré aucun renseignement sur leur personne ou sur le lieu et la date de leur travail. Aussi peut-on dire que la découverte de l'imprimerie a été dominée, dans une certaine mesure, par une idée déshonnête. Le temps a fait justice de la plupart des prétentions auxquelles nous avons fait allusion plus haut. La discussion est aujourd'hui restreinte entre Mayence et Haarlem, c’est-à-dire entre Jean Gutenberg et Laurent Coster. Nous avons donc à passer en revue les témoignages divers qui ont été rapportés sur chacun d'eux; mais il convient d'abord, pour plus de clarté, de rappeler les principaux faits de leur biographie.

Jean ou Hans (Henn, Henchin, Hengin) Gensfleisch, dit Gutenberg, naquit à Mayence, à une date qu'on ne connaît pas, mais qui doit être très voisine de 1400. Il était le fils de Friele Gensfleisch et de Else (diminutif d'Elise) de Gutenberg. On ne sait pas pourquoi le nom de Gutenberg lui a été donné de préférence à celui de Gensfleisch. Ce serait, d'après A. Bernard, à cause d'une maison sise à Mayence et ainsi appelée que sa mère avait reçue en dot. On n'a aucun renseignement ni sur ses premières années, ni sur son éducation. En 1420, il se vit forcé d'émigrer, à la suite de troubles dont le parti populaire sortit vainqueur. Gutenberg appartenait, en effet, à une famille patricienne. On suppose qu'il se retira à Strasbourg, mais on n'en a pas la preuve. Il ne parait pas avoir profité de l'amnistie que l'électeur Conrad III lui accorda, le 28 mars 1434, ainsi qu'à quelques-uns de ses compatriotes qui avaient suivi son exemple. Sa présence à Strasbourg n'est sûrement constatée qu'en 1434. II y fait arrêter, en effet, le greffier communal (Stadschreiber) de Mayence, parce que les magistrats municipaux de cette ville refusaient de lui payer certaines rentes ou ne répondaient pas à ses demandes.

En 1439, Gutenberg eut à soutenir un procès qui présente le plus grand intérêt, parce que c'est à son occasion que furent donnés sur ses recherches et ses travaux les premiers renseignements que nous possédions. Les pièces de ce procès sont en patois alsacien. Leur authenticité a été contestée, à tort, semble-t-il. Elles ont été découvertes par Schœpflin qui les a publiées dans ses Vindiciae typographicae (Strasbourg, 1760, in-4). On les a depuis réimprimées et traduites plusieurs fois. Nous signalerons, en particulier, l'édition, avec traduction en regard, qui en a été donnée par M. Léon de Laborde, dans son étude sur les Débuts de l'imprimerie à Strasbourg (Paris, 1840, in-8). On y apprend que Gutenberg conclut un jour, avec Hans Rifle, maire d'une petite ville voisine de Strasbourg, un traité pour l'exploitation de procédés secrets. Il se réservait les deux tiers des profits et laissait l'autre tiers à son bailleur de fonds. Un peu plus tard, André Dritzehen et André Heilmann demandèrent à entrer dans la société. Gutenberg y consentit et signa, au commencement de 1438, un nouveau contrat d'après lequel les profits devaient être partagés en quatre parts. Il se réservait deux parts pour son compte, en accordait une à Riffe et partageait la dernière entre les deux nouveaux associés. Ces derniers s'engageaient à faire un premier versement de 80 florins qu'ils devaient renouveler peu de temps après. Cette association ne fut pas de longue durée. Deux circonstances en amenèrent la dissolution. D'abord ils l'avaient formée, en vue de l'exploitation de leur secret, à l'occasion de la foire d'Aix-la-Chapelle, qui devait avoir lieu en 1439; et ils avaient à peine commencé leur travail qu'ils apprenaient la remise de cette foire à l'année suivante. En second lieu, André Dritzehen et André Heilmann étant venus à Saint-Arbogaste, où travaillait Gutenberg, virent que celui-ci « leur avait caché plusieurs secrets, ce qui ne leur plut pas ». Ils rompirent alors leur société et en formèrent une nouvelle, après avoir exigé de Gutenberg qu'il ne leur «cachât aucun des secrets qu'il connaissait » (déposition de Stocker). Ils fixèrent, en outre, la quotité des versements que chacun d'eux devait opérer. André Dritzehen parait être celui des trois associés qui prêta à Gutenberg le concours le plus utile. Il ne put résister au surmenage qu'il s'imposa et mourut à la peine. Ses frères et héritiers demandèrent à lui succéder dans la société, mais Gutenberg refusa. Ils lui intentèrent alors un procès pour obtenir la restitution des sommes qu'André Dritzehen avait versées comme associé. Le tribunal se prononça contre eux, après avoir entendu plusieurs témoins aux dépositions desquels sont empruntés les renseignements qui précèdent. Malgré ce succès, la société ne parait pas avoir continué ses travaux. Il ne lui était déjà plus possible de profiter de la foire d'Aix-la-Chapelle. Gutenberg séjourna néanmoins à Strasbourg, pendant plusieurs années, mais on ne sait pas ce qu'il y fit.

