Hauts lieux: souvenir de René Dubos

James Parks Morton
Par une journée maussade de l'automne 1974, le directeur des programmes d'une station radio de New York téléphone à la Cathédrale en demandant le Doyen. «Est-ce que j'accepterais de me joindre au Pr René bubos - que je n'avais jamais rencontré - pour discuter de son nouveau livre Choisir d’être humain?». Tous les deux vous aimez New York et tous deux êtes passionnés par ce qui rend la vie dans les grandes villes aussi exaltante. Et le Dr bubos a également beaucoup de choses provocantes à exprimer au sujet de la Cathédrale Saint John the Divine. Nous tombons d'accord: l'enregistrement aurait lieu une ou deux semaines plus tard à 11 H 00 à l'hôtel Algonquin et, en attendant, je pourrai lire ce livre.

C'est ainsi que René Dubos et moi, nous sommes rencontrés il y a 8 ans. Et le 23 mai 1982, la Cathédrale offrait le solennel et fabuleux Requiem de Berlioz, en un concert public, pour honorer la mémoire de René Dubos, le Bactériologiste et l'Humaniste de renommée mondiale - un des éminents «Colleagues» de la Cathédrale. Plus de 4 000 New Yorkais s'étaient joints à cette glorieuse «Célébration de la Vie» dans un de ces «hauts lieux», sacré, dont il avait personnellement introduit la notion unique et essentielle dans le vocabulaire de la science écologique moderne.

En réfléchissant à cette surprenante alliance de René Dubos et de la Cathédrale, une image jaillit spontanément à mes yeux: le Dr Dubos, en robe cramoisie d'Universitaire, se dépensant et s'exprimant de ses deux mains, du haut de la chaire de la Cathédrale, pour relier les lichens à la parabole des pains et des poissons et, ensuite, dans la lancée, comparer le concept scientifique de symbiose au concept biblique de pauvreté. L'occasion en avait été le premier sermon de Carême de 1975, juste quelques mois après notre rencontre à la station de radio. Au cours de ce sermon, le Dr Dubos avait inconsciemment exposé, par l'utilisation du mot «symbiose», le leitmotiv de ce qui allait devenir sa relation personnelle et professionnelle avec la Cathédrale. C'est ce qui arrive à la Grand'Messe du 9 mars 1975, par une matinée d'un dimanche hivernal et glacé.
Lui et moi avons dialogué lors de ce sermon: j'ai résumé les lectures, lues avec cérémonie, et posai alors une question au Dr bubos, à laquelle il répondit. Nous dialoguions, de façon impromptue. Au cours de ce dialogue, le Dr Dubos raconta alors une «parabole biblique»:

