Efficacité et rendement dans les services de santé

A. L. Cochrane

Le docteur A.L. Cochrane, Archie pour ceux qu'il a conquis, et il y en a beaucoup à travers le monde, est professeur à la faculté de Médecine de Cardiff. Il a consacré une grande partie de sa vie à de patientes recherches sur la maladie des mineurs de sa région. Il cherche l'évidence, au sens anglais et intraduisible du terme, comme Diogène cherchait l'homme. Mais il fait un usage si humain des statistiques qu'il convertirait à sa méthode le poète le plus réfractaire aux chiffres. Mesurons d'abord ce qui est mesurable, nous parlerons de la qualité ensuite, se plaît-il à dire en montrant les fleurs de son jardin. Propos recueillis par Jacques Dufresne en1974.

«CRITÈRE. Vous n'êtes pas le médecin le plus conformiste de Grande-Bretagne ...

A.L. Cochrane. J'ai d'abord étudié les sciences à Cambridge, entre les deux guerres, à l'époque où il fallait s'incliner devant la science qui était alors, à Cambridge du moins, parfaitement pure et parfaitement inutile. Comme plusieurs de mes camarades, j'ai été très intrigué par Marx et par Freud. Je me suis même rendu à Vienne, où d'ailleurs j'ai vite perdu mes illusions.

CRITÈRE. Pourquoi?

A.L.C. "No evidence." Pas de certitudes objectives. Puis j'ai fait mes études de médecine en partie à Vienne, en partie à Londres. Pendant la guerre civile en Espagne, j'ai servi dans la Brigade Internationale.

CRITÈRE. Aux côtés de Malraux?

A.L.C. J'étais plus près des anarchistes que des communistes, contrairement à Malraux. Je fus extrêmement déçu par la montée du facisme dans le monde. J'ai été fait prisonnier au début de la guerre. À cette époque, les Russes étaient encore du côté des Allemands et les Américains étaient toujours neutres. Nous étions seuls. Vraiment seuls. Je suis resté quatre ans dans les camps. En tant que médecin, j'ai eu un sort particulier, mais je crois que c'est grâce à la poésie que j'ai pu tenir le coup malgré tout. Je faisais des vers. J'en apprenais aussi. J'ai perfectionné mon allemand.

Dans ce Goulag, je m'attendais à des centaines de morts causées par la diphtérie seule en l'absence de tout traitement spécifique. En réalité, il n'y eut que quatre morts, dont trois causées par des blessures de balles infligées par les allemands. Cet excellent résultat n'eut bien sûr rien à voir avec le traitement qu'ils reçurent ou avec mon habileté clinique. Par contre, il prouva très clairement l'importance toute relative du traitement par rapport au pouvoir de récupération du corps humain. Une fois, alors que j'étais toujours seul médecin, je demandai au Stabsarzt allemand d'autres médecins pour m'aider à faire face à ces problèmes considérables. il répondit: Nein! Artze sind überflüssig. ("Non! Les médecins sont superflus.") J'étais si furieux que j'écrivis même un poème à ce sujet. Plus tard, je me demandai s'il avait été sage ou cruel; il avait certainement eu raison.

À mon retour, je me suis intéressé, en tant qu'épidémiologiste, à la santé des mineurs du pays de Galles. J'ai dirigé une recherche qui a impliqué 30,000 personnes de la Mining Valley atteintes de pneumoconiose. Cette recherche a duré quinze ans, assez longtemps pour qu'une certaine relance soit possible. J'ai eu très vite l'impression, qui fut bientôt plus qu'une impression, que dans les services de santé de Grande-Bretagne, tout reposait sur des opinions, non sur des faits.

CRITÈRE. Qu'est-ce qu'un fait pour vous?

A.L.C. Il faut d'abord que je vous dise ce que j'entends par efficacité et rendement. Un traitement est efficace lorsqu'il infléchit l'histoire naturelle de la maladie vers ce qui, au point de vue du patient, est un mieux-être. La méthode la plus sûre pour mesurer l'efficacité d'un traitement est le RCT (randomised control trials). Prenons un groupe de x personnes atteintes de la même maladie. On attribue un numéro à chacune de ces personnes. On divise ensuite le groupe en deux en choisissant les numéros au hasard. Le premier groupe reçoit le traitement A, l'autre reçoit le traitement B. Après un laps de temps y, qui varie selon les maladies, on est en mesure de se prononcer avec certitude sur l'efficacité relative de chacun des deux traitements.

CRITÈRE. C'est de l'expérimentation sur des sujets humains. Chacun sait que les risques d'abus sont considérables en ce domaine. Les résultats que vous pouvez obtenir justifient-ils les risques?