Quelle conclusion faut-il maintenant tirer des témoignages produits au cours de ce procès? Quel était donc le secret que Gutenberg cachait avec tant de soin? Quels étaient les procédés nouveaux dont la foire d'Aix-la-Chapelle pouvait rendre l'exploitation utile? Est-ce bien d'imprimerie qu'il s'occupait et non pas d'une invention industrielle quelconque? Tous ceux qui ont étudié sans passion les pièces de ce procès se sont arrêtés à une conclusion affirmative. Elle est à peu près unanimement adoptée aujourd'hui. Il suffit pour se convaincre de rapprocher les déclarations faites par certains témoins. L'un d'eux (Laurent Beldeck), en effet, raconte qu'il fut envoyé par Gutenberg à Claus Dritzehen, l'un des deux frères d'André Dritzehen, pour lui recommander de « ne montrer à personne la presse (die Presse) qu'il avait sous sa garde », depuis la mort de ce dernier, et pour le prier, en outre, « d'aller à la presse et de l'ouvrir au moyen des deux vis, qu'alors les pièces se détacheraient les unes des autres », et qu'après cela « personne n'y pourrait rien voir ni comprendre ». Un autre (Antoine Heilmann) dit que Gutenberg fit un jour prendre par son valet, chez André Dritzehen « les formes (formen), afin qu'il put s'assurer qu'elles avaient été séparées ». L'orfèvre Flans Dünne déclare qu'il a gagné avec Gutenberg « près de 100 florins, seulement pour les choses qui appartiennent à l'impression (das zu dem trucken gehœret) ». Il est enfin parlé, dans la sentence, de l'achat fait par Dritzehen de « plomb et autres choses nécessaires au métier ». Bien qu'on ne puisse appliquer rigoureusement la terminologie typographique à l'interprétation de ces témoignages, ils nous paraissent prouver que, dès 1436, Gutenberg se servit ou chercha tout au moins à se servir de la presse pour l'impression.

Il n'est pas certain que cette tentative ait abouti. Schœpflin a bien cru découvrir plusieurs productions de ce premier atelier, mais il s'est trompé. On a reconnu depuis que les ouvrages cités par lui étaient dus à d'autres imprimeurs. On ne sait donc pas sur quel texte Gutenberg a fait ses essais. Les renseignements donnés par l'un des témoins permettent toutefois d'émettre une conjecture. D'après lui, le secret qu'il s'agissait d'exploiter était relatif à la fabrication des miroirs (Spiegeln) qu'on devait vendre à la foire d'Aix-la-Chapelle. M. Paul Lacroix a émis l'opinion ingénieuse que Spiegeln devait être pris dans un sens métaphorique et que cette expression désignait l'un des ouvrages si connus alors, sous le titre latin de Speculum humanœ salvationis. Cette hypothèse ne manque pas de vraisemblance, bien que l'attribution à Gutenberg de l'édition in-fol. de 269 feuillets du Speculum... latino-germanicum, proposée par M. Lacroix, ne puisse être admise. Les partisans de Coster rejettent naturellement cette explication et prétendent que le principal but de l'association était de fabriquer des miroirs. A. Bernard attribuerait volontiers à cette période de la vie de Gutenberg un Donat, en caractères mobiles, qui est aujourd'hui conservé à la Bibliothèque nationale, mais cette attribution est toute de sentiment et ne repose sur aucun indice positif. A. Firmin-Didot, de son côté, jugeant que l'exécution de quelques Donats, de la Bible des pauvres ou du Speculum humanœ salvationis n'avait pu être l'unique but d'une association qui avait duré trois ans; en arrive à conclure que « l'impression de la Bible, livre cher, d'un débit considérable, dont la transcription occupait alors des milliers d'écrivains » avait seule pu exciter les espérances manifestées par les associés. D'autres hypothèses ont encore été faites, mais il est sans intérêt de s'y arrêter. On est, en fin de compte, obligé de reconnaître que Schaab a bien résumé les prétentions de Strasbourg et celles de Mayence, lorsqu'il a dit, à l'Institut, en réponse à Kœnig : Oui, je vois le berceau de l'enfant à Strasbourg, mais je ne vois d'enfant qu'à Mayence.

Quelques années, en effet, après les tentatives de Strasbourg, on trouve Gutenberg à Mayence. Le premier acte qui constate positivement sa présence dans cette ville est du 16 oct. 1448. C'est un contrat par lequel un de ses parents se porte garant pour lui d'un prêt de 150 florins. On peut croire que cette somme fut empruntée par Gutenberg pour couvrir ses frais de recherches ou préparer la continuation de ses travaux. Mais ces maigres ressources furent vite épuisées. En 1450, il recourut à un bailleur de fonds, un banquier appelé Jean Fust, qui ne paraît avoir eu d'autre mérite que de comprendre ses projets et d'en pressentir les avantages financiers. Un traité fut conclu sur les bases suivantes : 1° l'association devait durer cinq ans; 2° Fust avançait, moyennant un intérêt de 6 %, une somme de 800 florins pour permettre l'établissement de l'imprimerie; 3° ce prêt était gagé, jusqu'à son remboursement intégral, sur les instruments employés; 4° après l'installation, Fust devait, en outre, payer annuellement à Gutenberg 300 florins pour les frais de main-d'œuvre, les gages des domestiques, le loyer, le chauffage, le parchemin, le papier, l'encre, etc., à la condition qu'une part lui serait faite dans les bénéfices. Gutenberg s'était logé dans une maison de son oncle qui, après avoir été connue sous le nom de Zum Jungen, fut appelée plus tard maison de l'Imprimerie. Les frais d'installation dépassèrent ses prévisions et il dut conclure, en 1452, un nouvel arrangement avec son banquier. Fust consentit à ne pas réclamer les intérêts stipulés par le premier contrat, mais il se libéra, par un versement unique de 800 florins, des sommes qu'il aurait dût payer pendant les trois années que devait encore durer l'association. Cette libération anticipée lui assurait donc un bénéfice de 100 florins. Au bout des cinq ans, c.-à-d. en 1455, Gutenberg ne se trouva pas, malgré ses efforts, en mesure de faire face à ses engagements. Fust lui intenta alors un procès, qu'il eut d'autant moins de peine à gagner que Gutenberg avait laissé mettre dans le contrat des termes plus explicites. Un jugement du 6 nov. 1455 le condamna à rembourser le capital et les intérêts de l'argent prêté ou à abandonner tout son matériel. C'est à ce dernier parti, quelque pénible qu'il fut, que Gutenberg dut se résoudre. Il ne tarda pas, en outre, à quitter la maison Zum Jungen pour s'installer dans la maison de sa mère, dite de Gutenberg (Bonimontis).