Je vous inviterai à marcher avec moi presque partout dans le monde. Partout où il y a des arbres, où il y a des rochers, des murs de pierre appartenant à d’anciens bâtiments, si vous observez ces rochers, ces troncs, ces murs de pierre et ces vieux bâtiments, vous verrez que leurs surfaces sont en général recouvertes d'une sorte d'excroissance, présentant toutes sortes de couleurs, toutes sortes de différentes structures, souvent incroyablement magnifiques.
Vous les avez tous vues et vraisemblablement vous avez employé le mot «mousse». Ce dont je parle ne sont pas des mousses: c'est ce que les biologistes et beaucoup d'entre vous, vraisemblablement, reconnaissent comme des «lichens».
Et bien maintenant, direz-vous, les lichens sont simplement des petites plantes, et c'est ce que les scientifiques avaient l'habitude de croire. Mais on sait maintenant que les lichens sont en réalité une association de deux formes de microbes élémentaires: un champignon et une algue microscopique. Et remarquable phénomène, ce qui constituera le thème de ma parabole, quand ces deux microbes élémentaires deviennent associés - en un seul organisme, pour ainsi dire - alors ils élaborent des quantités de formes magnifiques et complexes, des couleurs subtiles et splendides, ils créent toutes sortes de nouveaux produits chimiques (beaucoup d’entre eux étant employés pour l'industrie de la parfumerie), et ils acquièrent toutes sortes de nouvelles propriétés qu'il aurait été impossible d'imaginer en prenant simplement en considération le champignon par lui-même ou l’algue par elle-même.
Nous voyons, alors, que chacun de ces microbes élémentaires a la potentialité de fabriquer toutes sortes de formes magnifiques, tous types de qualités extraordinaires, mais ce potentiel ne peut seulement s’exercer que lorsque les deux deviennent étroitement associés. Ainsi la première leçon que je tire de ma parabole est que s’associer et travailler ensemble est essentiel, dans le cours de la vie, pour la réalisation de valeurs nouvelles.
Maintenant il y a une seconde partie de la leçon, se rapportant peut-être plus directement et de façon plus évidente au problème de pauvreté - pour tout dire, ceci: si il y a trop de nourriture, alors les microbes arrêtent leur association; ils commencent à pousser chacun de leur côté. Ils ne trouvent plus la nécessité de s’associer, de s’aider mutuellement. Séparément, ils continuent à pousser comme un champignon ou une algue microscopique, mais rien n’est intéressant à leur sujet. Une abondance, une excessive abondance les fait retourner à un mode de vie obscur et sans inspiration. Ainsi de façon tout fait particulière, les lichens et leurs richesses sont une expression de la pauvreté de l’environnement dans lequel ils se développent.
Ce que j’ai décrit ici pour les lichens a été observé il y a juste une centaine d’années. Le mot pour ce type d’association, inventé à cette époque est «symbiose». Ce mot Grec signifie «vivre ensemble». En réalité, c’est plus que vivre ensemble: c’est travailler ensemble, s'intégrer pour n’être qu'un seul organisme.
Analysons, pendant quelques instants, le mot «symbiose». Considérons la nature, et nous constaterons, partout où nous regardons, à tout niveau de développement des êtres vivants, qu'il existe de telles multiples formes d'associations et de coopération. Elles ont été exprimées par toutes sortes de mots. Un qui est devenu très populaire il y a un demi-siècle a été inventé par le naturaliste et anarchiste russe Kropotkine: il parlait «d'aide mutuelle» entre différents êtres vivants, vivant dans des conditions difficiles. Si vous transposez ce concept à la vie humaine, vous verrez que, sans aucune difficulté, vous en arrivez au mot «communion». En fait, le mot «communion» est l’équivalent exact en Latin du mot Grec «symbiose». Je tire la conclusion de ma parabole que la communion est plus que de se trouver associé. Ce n’est pas seulement partager. C'est partager d'une manière telle qu'on en arrive à une interrelation créative. Vous pouvez adapter le mot «communion» à toutes sortes de situation: vous pouvez penser à communion avec la nature, vous pensez à communion avec les autres êtres humains, et naturellement, vous pouvez penser à communion avec le Cosmos comme un absolu et de ce fait au grand sens théologique, au sens divin, du mot «communion».

À la lumière des événements, c'est précisément cette «association d'interrelation créative», ce concept «partager / symbiose / communion» tel qu'exposé dans ce premier sermon, qui caractérise cette extraordinaire relation entre le Dr Dubos et la Cathédrale. Chacun a trouvé dans l'autre les rouages spécifiques pour mener à bien ses objectifs, de même qu'une profonde et surprenante source de créativité qui leur a permis d'élaborer ensemble une nouvelle création - un nouveau modèle pour une Cathédrale au 20ième siècle et un nouveau mode de pensée pour le scientifique.
Pour la Cathédrale, ce fût comme si le langage de la spiritualité - l'ensemble des analogies au sein desquelles les compréhensions religieuses s'épanouissent - devrait être en un instant explicité par la science expérimentale et trouver ses origines dans les aspects diversifiés de la Nature. À l'opposé pour le scientifique c'était comme si, ce qui avait été soigneusement rangé dans des boîtes parfaitement étiquetées - séculier/sacré, scientifique/religieux, naturel/spirituel - était entièrement dispersé dans un désordre total en vue d’une séparation sans fin. Jusqu'à ce jour seuls les prêtres pouvaient entonner la formule liturgique «le Sacré appartient au Sacré», mais désormais tout biologiste ou tout environnementaliste pourrait légitimement employer les mêmes mots, en observant le contenu de boîtes de Pétri, les forêts montagneuses en péril ou les abords urbains à l'abandon. L'homme de science nouveau semblerait avoir à assumer le rôle du prophète: prêcher à l'homme sa responsabilité pour le plein épanouissement de la terre.
Où cela va-t-il nous mener?
Dans la troisième partie de Beast or Angel?, le Dr Dubos énumère ces quelques endroits du monde qui ont conservé une signification émotionnelle malgré les vicissitudes de l'histoire. Il les appelle les «hauts lieux» de la civilisation - que ce soient des montagnes telles que le mont Olympe, le mont Tabor ou le Fuji Yama; des collines telles que l'Acropole; des fleuves tels que le Nil ou le Gange; ou des monuments tels que Stonehenge, les Pyramides d'Égypte ou les Cathédrales d'Europe.
Peu de ces lieux sont remarquables, ajoute le Dr Dubos, pour leur confort matériel, et ne sont d'aucun intérêt comme centres de richesse économique ou de pouvoir politique. Mais tous possèdent une évocation cosmique et symbolisent les valeurs spirituelles qui ont marqué l'évolution de l'humanité. C'est à ces monuments sublimes et à ces lieux sacrés que chaque période «a consacré le meilleur de son génie».