A.L.C. Les principaux obstacles que nous rencontrons sont effectivement d'ordre moral. À ce propos, il est intéressant de noter que le RCT n'est utilisé que dans les pays protestants du Nord. Dans les pays catholiques du Sud, en France notamment, on est très réticent à ce sujet. Il faut noter cependant que beaucoup de traitements qui sont bien établis, mais qui n'ont pas été évalués sérieusement, constituent une expérimentation sur des sujets humains qui n'a même pas l'avantage d'être faite avec méthode. Des publications récentes sur le RCT ont amplement démontré qu'il est très dangereux de partir du postulat que les thérapeutiques bien établies, mais non évaluées, sont toujours efficaces.

CRITÈRE. Pourriez-vous donner quelques exemples de résultats obtenus avec le RCT?

A.L.C. Je pourrais vous en donner des dizaines. En voici quelques-uns. Le docteur Dave Sacket, de l'université McMaster au Canada, a fait des travaux importants, entre autres le Burtington Experiment, dans lequel il a démontré que le groupe témoin traité par les infirmières se portait aussi bien que le groupe témoin traité par les médecins. Il s'agissait de soins primaires. Une étude semblable faite à Cardiff auprès d'un groupe de personnes âgées a démontré que le traitement donné par des personnes sans formation spécialisée était aussi efficace que celui des médecins. Les maladies cardiaques ont aussi été étudiées à Cardiff. Dans un cas, les malades avaient 60 ans et plus. Le groupe A a été traité à l'hôpital, le groupe B à la maison. Les résultats ont été meilleurs pour ceux traités à la maison. On est arrivé à une conclusion semblable dans l'étude du traitement des varices chez des adolescents. Les deux traitements comparés étaient la résection, nécessitant l'hospitalisation, et des injections pouvant être données dans les services externes.

CRITÈRE. Dans Effectiveness and Efficiency, vous citez la lutte contre la tuberculose en exemple. Vous dites que le triomphe exemplaire de la médecine est attribuable en partie au fait que le RCT a été utilisé de façon systématique dès le début. Mais Illich n'a-t-il pas démontré, en s'appuyant sur de bonnes statistiques, que les traitements médicaux n'ont pas modifié d'une façon significative la courbe de cette maladie, dont la gravité diminuait de façon naturelle depuis un certain temps?

A.L.C. Illich, dans ce cas, a fait mentir les statistiques. Ce qu'il dit est juste, mais il ne dit pas tout. Les chiffres qu'il cite ont trait au taux de mortalité par tuberculose pour 10,000 habitants. Dans ce cas, effectivement, on ne remarque dans la courbe aucune chute significative qui coïnciderait avec la généralisation du traitement par la streptomicine. On arrive à une conclusion bien différente toutefois quand on considère la courbe du taux de mortalité par tuberculose pour 10,000 cas traités. Dans ce cas, une chute significative coïncide avec l'introduction de la streptomicine.

CRITÈRE. On raconte qu'il y a, depuis quelques années, une diminution du taux de mortalité par cancer du col de l'utérus. Beaucoup de médecins prétendent que cette diminution est causée par le dépistage et le traitement préventif qui sont de pratique courante dans plusieurs pays, dont le Canada. Mais certains analystes disent, non sans une certaine ironie, que la multiplication des hystérectomies est une explication beaucoup plus vraisemblable. Êtes-vous en mesure de vous prononcer sur cette question?

A.L.C. Il y a eu effectivement une diminution, mais on ne peut pas l'expliquer. On sait seulement que le cancer du col est lié à la vie sexuelle, qu'il ne se produit jamais chez les religieuses. Faut-il mettre en cause la fréquence des relations ou le nombre des partenaires? Comme, pour des raisons d'ordre moral, on ne peut pas utiliser le RCT dans le cas du dépistage du cancer du col, on ne saura probablement jamais si le test Pap est efficace ou non.

CRITÈRE. Dans un autre ordre d'idées, que pensez-vous des placebos?

A.L.C. Les nombreuses études faites sur la question indiquent clairement qu'il faut encourager l'usage du placebo. Dans bien des cas, le placebo est aussi efficace que le traitement classique. Dans certains cas, celui de la migraine par exemple, il est souvent plus efficace parce qu'il n'a pas d'effets secondaires négatifs.

CRITÈRE. Mais nous n'avons pas encore parlé du rendement ...