On a toutefois la preuve qu'il ne renonça pas à l'imprimerie. D'après un passage célèbre de la Chronique anonyme des souverains pontifes, imprimée à Rome, en 1474, par Ph. de Lignamine, Gutenberg aurait, en effet, tiré, en 1459, 300 feuilles par jour. Il fut aidé, pense-t-on, par l'un de ses parents, Bechtermuntze. Il dut même s'associer un peu plus tard avec le docteur Conrad Homery, car après sa mort celui-ci fut mis en possession des formes, caractères, outils et autres instruments relatifs à l'imprimerie qui lui avaient appartenu. Gutenberg avait cessé, en 1457, de payer au chapitre de Saint-Thomas de Strasbourg une rente de 4 livres qu'il lui devait. Il fut vainement assigné à deux reprises, en 1461 et 1467, ainsi que sa caution Martin Brechter, devant la chambre impériale de Rottweil, en Souabe. Le chapitre finit par renoncer à sa créance. Malgré cette triste situation, Gutenberg n'en continua pas moins à jouir de la considération publique. On ne s'expliquerait pas autrement, en effet, qu'Adolphe de Nassau lui eut accordé, par un diplôme de 1465, le titre de gentilhomme de sa cour avec diverses rémunérations. Gutenberg mourut à Mayence, au commencement de 1468, probablement en février, et fut enterré au couvent des franciscains. Un de ses parents, Adam Gelthus, lui fit ériger un monument que Wimpheling dit avoir encore vu, au commencement du XVIe siècle, et sur lequel était gravée l'épitaphe suivante : D. 0. M. S. Joanni Genszfleisch, amis impressorie reperlori, de omni natione et lingua optime merito, in nominis sui memoriam immortalem Adam Gelthus posuit. Ives Vittich fit placer, quelques années après, une seconde inscription sur la maison même qu'avait habitée Gutenberg, après le procès de 1455, et dans laquelle il avait du mourir : Jo. Gulenburgensi Montino, qui primus omnium literas a are imprimendas invenit, hac acte de orbe loto bene merenti Ivo Witigisis hoc saxum pro monimento posuit MDVIII. Aucune de ces inscriptions n'a été conservée. La première a été rapportée par Wimpheling et la seconde par Serrarius.

Nous aurions maintenant à passer en revue les impressions qui peuvent être attribuées à Gutenberg, car par une fatalité singulière, son nom ne se trouve sur aucun volume, et les pièces de ses deux procès ne fournissent, à ce sujet, ni un titre ni une indication précise, mais ces détails seront mieux à leur place à la suite de ceux que nous avons à donner sur Laurent Coster et ses travaux.

Les renseignements réunis sur Gutenberg ne sont pas aussi nombreux et aussi explicites qu'on le souhaiterait; ils sont tout au moins tirés de documents dont l'authenticité est incontestable. Ceux qu'on a sur Coster sont puisés à une source unique et de second ordre, qu'on ne peut contrôler et dont on ne saurait accepter, par suite, le témoignage sans de sérieuses réserves. Tout ce qu'on sait, en effet, de celui que beaucoup de savants n'ont pas craint d'appeler l'inventeur de l'imprimerie, est tiré d'un ouvrage d'Adrien de Jonghe (Junius), intitulé Batavia et publié à Leyde, en 1588, in-4. Cet ouvrage a été composé, de 1565 à 1569, sur la demande des États de Hollande, mais il n'a été imprimé qu'après la mort de son auteur, survenue le 10 juin 1575. Le passage relatif à Coster est dans le chapitre XVII. Il est trop long pour que nous puissions le reproduire ici dans son entier: il nous suffira d'en donner les parties essentielles, d'après la traduction qui en a été faite par A. Bernard : « Il y a cent vingt-huit ans demeurait à Haarlem un nommé Laurent, [fils de] Jean, surnommé sacristain on marguillier [koster], de la charge lucrative et honorable que sa famille, très connue sous ce nom, possédait alors par droit d'héritage; c'est celui-là même qui, ayant mérité une gloire supérieure à celle de tous les conquérants, peut revendiquer à juste titre l'honneur de l'invention de l'art typographique, honneur usurpé aujourd'hui par d'autres. Se promenant un jour dans le bois voisin de la ville, Laurent se prit à façonner des écorces de hêtre en forme de lettres, desquelles, en les renversant et imprimant successivement une à une sur une feuille de papier, il obtint, en s'amusant, des versets [ou petites sentences] destinés à servir d'exemple à ses petits-fils. Cela ayant heureusement réussi, il se mit, en homme ingénieux et habile qu'il était, à méditer dans son esprit quelque chose de plus sérieux. Et d'abord, aidé de son gendre Thomas, [fils de] Pierre, il imagina une sorte d'encre plus visqueuse et plus tenace que l'encre ordinaire, parce qu'il avait éprouvé que celle-ci s'étendait trop, et c'est par son moyen qu'il reproduisit des planches gravées avec figures, auxquelles il ajouta des caractères. J'ai vu en ce genre un livret, premier et grossier essai de ses travaux, imprimé par lui d'un côté seulement et non sur le verso; c'était un livre composé dans la langue du pays par un auteur anonyme et ayant pour titre: Miroir de notre salut. On remarquait, dans ce premier produit d'un art encore au berceau, que les pages opposées étaient réunies dos à dos avec de la colle, pour que les côtés vides n'apparussent pas comme une difformité. Plus tard, il employa pour ses caractères du plomb au lieu de hêtre; puis il les fit en étain pour que la matière fût moins flexible, plus solide et plus durable. Le goût du public étant naturellement favorable à l'invention, l'amour de Laurent pour son art s'en accrût, et aussi le besoin d'étendre ses travaux. Il joignit, à cet effet, aux membres de sa famille des ouvriers étrangers, ce qui fut l'origine du mal. Parmi ces aides se trouvait un nommé Jean, soit qu'il fût, comme je le soupçonne [Jean] Faust, au surnom de mauvais augure, infidèle et funeste à son maître, soit que ce fût un autre du même nom. Dès que ce Jean, initié sous la foi du serment aux travaux typographiques, se vit assez habile dans l'assemblage des lettres, dans les procédés de la fonte des caractères et dans les autres parties de l'art [il résolut d'en tirer parti pour lui-même]. Saisissant l'occasion on ne peut plus propice de la nuit de Noël, il s'introduit dans le magasin des types, qu'il fouille tout entier, fait un paquet de ce qu'il y a de plus précieux parmi les instruments inventés avec tant d'art par son maître et, chargé de son larcin, il s'enfuit de la maison. Il gagna d'abord Amsterdam, ensuite Cologne, et de là se rendit à Mayence. Ce qu'il y a de certain, c'est que ce fut un an environ après le vol, vers l'année 1442, que parurent, avec les types mêmes qu'avait employés Laurent de Haarlem, le Doctrinale d'Alexandre Gallus et les traités de Pierre d'Espagne. »

