Des goûts et des préférences

Lise Dolbec

Être et avoir, pesanteur et grâce, l’association de deux mots assure parfois à chacun un nouveau destin philosophique; peut-être est-ce le sort qui attend goût et préférence. Dans le contexte virtuel d’aujourd’hui les goûts (les likes) qui ne se discutent pas, forment souvent, en s’agglomérant sur les médias sociaux, une opinion intolérante. Tandis que la préférence, qui donne ses raisons, se prête à des débats qui font reculer l’intolérance.

Un article fort intéressant du Guardian traitant du néolibéralisme incite à la réflexion sur l’impact des nouvelles technologies sur la liberté dont disposent réellement leurs utilisateurs. En voici quelques extraits : (Réf. : https://www.theguardian.com/news/2017/aug/18/neoliberalism-the-idea-that-changed-the-world)

 […] Le néolibéralisme représente plus qu’une liste standard de vœux de la droite. C’est une façon de réorganiser la réalité sociale et de repenser notre statut comme individus.

 […] Pas moins que l’État providence, le libre marché est une invention humaine.  On nous incite fortement à nous percevoir comme les propriétaires de nos propres talents et initiatives, tout comme on nous pousse à compétitionner et à nous adapter.

[…] Conséquemment, la sphère publique – l’espace où nous proposons des raisons et contestons celles des autres, cesse d’être un espace de délibération et devient un marché en clics, j’aime (likes) et retweets. Internet est le goût personnel amplifié par algorithme; un espace pseudo-public qui fait écho à la voix déjà présente dans la tête de chacun. Au lieu d’un espace de débat dans lequel nous cheminons vers un consensus en tant que société, il y a maintenant un dispositif d’affirmation mutuelle auquel on fait référence de façon banale comme à un « marché des idées ».  Ce qui ressemble à quelque chose de public et lucide est seulement une extension de nos opinions préexistantes, préjugés et croyances, alors que l’autorité des institutions et les experts ont été remplacés par la logique agrégative de données de masse. Ainsi, comme l’a mentionné le fondateur de Google, lorsque nous accédons au monde avec un moteur de recherche, ces résultats sont classés, "de façon récurrente" par une quantité infinie d’utilisateurs individuels fonctionnant comme un marché, continuellement et en temps réel.

Les réseaux sociaux encouragent la facilité en nourrissant l’illusion du plaisir immédiat et en ankylosant un vrai processus réflexif et créatif.
En effet, comment prendre des décisions éclairées en présence d’outils qui appellent des réponses instantanées? J’aime/je n’aime pas. J'aime, bien sûr, mais aussi des « nuances » : J'adore, Haha, Wouah et Grrr. Les informations, prestations ou images publiées se voient ainsi commentées, ignorées ou partagées, leur sort se retrouvant entre les mains d’une multitude d’individus plus ou moins expérimentés ou renseignés, aux goûts et attentes variés, chacun étant invité à émettre son opinion sur-le-champ. Pendant ce temps, la personne qui aura mis l’information en ligne vivra dans l’expectative de récolter des assentiments qui viendront conforter son impression surfaite qu’elle sait de quoi elle parle puisque d’autres approuvent ses vues.

On peut cliquer sur J'aime lorsqu'on reçoit la photo d'un mignon chaton (goûts), mais aussi pour des données plus complexes au sujet desquelles il y aurait matière à débat afin de faire évoluer la pensée.  Or, l'échange se résumera le plus souvent à un pouce levé (like) et, si on a le temps et que le sujet semble digne d'intérêt, à l'ajout de quelques remarques personnelles qui se perdront parmi d'autres. Qui prend le temps de lire tous les commentaires relatifs à un document partagé, à moins d'en recevoir personnellement dans ses notifications en réponse à une publication? 

Certains goûts sont innés. Pour le comprendre, on n’a qu’à regarder l’expression du bébé qui vient de recracher la purée d’épinards déposée pour la première fois sur sa langue… Le milieu de vie ou le pays d’origine sont porteurs d’une culture qui influe sur les perceptions individuelles. Ainsi, après en avoir été imprégné un certain temps, la musique locale va devenir la référence pour l’auditeur. Un Québécois devra « se faire l’oreille » pour apprécier les chants asiatiques, et rien ne dit qu’il y parviendra tant ces sonorités étrangères s’éloignent des vibrations auxquelles il s’est « habitué ». Par contre, la culture musicale américaine a colonisé toute la planète, ce qui ne signifie pas que tout le monde y adhère, mais l’ouïe s’y est fait davantage et le choc est amorti. Les goûts ne sont ni discutables ni « négociables », même si, au cours d’une vie, ils vont se préciser, s’affiner ou se diversifier. 