Le Dr Dubos ajoute en point d'orgue:

La plupart des villes… considèrent qu'il est difficile de maintenir en parfait état les trésors
architecturaux dont elles ont hérité du passé, sans parler de la création de nouveaux. Il est vrai que les monuments médiévaux ont demandé plusieurs décades pour se trouver achevés, mais ceci ne change en rien mon raisonnement. Après plus de cinquante ans, au cours d'une période de prospérité continue, il s'est avéré impossible d’achever la construction la Cathédrale Saint John the Divine, à Manhattan, parce que ce projet apparaît désormais comme trop audacieux. Ainsi, même les plus riches des sociétés modernes se trouvent incapables de mobiliser l'argent nécessaire pour construire ou pour assurer l’entretien des divers monuments que de petites cités ont érigés tout au long des temps, avec des moyens techniques bien inférieurs à ceux dont nous disposons actuellement. Dans les civilisations en évolution, le bon sens s'avère plus important que les ressources matérielles et le savoir-faire technologique.

Ces lignes écrites peu de temps avant que nous nous rencontrions, ont nettement montré l'aspect providentiel de notre rencontre; fait encore plus essentiel pour ce qui allait devenir la future symbiose entre la science de la nature et le lieu sacré, elles ont servi en quelque sorte à provoquer un échange au cours de ce premier entretien:
• notre civilisation semble totalement tétanisée lorsqu'il s'agit de maintenir les valeurs spirituelles,
• l'Histoire est remplie d'exemples concernant des civilisations hautement évoluées qui ont perdu leur âme et ont disparu,
• tout au long des époques, le «génie inspiré» d'un peuple et ses aspirations spirituelles les plus élevées se sont reconnus dans ses hauts lieux, construits dans des buts désintéressés à un coût exorbitant,
• la monumentale Cathédrale Saint John the Divine est un symbole du manque d'enthousiasme de notre civilisation à un stade effarant et dramatique,
Mais:
• «la Tendance n'est pas la Destinée» (le mot de la fin du livre le plus connu du Dr Dubos : A God Within).

Et en conclusion: mettons nous au travail!

Et ainsi j'ai accepté ce challenge pour m'efforcer de renverser la vapeur - comment ceci pourrait-il se faire? - je l'ignorais. Après l'enregistrement, j'ai invité le Dr Dubos à prêcher à la Cathédrale, ce qu'il a accepté immédiatement - une lueur dans les yeux.
Deux mois après le fameux «sermon sur les lichens» la Cathédrale le payait de retour: René Dubos était nommé par l'Archevêque de New York le premier membre d'une nouvelle congrégation, dénommée les «Colleagues» de la Cathédrale. Cette nomination, avec l'approbation unanime du Doyen, du Chapitre et des Administrateurs représenta en quelque sorte une révolution dans l'administration régulière d'une cathédrale, puisqu'elle imposait, ni plus ni moins, une révision des statuts de la Cathédrale. Contrairement aux anciennes congrégations honoraires composées exclusivement de prêtres Anglicans, les «Colleagues» étaient dans l'ensemble des civils, comprenant des scientifiques, des artistes, des hommes d'état, des intellectuels et des activistes, d'une grande diversité dans leurs origines religieuses et nationales. Il est également significatif qu'il soit spécifiquement demandé aux hommes et aux femmes nommés «Colleagues» de la Cathédrale - contrairement à de nombreux récipiendaires de diplômes honoraires dans les Universités - de travailler, de collaborer à la conception impérieuse d'une nouvelle création dont le Dr Dubos avait établi le modèle symbiotique: précisément, mettre en évidence la présence du «sacré» au sein de leurs disciplines «séculières». Ils devaient devenir, en quelque sorte, des prophètes animés d'une responsabilité sociale. Le Dr Dubos le comprit parfaitement et dans sa lettre à l'Évêque en date du 21 mai 1975, il mentionnait:

Ma femme et moi considérons la Cathédrale comme un des hauts lieux de la ville de New York; tous deux sommes conscients de l’enrichissement intellectuel, émotionnel et spirituel que nous retirerons d'une collaboration étroite à ses activités.

Quels étaient quelques uns des constituants de cette remarquable symbiose entre la science et l'esprit? Pour la Cathédrale peut-être y en avait-il trois. Tout d'abord la reconnaissance de facto de St John the Divine comme un haut lieu - ses fondateurs, dans les années 1880, avaient choisi délibérément son emplacement à l'endroit le plus élevé de Manhattan. Non seulement en raison de cet emplacement, mais aussi en raison de sa taille impressionnante, de sa grande beauté et de sa présence sacrée, elle était en quelque sorte un géant endormi attendant sa résurrection. Ensuite, la tradition ancestrale des cathédrales, à leur apogée, en tant que lieux d'éclosion authentiques de la vie intellectuelle, scientifique et artistique (ce n'est pas par hasard si les universités furent d'abord des écoles de cathédrales - ainsi la Sorbonne - ou que cinq siècles d'ingénieurs et de maîtres d'ouvrage mirent en pratique leurs théories sophistiquées de géométrie et de physique sur les voûtes, les tours et les dômes des cathédrales). Enfin, et en quelque sorte le plus important des trois, la «présence» palpable et l'universalité de St John the Divine - c'est son ouverture à la communauté et au monde, avec Harlem la Noire à l'un de ses seuils, et les laboratoires et bibliothèques de l'universitaire et international Morningside Heights sur l'autre.
En ce qui concerne le Dr Dubos, au moins trois très différents constituants me viennent immédiatement à l'esprit. Le premier est une association de son conservatisme et de son «attachement à la terre». Ces deux qualités, liées entre elles par sa précision académique, sont visibles par son impatience contre les lubies et ses recommandations pour de larges pans d'histoire à l'encontre de tous les pleureurs et les puristes (autant pour provoquer une «crainte du futur», qu’en ce qui concerne les anomalies de la nature à l'état sauvage). Une conséquence encore peut-être plus importante est son profond respect pour les acquis de notre code génétique, qui déterminent les rythmes émotionnels et comportementaux et les paramètres de notre humanité (on se souvient de sa remarque que nous abordons le monde technologique avec des outils biologiques appartenant à l'Age de Pierre). Tout au long de ses livres, il appelle de façon constante les êtres humains à retrouver ce contact charnel vital avec l'environnement. Nous avons besoin du chant des oiseaux, du son des cloches et des perceptions de l'émergence du printemps pour continuer à être humains.
Considéré sous un autre angle, c'est de l'attachement à la terre issu de l'anthropomorphisme précis, toujours direct du Dr Dubos qu'il a pu mettre en avant l'unité globale de la création dans tout son mystère et son intimité - le continuum entre le microcosme que représente l'être humain et le macrocosme de la totalité de l'univers. C'est en effet sur cette base conceptuelle que le Dr Dubos a célébré l'interrelation, d'une part entre la Nature et l'homme et, d'autre part entre la Nature et l'Esprit. Ainsi, et ce n'est pas surprenant, c'est justement - en insistant sur la continuité sans faille existant entre ces domaines - que le Dr Dubos demande aux environnementalistes et écologistes de s'attacher à oublier chroniquement qu'il n'y a pas d'autre environnement dont nous puissions jouir en dehors d'un environnement humanisé, qu'il n'y a pas d'autre nature en dehors de celle que nous observons. Le mot «manipulation» est une expression nécessaire, inévitable et une expression excellente; ce n'est pas une expression à rejeter. La seule question - mais quelle question - c'est de quelle façon et dans quels buts nous effectuons ces manipulations. Alors, sonnez trompettes: c'est parce que nous, êtres humains, pouvons choisir de quelle façon utiliser les mains que Dieu nous a données (nos manipulateurs), la «nature» dans sa globalité nous ouvre immédiatement les portes du royaume de l'esprit. Le cercle reste intact: NATURE / HOMME / ESPRIT.