A.L.C. Un traitement en lui-même peut être efficace mais faire partie d'un tout dont le rendement est mauvais. En ce qui a trait au traitement en milieu hospitalier, il faut s'efforcer de déterminer la durée idéale du séjour, compte tenu de la double nécessité de réduire le plus possible les coûts supportés par l'hôpital et la collectivité et d'accroître, en même temps, la satisfaction du patient. Une étude de rendement a été faite dans la région de Cardiff en ce qui concerne les cataractes. On avait remarqué que la durée moyenne d'hospitalisation dans un hôpital donné était de 13 jours. Pourquoi 13 jours? L'enquête a révélé que 5 jours suffisaient.

CRITÈRE. On peut penser que l'alitement satisfait un profond besoin de sécurité, que la position de gisant exerce un attrait symbolique puissant. C'est ce qui faisait dire au philosophe-médecin français, François Dagognet, auteur de La Raison et les Remèdes, qu'on meurt plus de son lit que dans son lit. Qu'en pensez-vous?

A.L.C. Il y a des explications plus simples. Les médecins tiennent en général à garder leurs lits, à afficher "complet". C'est pour eux un status symbol. Le médecin donne souvent l'impression d'accorder une faveur en prolongeant le séjour à l'hôpital d'une semaine. Mais dans ce cas comme dans le cas de l'abus des médicaments, la psychologie du patient est plus en cause que celle du médecin. "Docteur, il faut que vous fassiez quelque chose!" Le docteur se sent effectivement obligé de faire quelque chose.

CRITÈRE. Ne pensez-vous pas, malgré tout, que les médecins font parfois un mauvais usage de la liberté qui leur est laissée?

A.L.C. Sans doute, mais je vous assure que lorsque j'étais au milieu de mes prisonniers tuberculeux, dans les camps, j'aurais aimé avoir plus de raisons scientifiques de choisir tel traitement plutôt que tel autre. Un prisonnier russe très atteint est arrivé un jour à mon camp. En réalité, il était à l'agonie. Il criait au point de rendre la vie impossible à tous les autres malades. J'aurais bien aimé avoir l'embarras du choix des moyens à son égard. Finalement, je l'ai pris dans mes bras. Il s'est calmé. Il avait peur.

CRITÈRE. À vos yeux donc, quand les moyens sont bons, il n'y en a jamais trop. Pensez-vous que la plupart des médicaments prescrits aujourd'hui sont de bons moyens?

A.L.C. Je pense que 80% des médicaments sont inefficaces ou dangereux. C'est une opinion. Les personnes âgées prennent souvent jusqu'à 7 pilules par jour. Dans le domaine des drogues psychotropiques, les abus sont particulièrement scandaleux.

CRITÈRE. Sur quoi reposent les affirmations de ce genre?

A.L.C. Voici un exemple des études qui peuvent être faites. La vitamine B 12 est indiquée pour le traitement de l'anémie pernicieuse. Dans tous les autres cas, elle est contre-indiquée. Il suffit de consulter les statistiques officielles pour voir si cette règle est respectée. En fait, on distribue huit fois trop de vitamines B 12 par injection seulement, 20 fois trop si l'on tient compte des doses absorbées par voie buccale.

CRITÈRE. S'agit-il là d'un cas particulier à l'Angleterre?

A.L.C. Il s'agit d'un cas typique. La situation est bien pire en France, par exemple.

CRITÈRE. Vous avez dit qu'on peut utiliser le RCT pour mesurer l'efficacité et le rendement. Dispose-t-on à l'heure actuelle de suffisamment de résultats sûrs pour établir une liste rationnelle de priorités dans le domaine de la santé?

A.L.C. Nous n'avons encore que trop peu de résultats sûrs. Nous savons, par exemple, qu'il y a un rapport entre la cigarette et les cancers du poumon. Mais en ce qui a trait au cigare et à la pipe, nous n'avons aucune certitude. Je l'ai déjà dit, nous nous heurtons à beaucoup d'obstacles d'ordre moral. Nous avons aussi, bien entendu, beaucoup de difficultés à trouver des médecins qui acceptent de collaborer avec nous.

Il me semble aussi que nous ne devrions pas inciter les gens à modifier leur mode de vie sans avoir de très sérieuses raisons de le faire; ceci vaut particulièrement pour ceux qui ont 65 ans et plus. Ces derniers devraient être encouragés à jouir de la vie comme ils l'entendent et quelque dangereux que puissent être leurs plaisirs on devrait les leur laisser aussi longtemps qu'ils ne portent pas atteinte aux autres et qu'il n'en résulte pas un fardeau trop lourd pour les services de santé.

