Hans Jonas

Jacques Dufresne

 

Parmi les conditions de la réussite de la conférence de Paris, ( du 30 nov. 2015 au 11 déc. 2015) il y a la connaissance des auteurs qui, depuis un siècle, ont sonné l’alarme à propos de divers aspects de la crise que traverse l'humanité. Nous avons regroupé ces pionniers en trois catégories: critique du progrès, écologie, pensée systémique.

PROJET 50 PIONNIERS : ENC. LAUDATO SI', CONFÉRENCE DE PARIS
SECTIONS : CRITIQUE DU PROGRÈS, ÉCOLOGIE, PENSÉE SYSTÉMIQUE

HANS JONAS (1903-1993), CRITIQUE DU PROGRÈS

«Hans Jonas est né en 1903 d'une famille juive allemande. Il a étudié auprès de sommités du monde philosophique et théologique tels que Husserl, Heidegger et Bultmann. Pour des raisons évidentes, il a dû émigrer en Palestine en 1933 — année de l'accession de Hitler au poste de chancelier —, et de nouveau au Canada en 1939, pour enfin s'établir à New York de 1955 à 1976. Durant l'année académique 1982-1983, il fut professeur invité à Münich, époque où l'auteur de cet article a eu l'occasion de l'entendre lors d'une conférence à Francfort sur les nouvelles valeurs à définir. Hans Jonas mourut en février 1993. Ce juif d'une grande érudition s'est d'abord fait connaître en Allemagne par sa thèse doctorale sur la gnose et, en Amérique, par ses travaux en philosophie de la biologie. Mais, s'il demeure célèbre, ce sera avant tout à cause de son ouvrage décisif sur les aspects éthiques de la technologie avancée en rapport avec l'environnement naturel, et notamment avec la vie humaine et l'ensemble de la biosphère. Il se dégage du livre, qui a connu un succès énorme (plus de 150,000 exemplaires en Allemagne seulement), une sorte de vibration mystique qui caractérise les grands penseurs juifs. c'est cette audacieuse pensée éthique, marquée du sceau de l'urgence, que nous aimerions rendre accessible à un public élargi, sans toutefois en affaiblir l'argumentation.» Laurent Giroux, source.


Ajoutons que bien qu’ils aient effectivement eu des vies très différentes, une profonde amitié a lié Günther Anders et Hans Jonas depuis 1921-1922 jusqu’à la mort d’Anders, en 1992. 

Le principe responsabilité, extrait de la préface


«Le Prométhée définitivement déchaîné, auquel la science confère des forces jamais encore connues et l’économie son impulsion effrénée, réclame une éthique qui, par des entraves librement consenties, empêche le pouvoir de l’homme de devenir une malédiction pour lui. La thèse liminaire de ce livre est que la promesse de la technique moderne s’est inversée en menace, ou bien que celle-ci s’est indissolublement alliée à celle-là. Elle va au-delà du constat d’une menace physique. La soumission de la nature destinée au bonheur humain a entraîné par la démesure de son succès, qui s’étend maintenant également à la nature de l’homme lui-même, le plus grand défi pour l’être humain que son faire ait jamais entraîné. Tout en lui est inédit, sans comparaison possible avec ce qui précède, tant du point de vue de la modalité que du point de vue de l’ordre de grandeur : ce que l’homme peut faire aujourd’hui et ce que par la suite il sera contraint de continuer à faire, dans l’exercice irrésistible de ce pouvoir, n’a pas son équivalent dans l’expérience passée. Toute sagesse héritée, relative au comportement juste, était taillée en vue de cette expérience. Nulle éthique traditionnelle ne nous instruit donc sur les normes du « bien » et du « mal » auxquelles doivent être soumises les modalités entièrement nouvelles du pouvoir et de ses créations possibles. La terre nouvelle de la pratique collective, dans laquelle nous sommes entrés avec la technologie de pointe, est encore une terre vierge de la théorie éthique.»

