Désinformation au sujet de la Syrie et de la Lybie

Jacques Dufresne

À force de découvrir, souvent des années après les faits, à quel point l’homme bien informé(!) que je suis a été dupe des médias, j’en viens à penser qu’il faudrait, après chaque nouvelle importante, interrompre le bulletin pour donner la parole à un grand reporter qui mettrait les choses en perspective et en montrerait la complexité.

Voici comment un documentaire sur le Moyen Orient, sur la Syrie et la Lybie en particulier, m’a réveillé de mon sommeil d’observateur gobeur tout en me faisant découvrir les origines de l’attentat suicide dans le monde musulman. Il s’agit d’une vidéo d’Adam Curtis de la BBC. Présentée en 2015, elle s’intitule HyperNormalisation et dure deux heures quarante minutes.

1975. Henry Kissinger alors Secrétaire d’État du gouvernement américain achève de peaufiner sa doctrine : le monde forme un système dont il faut assurer l’équilibre, notamment en empêchant les Arabes de s’unifier conformément à ce qui avait été le rêve d’Ibn Seoud, le fondateur de l’Arabie Saoudite. Ce rêve, c’est l’homme fort de la Syrie Hafez el-Assad, le père de Bachar, qui l’incarne et semble être en mesure de le réaliser. Kissinger le traitera d’abord comme un allié, pour le trahir bientôt en suscitant la conclusion d’un traité entre l’Égypte et Israël, un traité contraire aux intérêts de la Syrie, pour qui le retour des Palestiniens sur leur ancien territoire était un objectif de première importance. Kissinger divisa le monde arabe plutôt que de l’aider à s’unifier. Hafez el-Assad avait fait preuve d’une extrême cruauté pour se maintenir au pouvoir. Il imposait le culte de sa personne et ne tolérait aucune atteinte à son autorité. Après avoir été humilié par Kissinger, il devint la proie d’une obsession, la vengeance. Il dit à Kissinger que ce qu’il venait de faire libérerait des démons cachés sous la surface du monde arabe. Ces démons devaient prendre la forme des attentats suicide.

Une première occasion de vengeance lui sera fournie par l’incursion de l’armée d’Israël au Liban dans le but d’encercler et de neutraliser les palestiniens qui s’y trouvaient.

Nous sommes en 1982. L’Ayatollah Khomeini est au pouvoir en Iran où il met au point ce qu’on appellera la bombe atomique du pauvre, en l’occurrence une arme théologique, consistant en la légitimation du suicide dans le cadre d’une religion qui l’avait interdit jusque-là. Pas n’importe quel suicide, mais celui qui est commis au nom d’Allah et couronné pour cette raison par une béatitude éternelle. C’est ainsi que Khomeini put remplir des autobus d’enfants qui, en chantant, couraient au massacre dans une guerre insensée contre l’Irak, alors soutenu par les États-Unis.

Le Sud du Liban allait bientôt être le lieu d’une tragédie. Selon une rumeur que Curtis a prise à son compte, les Israéliens permirent à des milices chrétiennes[i] de pénétrer dans un camp palestinien pour s’y livrer à un massacre qui choqua le monde entier, à commencer par l’opinion publique américaine. Ronald Reagan, qui s’en était tenu jusque-là à un ton moralisateur, fut obligé d’intervenir. Il le fit en envoyant au Liban un contingent de marines. Ce qui ne pouvait être perçu par Hafez el-Assad que comme une provocation humiliante pour l’homme tout puissant qu’il était dans la région.

Ce qui eut aussi pour effet de faire entrer le monde dans l’ère de l’attentat suicide. Fort de la transformation du suicide en acte saint par Khomeini, le dieu de la Syrie poussa la piété un peu plus loin. Les jeunes héros iraniens étaient des martyres, ils ne tuaient pas en se suicidant. Hafez el-Assad, avec la complicité du Hezbollah plaça des candidats au paradis dans des camions qui pénétrèrent dans la base des marines avec une charge d’explosifs : il y eut plus de 200 morts sur la base. C’était trop pour ce que les Américains pouvaient supporter après l’échec du Vietnam. Reagan retira ses troupes, sous prétexte que la situation dans cette partie du monde était trop complexe

Hafez el-Assad triompha. N’était-il pas le premier chef arabe à gagner une guerre contre les États-Unis? Il n’allait pas s’arrêter là. C’est lui qui, selon les sources européennes de Curtis, fut responsable de l’attentat contre une discothèque de Berlin en avril 1986. Il n’empêche que pour relever cet affront, les Américains incriminèrent la Lybie de Kadhafi, pays faible ne jouissant d’aucun crédit dans la région. Dix jours plus tard Reagan donnait l’ordre d’un bombardement de Tripoli qui détruisit la maison du chef, lequel sembla par la suite vouloir tirer gloire de ce crime qu’il n’avait pas commis. Dans le même esprit il acceptera plus tard de dédommager les passagers de l’avion de la Pan Am qui avait explosé au-dessus de l’Écosse en 1988. Là encore la responsabilité appartenait à la Syrie selon toute vraisemblance. On est dans la pure fiction.

La magnanimité de Kadhafi lui valut de devenir l’enfant chéri des puissances occidentales; il était une carte utile pour elles dans la conjoncture du moment. On se souvient de la façon dont il planta sa tente à Paris devant le palais du président Sarkozy. À la même époque, Donald Trump fit la meilleure affaire de sa vie en aménageant près de l’édifice des Nations-Unies un habitat digne du maître de la désertique Lybie. Il réalisait le grand rêve de sa vie : prononcer un discours fleuve devant l’Assemblée générale des Nations Unies.

La gloire de ce roi fou, ayant joué le rôle du fou des rois, sera éphémère. Croyant ou feignant de croire que le printemps arabe allait faire surgir magiquement, numériquement, virtuellement de solides démocraties en lieu et place des dictatures de la région, une coalition menée par la France et les États-Unis s’attaque à la Lybie plutôt que d’aider son chef à y rétablir la paix. J’approuvais stupidement tout cela.

Non seulement le chef n’eut pas droit au minimum d’honneur dû à un ami de la veille, mais il connut la mort la plus ignoble qu’on puisse imaginer. La Lybie a été appauvrie, décimée et réduite au chaos.

 

[i] Choqué par cette opération des chrétiens du Liban, ma première réaction fut de voir en eux des descendants des Croisés les plus barbares. Si soucieux qu’il soit de la vérité historique, Adam Curtis a failli me conduire sur une fausse piste. D’autres sources que je ne peux pas commenter ici m’ont appris que les chrétiens du Liban étaient eux aussi attaqués injustement au point de pouvoir se sentir en état de légitime défense.
 

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