La question des origines de l'imprimerie serait résolue si l'on pouvait accepter les principaux détails de ce témoignage. Il n'en est malheureusement pas ainsi. On a fait au récit de Junius de sérieuses objections. D'abord on s'est étonné, et à juste titre, d'une réclamation si tardive. On s'est moins préoccupé, il est vrai, au XVIe siècle qu'on ne le fait depuis, de savoir à qui revenait la gloire d'une si belle découverte, mais il n'en est pas moins très surprenant de voir prononcer, pour la première fois, le nom de cet heureux inventeur cent vingt-huit ans après sa mort. Les recherches auxquelles on s'est livré dans les archives de Haarlem n'ont pas donné de résultat. On a relevé dans des comptes des mentions relatives à des personnages du nom de Laurent Janssoon ou fils de Jean, mais aucune des identifications qu'on a proposées ne paraît acceptable. Tout ce qu'on peut affirmer, c'est qu'il a réellement existé, dans cette ville, une ou plusieurs familles du nom de Coster. On a dit, de plus, qu'il était difficile d'admettre que Jean, le voleur, ait pu, pendant une messe de Noël, désorganiser complètement une imprimerie, mais peut-être ne faut-il entendre par les mots instrumentorum suppellectilem, employés par Junius, qu'un choix d'outils portatifs. Il est ensuite peu croyable qu'un pareil vol n'ait donné lieu ni à une plainte, ni à des poursuites, alors qu'on savait où s'était réfugié le voleur. Or, à partir de 1439, la Hollande a joui d'une grande tranquillité et on aurait conservé des traces d'un pareil procès, s'il avait jamais été fait. Certains bibliographes ont, en outre, rejeté toute la partie de la déclaration de Junius relative à l'impression à Mayence, en 1442, avec les types volés à Coster, d'un Doctrinale d'Alexandre de Villedieu, mais A. Bernard a fait remarquer qu'on avait trouvé de nombreux fragments d'une édition de ce Doctrinale, dont les caractères présentaient une ressemblance frappante avec ceux du Speculum. Enfin, ce que rapporte Jacques Wimpfeling, dans son Catalogus episcoporum Argentinensium, des recherches faites à Mayence par plusieurs personnes, au moment de l'arrivée de Gutenberg, vers 1445, peut bien s'appliquer à cet ouvrier infidèle: Cum is Moguntiam descenderet, ad alios quos dam in hac arte similiter laborantes... ea ars completa et consumala fuit.

Les découvertes de Cosser se placent entre 1426 et 1440. Son heureuse promenade ne peut être, en effet, postérieure à 1426, parce que le bois dans lequel le hasard l'a si bien servi fut détruit à cette date, et on sait que l'année 1440 est donnée par conjecture, d'après le récit de Junius, comme celle de sa mort. Ces conclusions sont indirectement appuyées par les témoignages en faveur de la Hollande dont nous parlerons plus loin. Toutefois, rien de ce qu'on a pu dire en leur faveur n'est de nature à produire une conviction scientifique.

Jusqu'à ces dernières années, l'étude des origines de l'imprimerie pouvait se limiter à l'examen des prétentions respectives de Coster et de Gutenberg, ou des villes de Haarlem, de Strasbourg et de Mayence. Les contrats découverts à Avignon, en 1890, par M. l'abbé Requin, dans des minutes de notaires, apportent de nouveaux éléments au problème, sans en donner d'ailleurs la solution. Ces contrats nous apprennent qu'un orfèvre de Prague, Procope Waldfoghel, établi à Avignon, dès le début de l'année 1444, enseigna à un juif de la ville, Davin de Caderousse, l'art d'écrire artificiellement. Ce juif se proposait, semble t-il, de faire servir cet art nouveau à la vulgarisation des livres hébraïques. En effet, deux ans après, le 10 mars 1446, Waldfoghel s'engage à lui fournir un outillage complet : Promisit et convenit eidem judeo ipsi facere, et factas reddere, et restituere viginti septem litteras ebraycas, formatas, scisas in ferro... ana cum ingeniis de fuste, de stagno et de ferro. Le 26 du même mois, il lui remet tout ce qui était nécessaire pour la reproduction de textes latins: Omnia artifïcia, ingenia et instrumenta ad scribendum artificialiter in litera latina. Dans un acte passé avec un autre associé, le 4 juil. 1444, Procope donne des renseignements encore plus précis; il reconnaît avoir chez lui 2 alphabets en acier, 2 formes en fer, 1 vis en acier, 48 formes en étain et diverses autres formes propres à l'art d'écrire artificiellement : duo abecedaria calibis et duas formas ferreas, unum instrumentum calibis, vocatum vitis, quadraginta octo formas stangni, necnon diversas alias formas ad artem scribendi pertinentes. Procope n'ayant pas, en effet, des ressources suffisantes pour exploiter seul l'industrie de l'écriture artificielle, avait dû chercher des bailleurs de fonds. Il en avait trouvé plusieurs, mais, soit défaut d'entente, soit manque d'argent, les sociétés qu'il avait formées ne semblent pas avoir prospéré. M. l'abbé Requin n'a pas rencontré sur lui de pièce postérieure à celle de 1446. On n'a, en outre, signalé aucun spécimen de ses productions, à supposer toutefois qu'il soit arrivé à des résultats.