CRITÈRE. Étant donné la complexité et la quantité des contrôles qui semblent la condition de toute politique vraiment rationnelle, ne doit-on pas s'attendre à voir apparaître une nouvelle bureaucratie qui viendra s'ajouter à l'appareil médical et absorbera toutes les économies dont elle pourra éventuellement être l'instrument?

A.L.C. Il ne faut pas exagérer non plus l'importance des défis qu'il faut relever. Il y a un bon nombre de traitements dont l'efficacité est évidente. Aucune étude spéciale n'est nécessaire dans ce cas.

CRITÈRE. Ne croyez-vous pas que le sens politique et la sagesse exigent que l'on fasse des extrapolations équivalant souvent à des jugements de valeur? Très rares sont en pratique les situations où l'on dispose de données qui dispensent l'homme d'action de recourir à des jugements de valeur. Ces jugements de valeur, ne vaut-il pas mieux qu'ils soient formulés par des gens comme vous plutôt que par le premier venu?

A.L.C. Quand j'estime que je n'ai pas de certitude, je peux toujours donner mon opinion comme tout le monde et je ne me prive pas de le faire. Mais si j'avais à décider, je demanderais l'opinion de la majorité.

CRITÈRE. Si vous aviez à établir une politique de la santé dans l'état actuel des connaissances, quelles en seraient les grandes lignes? Bien entendu, nous n'attendons pas autre chose que des opinions...

A.L.C. Certaines opinions en ce domaine reposent sur des bases assez solides. Il existe à l'heure actuelle des documents sérieux qui permettent de comparer le rendement des services de santé dans une vingtaine de pays occidentaux. Je pense en particulier à un ouvrage de Robert Maxwell intitulé Health Care - The Growing Dilemna. Ce document contient un grand nombre de données intéressantes: pourcentage du P.N.B. alloué à la Santé, nombre de lits d'hôpitaux, durée moyenne de l'hospitalisation, espérances de vie, etc. Au premier rang, il y a les pays scandinaves. Les USA sont au 19e rang, après le Portugal, en dépit du fait qu'ils consacrent un fort pourcentage de leur P.N.B. à la santé.

On remarque que dans les pays scandinaves - qui consacrent eux aussi un fort pourcentage de leur P.N.B. à la santé - l'accent est mis sur les soins primaires, tandis qu'aux USA, il est mis sur les traitements de pointe. Il y a là je pense une indication précieuse et valable pour tous les pays. Il convient de transférer une partie des crédits du secteur traitement (cure) au secteur soin (care). Plus précisément, cela signifie, par exemple, qu'il faut, dans les hôpitaux, réduire les dépenses pour l'équipement de luxe et accroître les déboursés visant à améliorer la qualité des soins médicaux.

CRITÈRE. Le Canada figure-t-il dans le document de R. Maxwell?

A.L.C. Non, mais nous avons toutes les données nécessaires pour reconstituer des tableaux où le Canada figure. On peut formuler plusieurs hypothèses pour expliquer la performance médiocre du Canada. Il se peut que la faible densité de la population soit un facteur important. Au Canada, il y a un taux très élevé d'opérations facultatives. Il y a aussi plus d'admissions dans les hôpitaux et plus de lits d'hôpitaux que dans la plupart des autres pays. Ce sont là des hypothèses explicatives qu'il faut retenir. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, le très grand nombre de lits d'hôpitaux n'est pas un facteur positif. Il se peut aussi que le mode de paiement des médecins soit en cause.

CRITÈRE. Justement, parlons-en. Quelles sont vos opinions en ce qui a trait au mode de paiement des médecins?

A.L.C. La "capitation" pour les omnipraticiens, le salaire pour les spécialistes, avec une marge de 10 à 15% du salaire laissée à l'initiative personnelle.

CRITÈRE. Qu'entendez-vous par "capitation"?

A.L.C. Il s'agit d'un paiement établi en fonction de la population desservie par un médecin.

CRITÈRE. À la fin de Effectiveness and Efficiency, vous soulevez un problème capital mais méconnu, le problème de l'inégalité entre les malades. Pourquoi allouer x% du budget de la santé au traitement de telle maladie et y%. au traitement de telle autre? Vous dites que, dans l'état actuel des choses, les administrateurs de la santé ne sont pas en mesure de répondre aux questions de ce genre et que, quand ils établissent leur budget annuel, ils en sont réduits à raisonner ainsi: même répartition que l'an dernier + ou - 5% pour satisfaire les groupes de pression. Pour résoudre le problème, vous préconisez une forme de quantification qui a quelque chose d'horrible. Vous dites qu'il faut raisonner ainsi: si le fait de sauver la vie d'un homme de vingt ans et de lui redonner une espérance normale de vie occupe le sommet de l'échelle des priorités et est par conséquent coté à 100, quelle cote faut-il donner au traitement d'une schizophrénie avancée?