La nature est notre enfant


«Comment fonder une éthique qui rendrait les humains responsables à la fois de la permanence et de la qualité autant de leur propre espèce que de toute vie répandue sur la surface du globe? Le prototype de ce genre de responsabilité, qui s'impose inconditionnellement de par sa nature même serait, pour Hans Jonas, la responsabilité parentale (all. p. 189s; fr. p.145s). Cette responsabilité est déjà là avec la naissance, à vrai dire dans l'acte même de procréer; l'appel émanant du besoin de protection de l'enfant réclame naturellement, absolument la sollicitude ininterrompue des parents (all. p. 192-193; fr. p. 145), et cela sans limite temporelle — à tout le moins jusqu'à la maturité, et même au-delà — , sans que puisse être prévu ou déterminé d'avance le cours de la vie future de leur progéniture. "C'est l'unique catégorie de comportement entièrement désintéressé transmis par la nature et, en réalité, c'est ce rapport à une progéniture non autonome, donné avec le fait biologique de la procréation, et non pas la relation entre adultes autonomes, qui se trouve à l'origine de l'idée de responsabilité (all. p. 85; fr. p. 65)." On aurait là un exemple incontestable du passage tant contesté de l'être au devoir être: le est du nouveau-né commande par lui- même un tu dois à son égard (all. p. 234; fr. p. 179) 3 devoir que Jonas qualifie d'ontologique. Le rapport de la nature à l'être humain est du même ordre, à cette différence près — qui ne semble pas troubler Jonas — que la direction de la responsabilité se trouve inversée: "En tant que produits par elle, nous devons à la totalité parente de ses productions une fidélité, dont celle que nous devons à notre propre être n'est que le sommet le plus élevé (all. p. 245-246; fr. p. 188)." D'autre part, la responsabilité parentale n'est qu'un mode priviligié — encore qu'unilatéral — de la responsabilité générale des êtres humains les uns envers les autres. Quant à la responsabilité à l'égard de toute vie, voire à l'endroit de la nature en totalité, elle demeure forcément indéterminée. Elle suppose tout d'abord la reconnaissance d'une "dignité propre de la nature" qui réclame notre attention (all. p. 245, 246; fr. p. 187, 188), ce que Jonas nomme une responsabilité métaphysique (all. p. 245; fr. p. 187). Le nouvel impératif — c'est l'impératif catégorique de Kant "recyclé" — qui découlerait de la reconnaissace universelle de cette dignité serait le suivant: "Agis de telle sorte que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentique sur terre." Ou, exprimé négativement: "Agis de telle sorte que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d'une telle vie (all. p. 36; fr. p. 30-31)."» Laurent Giroux, source

Le sens par la limite

« Pour ce qui est de chacun de nous : savoir que nous demeurons ici un court instant seulement, qu’à notre espérance de durée est imposée une limite non négociable, pourrait même nous être nécessaire comme une incitation à compter nos jours et à les vivre de telle sorte qu’ils comptent par eux-mêmes. » (« Fardeau et bénédiction de la mortalité », in Souvenirs, Hans Jonas, p. 9) Source

Un Dieu impuissant et affligé

Terminons ce portrait par une mention de la dernière grande œuvre de Jonas : Le concept de dieu après Auschwitz, paru en 1984. Réagissant au scepticisme, voire à l’athéisme, que les crimes de notre époque ont engendré, Jonas imagine le mythe d’un dieu impuissant et affligé par ce que nous avons fait. Nous sommes désormais les récipiendaires d’un très grand pouvoir et, d’une certaine façon, un regard nous observe des multiples points sensibles de l’Être pour voir ce qu’à l’heure décisive nous en ferons.»Yves Vaillancourt, (Hans Jonas, Le principe responsabilité, CEC, Montréal 2009, p.14)

La vie d'abord

«Dans son livre Le Phénomène de la vie (1963), Jonas défend la thèse que l’essence de la réalité s’exprime de la manière la plus complète dans l’organisme vivant. Ce point d’appui devait permettre d’ériger ensuite l’éthique de la responsabilité. Il est donc très important de rappeler que Jonas est parti de cette philosophie de l’organique pour aboutir, une décennie plus tard, à l’éthique de la responsabilité.» Yves Vaillancourt, Hans Jonas, le principe responsabilité, CEC, Montréal 2009.