Les expressions employées dans ces contrats sont trop explicites et trop claires pour qu'on puisse avoir des doutes sur leur signification. L'art d'écrire artificiellement, dont il est parlé, est bien certainement l'art de l'imprimerie. On doit même reconnaître que l'outillage employé par Waldfoghel, en 1444, est de beaucoup plus perfectionné que celui dont les termes du procès de 1439 permettent d'affirmer l'existence chez Gutenberg. Il ne faudrait pas en conclure pour cela que cet orfèvre de Prague ait passé par Strasbourg, en venant à Avignon, et y ait surpris le secret de l'art qu'il devait ensuite chercher à exploiter. Rien n'autorise une pareille supposition: Il ne nous semble pas, d'un autre côté, qu'on puisse le proclamer l'inventeur de l'imprimerie. Avant d'en arriver aux conclusions qui nous paraissent se dégager des faits que nous venons d'exposer, il convient d'interroger la tradition et de savoir quel est celui de ces inventeurs que désignent les meilleurs témoignages.

On ne cite qu'un seul témoignage en faveur de Coster, celui de Junius, mais on en possède plusieurs en faveur de la Hollande. Ce sont ces témoignages généraux qui nous paraissent corroborer le récit de Junius. Ils permettent, tout au moins, de conclure que si l'histoire de Coster n'est pas vraie dans tous ses détails, elle contient pourtant une part de vérité. Si elle est le résultat d'une légende, comme on l'a souvent dit, cette légende a eu, comme point de départ, un fait historique.

Le premier et peut-être le plus important de ces témoignages est celui de la Chronique de Cologne, imprimée en 1499. L'auteur anonyme de cette chronique dit expressément, en se réclamant de l'autorité d'Ulric Zell, que les premiers essais d'imprimerie furent tentés en Hollande :

« Quoique l'art, tel qu'on le pratique actuellement, ait été trouvé à Mayence, cependant la première idée vient de la Hollande et des Donats qu'on imprimait dans ce pays auparavant. De ces Donats date donc le commencement de cet art. » Mariangelo Accurse reconnaît aussi à la hollande le rôle d'initiatrice. Il avait écrit, en effet, sur un exemplaire d'un Donat, qui tomba ensuite entre les mains d'Alde le Jeune, la note suivante : Impressus autem est hic Donatus... anno 1450. Admonitus certe fuit ex Donato Hollandiae, prius impresso in tabula incisa. Jean van Zuyren, bourgmestre de Haarlem, revendique naturellement pour son pays, dans un Dialogus de prima atlis typographicae inventione, écrit au plus tard en 1561, l'honneur d'avoir posé les premiers fondements de l'édifice nouveau, « fondements grossiers sans doute, mais cependant les premiers... rudia fortasse sed tamen prima ». Il ne manque pas, néanmoins, d'ajouter que la gloire d'avoir perfectionné et vulgarisé cet art revient à Mayence : Nihil tamen Moguntiensi quicquam reipublicae unquam detractum volo. Coornhert déclare, dans la dédicace de sa traduction hollandaise des Offices de Cicéron, imprimée à Haarlem en 1563, «qu'il a entendu dire que l'art de la typographie avait été d'abord découvert dans la ville de Haarlem, bien que d'une façon tout à fait grossière, mais que cet art, ayant été transporté à Mayence par un valet infidèle, y fut rapidement amélioré ». Louis Guicciardini se fait l'écho de cette tradition dans sa Descrizione di tutti i Paesi Bassi, publiée à Anvers en 1567, mais il ajoute qu'il ne veut pas se constituer juge de ce qu'il y a de vrai. Des passages plus ou moins affirmatifs qu'il est inutile de rapporter ont encore été signalés dans les ouvrages de Georges Bruyn (Braunius), Civitates orbis terrarum (Cologne, 1570-88, in-fol.); d'Abraham Ortelius, Thea trum orbis terrarum (Anvers, 1570, in-fol.); de Michel von Eytzing ou Eytzinger, Leo Belgicus (Cologne, 1583, in-fol.); de Mathias Quad (Quadus), etc., etc. A ces témoignages, il faut en joindre un dernier dont l'autorité nous parait très grande. Il se trouve dans les Mémoriaux de Jean Le Robert, abbé de Saint-Aubert de Cambrai, qui sont aujourd'hui conservés aux archives du dép. du Nord, à Lille. On y lit, en effet, les deux passages suivants :« Item, pour 1 Doctrinal getté en molle (c.-à-d. imprimé) anvoiet querre à Bruge par Marquet, 1 escripvain de Vallenciennes, ou mois de jenvier XLV (1446, n. s.) pour Jaquet, XX s. t. S'en heult Sandrins 1 pareil que l'église paiia... Item, envoiet Arras 1 Doctrinal pour apprendre ledit d. Girard, qui fu accatez a Vallenciennes, et estoit jettez en molle, et cousta XXVIII gr. Se me renvoia led. Doctrinal, le jour de Toussaint l'an LI, disans qu'il ne falloit rien et estoit tout faulx. S'en avoit accaté 1, XX pattars, en papier. » Or, comme l'expression « getté en molle » est constamment employée dans les documents du XVe siècle pour désigner un ouvrage imprimé avec des caractères mobiles, on doit conclure de ces deux passages que des livres imprimés sur vélin et sur papier étaient vendus dans les Flandres en 1445-46, c.-à-d. à une date où les ateliers de Mayence n'avaient encore rien produit. Et, à qui attribuer ces œuvres, sinon à des Hollandais ? Nous verrons plus loin dans quelle mesure l'examen des premières productions typographiques de la Hollande confirme cette conclusion. Passons, en attendant, aux témoignages en faveur de Gutenberg.