A.L.C. J'ai dû surmonter une forte répugnance pour en arriver à cette conclusion. J'ai d'abord été amené à constater que la quantification est, dans beaucoup de pays, pratiquée d'une façon cachée et incorrecte. J'en ai conclu qu'il valait mieux la pratiquer d'une façon ouverte et correcte.

CRITÈRE. Vous avez sans doute d'autres opinions à formuler en ce qui concerne, par exemple, les médicaments, dont vous avez déjà parlé.

A.L.C. Il y a beaucoup trop de médicaments. Je l'ai déjà dit. Il faudrait en réduire le nombre considérablement. Pour pouvoir introduire un nouveau médicament, il faudrait qu'on prouve qu'il est plus efficace que ceux qui existent déjà. Il faudrait qu'on interdise aux compagnies de produits pharmaceutiques de faire de la publicité et d'envoyer des représentants chez les médecins. De telles mesures, nous objecte-t-on, amèneraient la disparition des revues spécialisées de médecine. Cet argument peut être facilement retourné contre ceux qui le formulent. Par l'intermédiaire de leurs représentants et de la publicité qu'elles font dans les revues qu'elles soutiennent, les compagnies pharmaceutiques ont la haute main sur la formation et l'information des médecins. Cela est inadmissible. Il faudrait créer une commission indépendante qui serait chargée non seulement d'autoriser l'introduction de nouveaux médicaments, mais aussi de rédiger les avertissements qui doivent les accompagner. Dans ces avertissements, on devrait faire état du résultat des principaux tests (RCT ou autres) dont chaque médicament a été l'objet.

CRITÈRE. On parle de plus en plus de qualité de la vie. On réclame une médecine plus humaine. Croyez-vous que les études médicales actuelles préparent les futurs médecins à relever les défis qui les attendent? Ne faudrait-il pas inscrire plus de sciences humaines au programme?

A.L.C. Je ne vois pas comment un cours de littérature ou de science humaine rendrait les médecins plus humains qu'un cours d'anatomie ou de biochimie. À la faculté de Médecine de Cardiff, les étudiants ont boycotté les cours de sociologie et de psychologie. Il est vrai que c'était des cours qui n'étaient pas très bien adaptés à leurs besoins. Il m'apparaît plus important de mieux choisir les candidats que de modifier les programmes.

CRITÈRE. Quels seraient vos critères d'admission?

A.L.C. L'intelligence ne serait mon premier critère que pour 10% des places disponibles. Pour les 90% des autres places, mon premier critère serait la bonté. L'intelligence, ce qu'on appelle l'intelligence, n'est de première importance que pour ceux qui se dirigent vers la recherche. Je vous répète que je n'exprime ici que des opinions....

CRITÈRE. Des opinions quand même un peu plus éclairées que celles de la majorité des gens.

A.L.C. J'admets que l'opinion, en ce qui concerne la santé du moins, est souvent déformée par les journalistes. Ces derniers ont trop tendance à rechercher le sensationnel, à dramatiser.

CRITÈRE. Les Christian Barnard et autres chirurgiens-vedettes ne sont pourtant pas des journalistes ...

A.L.C. Mais ce sont les journalistes qui en ont fait des héros. Compte tenu de l'état des connaissances sur l'immunologie à l'époque des premières implantations, ces prétendus exploits n'étaient que des prouesses de bouchers. Cela a été dit ouvertement. Les journalistes auraient dû le savoir. Mais en général les journalistes se soucient fort peu de savoir si les opinions qu'ils lancent ont un quelconque fondement dans les faits. J'estime néanmoins qu'il faut partir de l'opinion des gens. Pour établir une politique de la santé, il faudrait faire des référendums pour savoir ce que veut la population.

CRITÈRE. Erreur en-deçà de 50%, vérité au-delà! Ne croyez-vous pas que, un peu partout dans le monde et en Grande-Bretagne particulièrement, la majorité serait favorable au rétablissement de la peine de mort? Je suppose cependant que vous n'en conclurez pas que la peine de mort est une bonne chose.

A.L.C. Dans certaines situations, le gouvernement doit prendre des initiatives.

CRITÈRE. À partir de quelles évidences?

NDLR. Le professeur Cochrane répondit à cette dernière question par un sourire rempli d'humour positiviste qu'il faut bien se garder de confondre avec l'ironie socratique.»




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