Un second constituant de cette relation était son extraordinaire compréhension sur la façon dont opère la diversité, à travers les structures de la réalité. Dans les premières pages de A God Within, le Dr Dubos confesse sa préférence pour mettre en avant le particulier plutôt que l'universel, les différences plutôt que les similitudes; et dans la Préface, il écrit que le livre aurait dû s'intituler «Pour l'Amour de la Diversité». Il ne s'agit pas de prôner l'amour de la diversité en soi, mais comme un fait générateur du génie distinctif de toute personne et de tout lieu. À son niveau le plus élevé, la diversité fonctionne comme entheos - l'enthousiasme, le dieu intérieur - qui a conçu chaque individu unique, sans précédent et non répétitif. Dans une telle interprétation de la diversité, nous reconnaissons le ferment qui est le flambeau du Dr Dubos en ce qui concerne l'urbanisme et l'optimisme - son refus d'être entraîné par les tendances et les déterminismes.
Il aimait les villes pour leur exubérance, pour l'accueil qu'elles offrent à l'étranger (la personne «différente») et pour les rencontres dues au hasard qui ouvrent l'horizon et, surtout, pour les possibilités énormes qu'elles offrent. Dans Beast or Angel?, il déclare que la diversité de l'environnement est plus importante que son efficacité ou sa diversité et que la diversité urbaine est le plus grand actif des grandes cités. «Il peut être épuisant de vivre à New York, Londres, Paris ou Rome, mais chacune de ces villes, de même que pour toutes celles dont les noms nous viennent immédiatement à l'esprit, offre un choix immense d'atmosphères intimes et d'espaces publics qui fournissent une scène sur laquelle chacun crée sa propre personnalité, tout en étant un membre organique du groupe social». Naturellement c'est précisément au vu de cette analyse du contexte urbain, comme prenant ses racines dans notre passé tribal et, cependant, dans notre nature humaine génétiquement urbanisée, que le Dr Dubos revient de nouveau et de nouveau encore à l'importance des hauts lieux. Ces monuments sont les lieux particulièrement nécessaires, où la «nature» et l' «esprit» ont été manipulés par l'intervention humaine, dans la réalisation des oeuvres d'art. Apothéose de l'environnement humain, ils fournissent l'occasion pour chacun d'entre nous de se forger sa personnalité proprement humaine. Et pour cette raison seule, notre attente émotionnelle pour des hauts lieux s'est désormais trouvée inscrite dans notre patrimoine génétique. Les Hauts Lieux sont indispensables, si l'animal doit devenir humain.
La diversité est aussi la base de l'optimisme du Dr Dubos: ici, la diversité est presque mystiquement reliée au libre arbitre et au choix, qui constituent ensemble l'essence du caractère unique de l'homme. Dans son dernier article le Dr Dubos écrivit - depuis son lit d'hôpital, juste quelques jours avant sa mort - qu'il avait pris conscience de ce qui apparaissait être nos problèmes les plus délicats: la menace de guerre nucléaire et «le plus grand polluant de notre monde en paix, le chômage des jeunes». Il conclut alors «Je pense - et beaucoup d'autres avec moi - qu'en fin de compte la civilisation industrielle s'écroulera si nous ne changeons pas nos modes de vie - mais quel grand SI cela représente».