Le premier de ces témoignages remonte à 1468. Il émane de Pierre Schoiffer, le gendre de Fust et le continuateur de ses travaux. Dans une pièce de vers, placée par lui à la fin de son édition des Institutes de Justinien, Gutenberg (car il semble bien être l'un des deux Jean dont il est parlé) et Jean Fust sont proclamés les premiers typographes du monde. On voit que Schoiffer, mû par une reconnaissance excessive ou par un sentiment de vanité bien compréhensible, veut faire partager à son beau-père la gloire de l'invention de l'imprimerie. Quatre ans après, en 1472, on rencontre un témoignage dont le sens n'est plus douteux et dont l'autorité n'est pas moins considérable. C'est celui des premiers imprimeurs de Paris : Ulric Gering, Michel Friburger et Martin Krantz. Il est indirectement rapporté par Guillaume Fichet, dans une lettre écrite par lui le 1er janv. 1472, à Robert Gaguin. Une reproduction héliographique de cette lettre a été publiée, en 1889, par M. L. Delisle, d'après l'exemplaire unique conservé à la bibliothèque de l'université de Bâle. L'illustre Savoisien déclare avoir entendu dire (et de qui l'aurait-il entendu, sinon de la bouche de ceux qu'il avait appelés) que l'inventeur de l'imprimerie était un certain Jean surnommé Gutenberg : Ferunt enim, illic, haud procul a civitate Maguncia, Joannem quemdam fuisse, cui cognomen Bonemontano, qui primus olim impressoriam artem excogitaverit. Or, Martin Krantz passe pour être un parent de Pierre Krantz qui figure comme témoin dans le procès de 1455. Et on sait, d’un autre côté, que Michel Friburger et Ulric Gering étudiaient à Bâle, en 1461, à la veille du siège de Mayence. Ils devaient être, par suite, bien renseignés.

Le passage de la Chronique des souverains pontifes de Ph. de Lignamine, imprimée en 1473, dont il a été question plus haut, ne saurait être invoqué, quoi qu'on en ait dit, pour la question d'origine. Il faut descendre jusqu'en 1483, pour trouver un autre témoignage explicite en faveur de Gutenberg. Mathias Palmerais déclare dans sa continuation de la Chronique d'Eusèbe, publiée cette année-là à Venise, que l'art d'imprimer des livres fut inventé par Jean Gutenberg à Mayence, en 1440. Nous avons déjà rapporté, à propos de Coster, le témoignage d'Ulric Zell inséré dans la Chronique de Cologne. Ajoutons seulement que ce témoignage est un des plus sérieux qu’on puisse faire valoir, parce que Ulric Zell, introducteur de l'imprimerie à Cologne en 1462, avait appris son art à Mayence et s'était, par suite, trouvé bien placé pour connaître la vérité.

À ces témoignages, on pourrait joindre celui de Jean Schoiffer, fils et successeur de Pierre Schoiffer, s'il n'avait pris soin lui-même, pour des motifs sans doute très semblables à ceux qui avaient poussé son père, d'en diminuer l'autorité. Après s'être donné, en 1503, dans son édition du Mercurius Trismegistus, comme le représentant d'une famille dont un des membres avait eu l'honneur de découvrir l'art de la typographie, il fait, deux ans plus tard, en 1505, dans sa dédicace à l'empereur Maximilien, d'une traduction allemande de Tite Live, éditée par lui, la déclaration suivante : « C'est à Mayence que, primitivement, l'art admirable de l'imprimerie a été inventé surtout par l'ingénieux Jean Gutenberg, l'an 1450; il fut postérieurement amélioré et propagé pour la postérité par les capitaux et les travaux de Jean Fust et de Pierre Schoiffer. » Ces termes sont formels. En 1509, néanmoins, il change d'avis. Dans son Breviarium Moguntinum, imprimé à cette date, il n'attribue plus qu'à son aïeul Jean Fust la découverte « de cet art mémorable, et il renouvelle cette affirmation dans le célèbre colophon du Compendium sive breviarium... de origine regum et gentis Francorum de Trithême, publié en 1515. Il fit même si bien qu'il put obtenir, en 1518, de l'empereur Maximilien, un privilège dans lequel il est rendu hommage à « l'ingénieuse invention de la chalcographie » par son aïeul. On a cherché à expliquer ces contradictions et on a fait remarquer que la préface dans laquelle Schoiffer reconnaissait les droits de Gutenberg, était « écrite en allemand, langue du peuple et des ouvriers qui, sachant mieux que tous autres ce que Gutenberg avait fait, ne pouvaient être trompés », tandis que les souscriptions de 1509 et 1515 étaient en latin, « langue incomprise du peuple et des ouvriers ». Sans rejeter absolument cette explication, il semble plus raisonnable de croire que, dès le commencement du XVIe siècle et peut être dès la fin du XVe, des traditions vagues ou des légendes s'étaient établies, à la faveur des incertitudes dont l'origine de l'imprimerie était déjà entourée, et que peu de personnes étaient à même de les discuter avec compétence.