Une éthique du futur

«Pour Jonas, toutes les « éthiques du passé » auront été des « éthiques de la simultanéité » (PR, p. 42). Elles avaient pour objet l’action elle-même au moment même où elle a lieu et non ses effets à long terme (PR, p. 40). Seules trois éthiques auront fait exception à cette règle : « l’éthique de l’accomplissement dans l’au-delà » (PR, p. 43), celle de « la responsabilité de l’homme politique pour l’avenir » (PR, p. 45) et celle de « l’utopie moderne » (PR, p. 47). Aujourd’hui, c’est d’une « éthique du futur » dont nous avons besoin, selon Jonas. Anders y avait insisté de son côté dès 1959 : « Toute responsabilité fait référence au futur Anders, Die atomare Drohung, op. cit., p. 86. ». Jonas et Anders sont donc d’accord sur l’idée selon laquelle l’éthique dont notre époque a besoin est une éthique du futur. Source

Nouvelle responsabilité, nouveau remord

À cette toute nouvelle forme de responsabilité correspond une toute nouvelle forme de remords, le « remords par anticipation [die vorauseilende Reue] » dont Jonas décrit l’apparition comme suit : « C’est [l’]accusation selon laquelle ces êtres futurs seront nos victimes qui nous rend tout d’abord moralement impossible la mise à distance égoïste du sentiment qu’on s’autorise généralement dès lors qu’il s’agit d’une situation ne noustouchant que de très loin. “Cela ne doit pas avoir lieu ! Nous ne pouvons pas admettre pareille chose !”, nous hurle dans les oreilles l’effroi qu’éveille en nous la simple imagination de ces êtres eux-mêmes terrifiés. Une crainte désintéressée de ce qui adviendra longtemps après nous, voire un remords par anticipation inspiré par ce qui adviendra longtemps après nous, nous envahissent alors comme un pur réflexe de décence et un mouvement de solidarité vis-à-vis de la communauté de l’espèce, bien qu ‘aucune sanction métaphysique ne nous y oblige [ Jonas, Philosophische Untersuchungen und metaphysische... ». Source

Solidarité d’intérêt avec le monde organique(extrait du livre)

«L’avenir de l’humanité est la première obligation du comportement collectif humain à l’âge de la civilisation technique devenue « toute-puissante » modo negativo. Manifestement l’avenir de la nature y est compris comme condition sine qua non, mais même indépendamment de cela, c’est une responsabilité métaphysique en et pour soi, depuis que l’homme est devenu dangereux non seulement pour lui-même, mais pour la biosphère entière. Même si les deux choses se laissaient séparer — c’est-à-dire si, avec un environnement ravagé (et remplacé en grande partie par des artefacts), une vie digne d’être appelée humaine était possible pour nos descendants — la plénitude de vie produite pendant le long travail créateur de la nature, et maintenant livrée entre nos mains, aurait droit à notre protection pour son propre bien. Mais puisqu’en effet les deux choses sont inséparables, sans caricaturer l’image de l’homme, et qu’au contraire dans le plus décisif, à savoir l’alternative « préservation ou destruction », l’intérêt de l’homme coïncide avec celui du reste de la vie qui est sa patrie terrestre au sens le plus sublime de ce mot, nous pouvons traiter les deux obligations sous le concept directeur de l’obligation pour l’homme comme une seule obligation, sans pour autant succomber à une réduction anthropocentrique. La réduction à l’homme seul, pour autant qu’il est distinct de tout le reste de la nature, peut seulement signifier un rétrécissement, et même une déshumanisation de l’homme lui-même, le rapetissement de son essence, même dans le cas favorable de sa conservation biologique — elle contredit donc son but prétendu, cautionné précisément par la dignité de son essence. Dans une optique véritablement humaine la nature conserve sa dignité propre qui s’oppose à l’arbitraire de notre pouvoir. Pour autant qu’elle nous a produits, nous devons à la totalité apparentée de ses productions une fidélité, dont celle que nous devons à notre propre être est seulement le sommet el plus élevé. Celle-ci en revanche, à condition d’être bien comprise, comprend tout le reste en elle.» Yves Vaillancourt, Hans Jonas, le principe responsabilité, CEC, Montréal 2009.

 

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