Fruit d’une réflexion, les préférences peuvent être modifiées si certains arguments viennent ébranler les convictions. Par contre, elles peuvent aussi s’ancrer lorsque le flux de la pensée est interrompu, volontairement ou non, par des questions vitales ou perçues comme telles, par exemple. Le penchant sera alors éclipsé par la nécessité de satisfaire le besoin. En politique, on n’élira pas la personne la plus compétente pour diriger le pays, mais celle qui aura le plus de chances de combler nos manques. Ainsi, on ne devrait jamais dire : « Je crois », puisque, ce faisant, on cesse de chercher et on s’enlise dans des principes qu’on sera toujours porté à défendre, même à l’encontre du gros bon sens.  Dans un article publié il y a plusieurs années, j’avais cité des paroles qui me semblent toujours d’actualité : « Tous les bouchers du monde rêvent d’un tel troupeau qui se rend de lui-même à l’abattoir pour s’y faire hara-kiri. »

Les réseaux sociaux encouragent des réponses spontanées, basées sur l’émotion du moment. Donnant l’illusion d’une vraie communication, ils nous mettent en contact avec une multitude d’« amis » dont on ne connaît à peu près rien, mais qui nous rassurent sur nos choix. L’ego est flatté, les goûts sont cautionnés, on échappe à la solitude et à l’ennui.  On en vient à réfléchir en fonction des autres, influencés par le nombre de « J’aime ». On renonce à son autonomie pour se mouler à l’environnement collectif. On devient tout à coup quelqu’un dont les propos méritent d’être lus et commentés, et non plus l’illustre inconnu qui s’exprimait dans un cercle restreint et qu’on pouvait interrompre à tout moment. Bien sûr, certains vont échapper à l’influence néfaste de la désinformation qui s’infiltre parmi les faits, mais les plus vulnérables courent constamment le risque d’être entraînés dans un tourbillon abrutissant. Du pain et des jeux!  

Comment éviter que l’individu s’efface au profit d’une collectivité qui lui fournit une réflexion prémâchée et, parfois même, prédigérée? Plus besoin de tourner sa langue sept fois avant de parler. C’est le « free for all »!  Une fausse liberté diluée dans un flot de commentaires qui peuvent être sages et instructifs, certes, mais qui sont bien souvent vains. Les choix se partagent et se cristallisent en groupe, sans réelle réflexion, celle qui nous connecte à nous-mêmes et qui exige une certaine introspection pour être en mesure de démêler le vrai du faux, l’essentiel de l’accessoire.

Il faut bien sûr éviter le repli sur soi qui mène à la stagnation des idées. Dans ce contexte, échanger, confronter ou discuter sur les grands sujets de l’heure est un exercice collectif important : il est bon de s’abreuver à d’autres sources. Encore faut-il, cependant, que la source en question soit fiable et que l’échange soit réel. La pensée doit être articulée et le choc des idées, d’où, dit-on, jaillit la lumière, générateur d’une croissance personnelle ou collective.

Tout comme certains ont vu fondre leur aptitude en calcul mental avec l’arrivée des calculatrices, en viendra-t-on à être de moins en moins capable de réfléchir, mais, aussi, de communiquer autrement qu’en quelques paragraphes? Pourquoi offrir sa présence et son écoute à un ami négligé depuis des années, entraîné dans la course folle de l’efficacité à tout prix, alors que le contact semble toujours vivant sur Facebook? Pourquoi passer des heures à approfondir une idée quand des réponses toute faites sont fournies sans exiger d’efforts intellectuels, ni même de questions? Pourquoi développer une vraie pensée critique alors qu’il est possible de donner ses impressions en un clic et d’y trouver un contentement? Dans ce monde au rythme effréné, où la productivité domine, pourquoi perdre du temps à analyser des textes susceptibles de nous construire comme individus alors que certains ont déjà tiré toutes les conclusions à notre place, livraison incluse?

Les réseaux sociaux n’incitent pas à de véritables échanges ou confrontations des idées en ce sens qu’ils ne favorisent pas une communication cœur à cœur, d’esprit à esprit, bref un vrai contact humain, l’action étant plus souvent qu’autrement réduite à sa plus simple expression, tant sur le plan des propos tenus que pour le niveau de langage. Ils transportent un flot incessant d’informations disparates pour lesquelles est demandée une réaction prompte, sans discrimination du sujet. La petite voix intérieure de chacun, celle qui porte ses valeurs individuelles et ses convictions profondes, s’en trouve distraite, et, de ce fait, muselée. Les idées, les goût et les préférences de chacun finissent par être répertoriés en simples statistiques et la pensée individuelle se voit annihilée.

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