Cette revue des témoignages peut être arrêtée ici, parce que ceux qu'on rencontre dans le cours du XVIe siècle en faveur de Gutenberg, pour nombreux qu'ils soient, n'aug mentent pas d'une manière sensible l'autorité de la tradition.

Il nous reste, maintenant, à dire ce que l'examen des premières productions de l'imprimerie apporte pour la solution du problème. Il s'agit de savoir, en d'autres termes, si on peut faire une réponse précise aux deux questions suivantes. Quel est le premier ouvrage imprimé en caractères mobiles et par qui a-t-il été imprimé? Ce serait arriver, par une autre voie, à la conclusion désirée. Malheureusement, cette voie est moins bonne que la première et donne des résultats plus contestables. La part de l'hypothèse y est encore plus grande.

L'ouvrage, imprimé en caractères mobiles, qui, de l'avis des meilleurs bibliographes, présente les caractères les plus marqués d'ancienneté, est le Speculum humanae salvationis. On en connaît quatre éditions qui paraissent sorties du même atelier. Deux sont en latin et deux en hollandais. Elles sont ornées de gravures sur bois. Personne ne conteste plus aujourd'hui que le texte n'en ait été imprimé avec des caractères mobiles. Il faut toutefois faire une exception pour l'une d'elles, dont vingt pages ont été tirées avec des planches de bois. Tous les feuillets sont d'ailleurs anopistographes, c.-à-d. qu'ils ne sont imprimés que d'un seul côté. Ces éditions marquent vraiment la transition de la xylographie à l'imprimerie, telle que nous l'entendons. On a cru pendant longtemps que les caractères employés pour ces impressions étaient en bois, mais A. Bernard a démontré qu'il ne pouvait en être ainsi. Il n'eut pas été possible d'en faire le tirage. Les imperfections qu'ils présentent ont amené à penser qu'ils n'avaient pas été fondus avec les procédés de Gutenberg et de ses collaborateurs. « Cette fonte primitive, dit A. Bernard, a dû être faite dans du sable, à l'aide de modèles gravés sur bois. » On se trouve donc, très probablement, avec ces Speculum, en présence des premiers essais d'imprimerie. Et comme deux des éditions qui en ont été données sont en hollandais, c'est en Hollande qu'il faut en placer l'origine. C'est, en effet, à Coster que beaucoup de critiques en font honneur, acceptant sur ce point le fameux témoignage de Junius. En tout cas, on s'accorde à reconnaître que l'impression de cet ouvrage, qu'elle soit de Coster ou d'un autre, qu'elle ait été faite à Haarlem ou à dans une autre ville des Pays-Bas, est antérieure à toutes les productions des ateliers de Mayence.

Quelles conclusions faut-il enfin tirer de ces hypothèses et de ces témoignages contradictoires? Celle qui nous parait d'abord s'imposer avec la dernière évidence, c'est qu'il n'est pas possible, dans l'état actuel de la question, de désigner l'inventeur de l'imprimerie. Il semble même qu'il faille désespérer de le trouver jamais. Cette découverte, en effet, n'appartient, en réalité, comme on l'a très bien dit, « ni à une année, ni à un peuple ». Elle était devenue une véritable nécessité par suite des progrès de la civilisation. C'est pour cela qu'elle fut, dans le second quart du XVe siècle, l'objet de tant de recherches. Aussi n'y a-t-il pas lieu de s'étonner qu'il en soit question, à des dates très voisines, en Hollande, sur les bords du Rhin et à Avignon. II ne sera probablement jamais possible de dire avec précision quelle est la part de découverte qui revient à chacun de ces pays. Voici toutefois ce qui, pour l'instant, paraît le plus vraisemblable. C'est bien certainement dans les Pays-Bas qu'ont dû être fait les premiers essais; mais, soit que l'outillage fût incomplet, soit que les procédés employés pour la gravure ou la fonte des caractères fussent imparfaits, ce qu'on est convenu d'appeler l'école de Haarlem n'a laissé que des œuvres d’un art rudimentaire. Tout en reconnaissant à la Hollande l'honneur d'avoir vu naître l'inventeur des caractères mobiles, il convient donc de revendiquer pour Gutenberg celui d'avoir découvert la presse et perfectionné, pour tout le reste, les procédés antérieurs. C'est lui,en effet; qui a dû trouver « le véritable secret pratique si longtemps cherché ». On ne s'expliquerait pas les témoignages si nombreux et si sérieux qui parlent en sa faveur, si la typographie ne lui devait beaucoup. Il faut, par conséquent, lui conserver la gloire d'être, sinon le premier, du moins le véritable inventeur de l'imprimerie.
Nous avons dit que les plus anciennes impressions ne portaient aucune mention de date, de lieu d'impression ou de nom d'imprimeur. On n'en a pas moins dressé une liste des ouvrages qu'on pouvait attribuer d'un côté à Coster ou à un atelier des Pays-Bas, et de l'autre à Gutenberg et aux ateliers de Mayence. Sans discuter ces attributions, nous devons toutefois signaler les ouvrages qui en sont l'objet.

On reconnaît une origine hollandaise non seulement aux quatre éditions du Speculum humanœ salvationis dont nous avons parlé, mais encore aux ouvrages suivants 1° Donat, De Octo Partibus orationis, éditions qui portent les nº 7, 8, 9, 10 et 12, dans le Catalogue des vélins de la Bibliothèque du roi de Van Praet, t. IV (1822), p. 6-9; 2° Cato, Disticha de moribus; 3° Alexander Gallus, Doctrinale puerorum; 4 ° L.Valla, Facecie morales; 5° F.Petrarcha, De Casibus virorum illustrium ac faceciis tractatus, Horarium ou Abecedarium, découvert, en 1751, par Enschedé.