La tendance n'est pas la destinée.

Un troisième constituant final nous conduit au plus haut niveau de l'abstraction: la compréhension du Dr Dubos de l'importance du rôle du sacré, du mystère, du spirituel, dans la vie - sa compréhension de: comment les valeurs désintéressés telles que l'altruisme et le besoin de beauté, pour les hauts lieux, et pour l'amour sont inscrits dans notre constitution même, en tant qu'êtres humains. De nouveau aujourd'hui comme dans les grandes périodes historiques du passé, l'humanité commence à exprimer une fidélité plus prononcée, un contexte largement religieux. Notre époque requiert pas moins qu’une «théologie de la terre», capable de relier l'être humain au Cosmos, à tous les systèmes de l'être dans leur complexité et leur simplicité, au passé et au futur. Pour le Dr Dubos les mots religion et écologie sont pratiquement interchangeables, car tous deux célèbrent l'interconnexion, l'unité de la création dans son étincelante diversité.
Comment, en fin de compte, la symbiose, la communion, cette extraordinaire association, se manifeste-t-elle ? De la façon la plus claire, dans les prêches et les conférences du Dr bubos à la Cathédrale, à la fois dans ce qu'il disait et dans le fait que lui, éminent scientifique, il le disait ici. Pendant les huit années, il prononça sept sermons et allocutions majeures, chacun avec un ravissement plein de surprise. Une année, les quatre dimanches de l'Avent étaient dénommés «Dons de l'Époque Écologique», et il fût demandé à différents Colleagues de prêcher sur le VENT, la TERRE, et l'EAU, le Dr Dubos, clé de voûte, prêchant sur le SOLEIL. Une autre année, la Cathédrale accueillit une conférence de cinq jours destinée aux doyens anglicans et à leurs épouses, sur le thème: «l'Écologie comme contexte pour la théologie et l'action contemporaines». Le Dr Dubos prononça l'allocution principale, dont la substance fût l'objet d'un livre publié plus tard: «The Wooing of Earth». Le plus direct et l'exemple le plus connu de cette symbiose se produisit, sans doute, il y a trois ans, lorsque le Dr Dubos exigea que l'introduction de son émission télévisée de quatre heures, sur la Télévision Française, sur sa vie et son oeuvre soit filmée à St John the Divine, avec nous deux (et les paons) marchant et discutant ensemble dans les jardins de la Cathédrale.
De nouveau nous pouvons nous demander, dans quel but? Tout simplement parce que pour le Dr Dubos, la Cathédrale était le haut lieu où la diversité éclatante de la nature pouvait être célébrée de façon évidente et théâtrale, comme sacrée, où le continuum : nature / homme / esprit, devenait évident pour tous.
Cependant, il n'y a rien de surprenant à ce que René Dubos et son épouse, Jean, aient trouvé dans les multiples domaines des activités de la Cathédrale des occasions pour placer en exergue l'icône de la relation sacrée et pour une ouverture de la Cathédrale à un plus large public. Ainsi, les Dubos ont financièrement participé à l'accroissement de l'extraordinaire tradition de la Cathédrale en une réputation musicale à travers la ville et le monde. Ainsi, l'année dernière, ils ont aidé à mettre sur pied une Messe moderne en l'honneur du 800ième anniversaire de la naissance de St François d'Assise, le Saint Patron de l'écologie - et ainsi aujourd'hui est célébrée Earth Mass/Missa Gaia, avec les voix de baleines, loups et phoques, se joignant à celles du Chœur de la Cathédrale. En 1977, grâce soit rendue à leur générosité, «Music for a Great Space» a débuté par une série de concerts, permettant d'offrir gratuitement aux New Yorkais des chefs d’œuvre - chœurs et orchestre - tels que le Christ de Liszt et les Vêpres de 1610 de Monteverdi. Et cette année, en honneur à son fondateur, Music for a Great Space a interprété la Grande Messe des Morts, composée par le compatriote du Dr Dubos, Hector Berlioz.
Un aspect différent de la passion de René Dubos pour la globalité de la nature s'est exprimé dans son obsession constante concernant le chômage des jeunes, essentiellement les jeunes des minorités (souvenez-vous: «le plus grand polluant» dans son dernier article du NY Times). Il y a plusieurs années, les Dubos avaient créé un fonds scolaire spécifique qui permettait à de jeunes chanteurs noirs talentueux, mais sans ressources, de poursuivre leur scolarité sous l'autorité du directeur musical de la Cathédrale, Richard Westenburg. Et l'exaltation du Dr Dubos ne connut plus de limites lorsque la construction de la Cathédrale reprit alors en 1979, avec la création d'un programme d'apprentissage lié à l'atelier de taille de pierres. Non seulement son challenge mis en avant dans Beast or Angel? avait été payé de retour - la tendance n'est pas la destinée - mais avait été payé en retour en beauté: l'objectif du programme de faire revivre l'atelier de taille de pierre moribond est accompli par l'éducation des jeunes de différentes minorités pour qu'ils deviennent la nouvelle génération des bâtisseurs de cathédrales.
À sa mort, j'ai demandé à son épouse quel sorte de mémorial permanent aurait le plus souhaité René bubos, à la Cathédrale: une série de conférences? un concert? une bourse? Chacun d'entre eux semblait adapté, mais aucun ne semblait convenir. Nous sommes alors revenus au projet dont tous trois avions parlé en Octobre dernier, le jour où nous avions programmé son sermon à l'occasion de la fête de St François.
Au cours des cinq dernières années - encore un autre exemple de l'inspiration symbiotique du Dr Dubos - la Cathédrale avait consulté plusieurs architectes solaires et des ingénieurs afin de s'assurer que la poursuite de la construction tirerait avantage des développements dans les domaines les plus essentiels de la technologie. En ce dimanche matin d'octobre, j'ai apporté aux Dubos, à leur appartement, les tout derniers plans concernant un projet de recherche solaire établi par le Pr David Sellers de l'École d'Architecture de Yale. C'était une esquisse pour construire le Transept Sud (pas encore commencé) en pierres de taille selon l'architecture gothique, mais avec un film de verre isolant, recouvrant la pierre. Le verre aurait deux fonctions essentielles. Premièrement, il permettrait aux pierres de retenir la chaleur solaire et ainsi de fournir de l'énergie pour chauffer la Cathédrale sans l'aide du fuel. Deuxièmement, ce verre spécial permettrait aux niveaux extérieurs et supérieurs de cet espace clos de fonctionner, telle une immense serre solaire ou «bioshelter» permettant de faire pousser arbres, plantes et autres organismes vivants. Ce projet avait été, en grande partie, initié par les «Colleagues» de la Cathédrale John et Nancy Todd, co-fondateurs de l'Institut de la «Nouvelle Alchimie», dont le Dr Dubos a décrit en détail les fermes solaires piscicoles, verticales, dans la dernière partie de son dernier livre «Les Célébrations de la Vie». Arbres! Poissons! Faire pousser des plantes dans l'espace sacré d'une cathédrale! Les yeux de René bubos étincelèrent en examinant ces plans.
Ainsi, lors du Memorial, une carte était jointe au programme du Requiem de Berlioz avec la mention suivante:

Le «René Dubos Bioshelter» sera situé dans le Transept Sud projeté de la Cathédrale de St John the Divine et constituera la mémoire vivante dédiée à un homme, qui, dans sa vie, a réalisé une union remarquable de ses croyances religieuses les plus profondes avec les principes scientifiques qui ont été la poutre maîtresse de son oeuvre scientifique. Plus le Dr Dubos approfondissait l’ordre de la création, plus il se rendait compte du caractère sacré de cet ordre, de l'indivisibilité de la nature humaine à partir de ses manifestations physiques et de l'interdépendance de toute vie. Le développement du Bioshelter comme partie intégrante, au sein de la Cathédrale, de l'atelier de pierres gothiques était un des projets préférés du Dr Dubos; il représente de ce fait une contribution méritée à sa mémoire.

Indiscutablement, René Dubos a apporté son support au haut lieu qu'est St John the Divine et lui a permis d'être une chose nouvelle et indispensable. Mais, comme dans toutes les vraies communions, je suis persuadé que ces dons furent partagés. Jean Dubos me raconta que, lorsque le Dr Dubos était certain qu'il allait mourir, il lui demanda d'apporter dans sa chambre de l'hôpital des enregistrements de Chants Grégoriens et de sons de cloches. Ce qu'elle fit; il mourut en écoutant le son des cloches. Et ainsi qu'il l'avait écrit dans son dernier livre, il en fût ainsi pour lui:

Nous ne nous trouvons pas, ainsi, uniquement reliés aux environnements physiques, biologiques et sociaux mais aussi au Cosmos dans son ensemble, même si nous ne sommes pas conscients de cette relation….. Notre réaction au son des cloches, par exemple, n’est pas autant ces volées de sons en eux-mêmes, que leur expression symbolique. Un son modifié à l'infini se répand dans toutes les directions à travers l’espace, les cloches qui carillonnent symbolisent pour moi que nous faisons partie de tout ce qui constitue le Cosmos. Elles se propagent dans l’immensité et échouent, bien au-delà, sur le rivage de l'ultime mystère que la science s'avèrera toujours incapable de résoudre.



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