On n'a pas encore fixé d'une manière définitive la liste des impressions qu'on doit attribuer à Gutenberg. Voici les résultats qui paraissent certains. Le grand ouvrage qu'il imprima après s'être associé avec Fust et qui l'entraîna à des dépenses considérables ne peut être que la Bible ; et de toutes les Bibles anonymes qu'on possède, celle qui répond le mieux aux conditions voulues est la Bible de 42 lignes, dite Bible Mazarine. On l'appelle ainsi parce que c'est l'exemplaire du cardinal Mazarin, conservé aujourd'hui à la bibliothèque Mazarine qui a le
premier attiré l'attention des bibliographes. Elle était certainement imprimée au commencement de 1456, car les deux volumes de l'exemplaire sur papier qu'en possède la Bibliothèque nationale de Paris sont terminés chacun par une souscription latine dans laquelle il est dit qu'ils furent enluminés et reliés par un certain Henri Cremer, le premier, le 24 août, et le second, le 15 août de cette même année. Aucun autre atelier n'aurait pu produire, à cette date, une oeuvre de cette importance. Il est à remarquer, en effet, que, en 1454, Mayence possédait déjà une seconde imprimerie. C'est la conclusion qu'amène à tirer l'examen des différentes éditions données en 1454 et 1455 des Lettres d'indulgences.

Cette première attribution une fois établie, on a recherché les impressions faites avec les caractères de cette Bible, et on est ainsi arrivé à reconnaître que Gutenberg avait publié plusieurs Donats et deux éditions des Lettres d'indulgences.Ces Lettres sont les premiers textes imprimés avec date. A. Bernard attribue encore à Gutenberg, et avec assez de raison, les caractères du Psautier de 1457, d'abord parce qu'ils présentent de la ressemblance avec ceux de la Bible et ensuite parce que Schoiffer, à qui on en fait honneur, n'aurait pas eu le temps, pendant les dix-huit mois qui s'écoulèrent entre le jugement du 6 nov.1455 et la date d'impression de l'ouvrage (15 août 1457), de les faire graver et fondre, puis de les employer enfin à la composition et au tirage de son livre.

D'autres impressions ont encore été revendiquées pour Gutenberg, mais avec moins de probabilité. Elles appartiendraient à la dernière période de sa vie. On sait, en effet, que la malheureuse issue du procès de 1455 ne mit pas un terme à son activité et qu'il continua à imprimer.

Certains bibliographes croient donc pouvoir augmenter la liste de ses productions d'un Tractatus de celebratione missarum, du Calendrier de 1460, du Speculum sacerdotum d'Hermann de Saldis et d'un Traité des conciles, en allemand.

Le Catholicon de Jean de Gènes, publié à Mayence, en 1460, est souvent attribué à Gutenberg, mais A. Bernard y voit plutôt, et pour des raisons très plausibles, la première œuvre de Henri Bechtermuntze qui devait s'installer à Eltvil, quelques années après. C'est la façon la plus acceptable d'expliquer pourquoi on retrouve dans le Vocabularium ex quo, imprimé par ce dernier, son frère Nicolas et leur associé Wiegand Spyess, à Eltvil, en 1467, les caractères du Catholicon. On doit, en conséquence, ajouter à la liste des impressions de Bechtermuntze la Summa de articulis fidei de S. Thomas et le Tractatus rationis et conscientiae de Mathieu de Cracovie qui ont été aussi imprimés avec les caractères du Catholicon et qu'on avait de même attribué à Gutenberg.

Un raisonnement du même genre a encore amené A. Bernard à retirer de la liste des livres ordinairement reconnus à Gutenberg la Bible de 36 lignes, appelée quelquefois Bible de Schelhorn, du nom du savant qui le premier l'a décrite. Les caractères avec lesquels elle a été imprimée sont, en effet, semblables à ceux qu'on trouve dans un recueil de fables en allemand, appelé Joyau de Boner ou Liber similitudinis, et dans le Livre des quatre histoires (Joseph, Daniel, Esther et Judith) également en allemand, qui ont été publiés par A. Pfister, à Bamberg, le premier en 1461, et le second en 1462. Cette attribution est corroborée par ce fait que « la plupart des exemplaires de cette Bible se sont conservés en Bavière et qu'un grand nombre de fragments, qui supposent une surabondance d'exemplaires, se sont retrouvés dans les couvents de ce pays ». Elle serait même confirmée, d'après quelques-uns, par un passage de l'Encyclopédie des sciences et des arts de Paul de Prague, mais les termes de ce texte sont peu clairs et contiennent une erreur manifeste qui en diminue l'autorité. On a deux raisons de croire que cette Bible a été imprimée vers 1460; la première c'est que l'un des exemplaires possédés par la Bibliothèque nationale de Paris se termine par une souscription manuscrite qui porte la date de 1461; la seconde, c'est qu'un feuillet en a été trouvé dans la couverture d'un registre de dépenses de l'abbaye de Saint-Michel de Bamberg, commencé le 21 mars 1460. II ne semble pas, malgré des analogies réelles, qu'on doive attribuer à Pfister le Donat, dit de 1451, les Lettres d'indulgences de 1454-55, dans lesquelles on voit deux ligues de grosse gothique semblable à celle du Donat, l'Almanach de 1455 ou Appel contre les Turcs et le Calendrier de 1457. Ces ouvrages sont sortis d'un atelier de Mayence, sur lequel on n'a aucun renseignement.

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