Des élections à date molle

Marc Chevrier

Des élections à date molle

ou l’ultime sursaut du monarchisme québécois

Les députés de l’Assemblée nationale sont sur le point d’adopter un projet de loi devant instaurer des élections à date fixe, le projet de loi no3 déposé par le ministre Bernard Drainville, en remplacement supposé de la vieille coutume qui laissait au premier ministre le soin de décider du déclenchement des élections, à la date qu’il jugeait opportune (1). On ne peut que se réjouir de cette nouvelle mesure qui donnera à nos rendez-vous électoraux plus de régularité. Cependant, ce projet de loi, dans sa formulation actuelle, est loin de nous débarrasser de la prérogative royale, qu’exercent en fait nos premiers ministres, de déclencher des élections anticipées. En effet, le projet de loi portera un article, que les députés ont retouché en commission, libellé comme suit : « Le présent article n’a pas pour effet de porter atteinte au pouvoir du lieutenant-gouverneur de dissoudre l’Assemblée nationale avant l’expiration d’une législature. » En clair, même si le projet de loi prévoit la tenue des élections générales quatre ans après le jour du scrutin des dernières élections générales, le premier ministre pourra toujours abréger la durée normale de la législature, en allant rendre visite au représentant de Sa Majesté. La principale innovation qu’apporte au fond ce projet de loi est que dorénavant, il ne sera plus nécessaire d’attendre le feu vert du premier ministre pour déclencher des élections après un mandat de quatre ans, cela se fera automatiquement.

 Le projet de loi de Drainville s’inspire manifestement de la loi sur le même sujet qu’a adoptée le gouvernement Harper en 2007, ainsi que d’autres lois équivalentes adoptées dans plusieurs autres États provinciaux.  La loi fédérale comporte un article qui préserve les « pouvoirs du gouverneur général, notamment celui de dissoudre le Parlement lorsqu’il le juge opportun ». Comme l’a noté Adam Dodek dans la Revue parlementaire, « en examinant le hansard, on constate que les députés savaient très bien que le projet de loi n’empêcherait pas le premier ministre de demander une dissolution plus tôt que prévu. » D’ailleurs, le premier ministre Harper ne se priva pas de déclencher des élections anticipées le 14 octobre 2008 dans l’espoir d’obtenir une majorité aux Communes. Dans L’Actualité, Alec Castonguay écrivait, en parlant des lois sur les élections à date fixe adoptées au Canada : « Toutes les lois en ce sens au Canada, y compris celle déposée par le gouvernement Marois, ne modifient en rien les pouvoirs du lieutenant-gouverneur (protégés par la Constitution) et du premier ministre en fonction, qui peut encore dissoudre le parlement et déclencher des élections à sa guise. » (2) Les avis sur ce genre de loi aux visées contradictoires sont en réalité partagés parmi les spécialistes. Les difficultés viennent de ce que les lois sur les élections à date fixe « mais flexible » adoptées au Canada, pour reprendre les mots des juristes Guy Tremblay et Hubert Cauchon (3), se plient à une certaine orthodoxie constitutionnelle, suivant laquelle les prérogatives qu’exercent les représentants de sa Majesté dans le processus électoral doivent être à tout prix préservées, puisque « congelées » dans la Constitution.

 Or, dans la patrie de la monarchie parlementaire, les députés britanniques ont adopté en septembre  2011 une véritable loi instaurant des élections à date fixe, la Fixed-Term Parliaments Act, loi que plusieurs observateurs de la scène politique britannique considèrent comme une petite révolution. Cette loi a éliminé en quelque sorte la prérogative du monarque relative à la dissolution de la Chambre des Communes et règlemente les circonstances dans lesquelles une dissolution anticipée peut survenir, au nombre de deux : 1- à la suite de l’adoption d’une motion de censure en bonne et due forme, lorsqu’elle n’est pas suivie d’un vote de confiance dans les 14 jours suivants;2- à la suite de l’adoption aux deux-tiers des députés d’une résolution prévoyant des élections anticipées (4). Ces deux exceptions à la fixité des élections font descendre du premier ministre aux Communes le pouvoir relatif à la dissolution anticipée de la chambre. Pourquoi n’en ferait-on pas autant au Québec?

Si, comme le pensent nombre de nos constitutionnalistes, il est interdit d’égratigner les prérogatives de nos excellences les gouverneur-généraux et lieutenants-gouverneurs, rien ne nous empêche d’encadrer le pouvoir du premier ministre, notamment quand il leur rend visite. Ainsi, il serait concevable de reprendre les dispositions de la loi britannique, de telle manière que le premier ministre québécois ne pourrait conseiller au lieutenant-gouverneur une dissolution anticipée qu’à certaines conditions.  La loi québécoise pourrait se formuler comme suit : «  Le premier ministre peut recommander au lieutenant-gouverneur la dissolution anticipée de l’Assemblée nationale si l’une ou l’autre des conditions suivantes est remplie : a) l’assemblée a adopté aux deux-tiers des députés une résolution réclamant la tenue d’élections anticipées; b) l’assemblée a adopté une motion de censure, qui n’a pas été suivie dans les 14 jours de son adoption d’une motion de confiance. » Ces deux exceptions laisseraient à nos parlementaires assez de marge pour faire face à l’imprévu, notamment en situation minoritaire lorsqu’un gouvernement a été défait. Le délai de 14 jours pour constituer un nouveau gouvernement ou pour donner à un gouvernement défait la chance de regagner la confiance de la chambre peut paraître court; les députés québécois peuvent bien sûr fixer un laps de temps plus long, 21 jours par exemple. Toutefois, quel que soit le scénario retenu, le premier ministre ne pourrait plus décréter de dissolution opportuniste; l’assemblée, en dernière instance, déciderait de tout appel anticipé au peuple. Si l’idée de contraindre le premier ministre par la loi répugne à nos députés, ils pourront toujours adopter une résolution solennelle, en complément de la loi, qui invite celui-ci à exercer ses prérogatives dans le respect de certaines limites, pareilles à celles de la loi britannique ou conformément à toute autre règle adaptée au parlementarisme québécois. Cette résolution aurait certes une simple valeur déclaratoire mais scellerait néanmoins un engagement politique, qu’il incomberait aux législatures présente et à venir d’honorer et qui pourrait susciter une nouvelle pratique du droit de dissolution de l’Assemblée nationale. 

 Sur une question aussi fondamentale que la responsabilité du gouvernement vis-à-vis du peuple, le droit parlementaire québécois devrait suivre les voies de l’imagination et de la clarté démocratique. Pourtant, on dirait qu’une antique terreur sacrée à l’égard de la monarchie paralyse encore plusieurs de nos députés.

 

(1)Voir le Projet de loi n°3, Loi modifiant la Loi électorale afin de prévoir des élections à date fixe, Assemblée nationale de l’État du Québec, 40e législature, 1ere session.

 (2)Alec Castonguay, « Élections à date fixe: avantages, désavantages et exemples », L’Actualité, 8 novembre 2012.

 (3)Guy Tremblay et Hubert Cauchon, « Les élections à date fixe mais flexible au Canada », Les Cahiers de Droit, vol. 51, no2, juin 2010, p. 425-443.

 (4)Voir notamment Armel Le Divellec, « Un tournant de la culture constitutionnelle britannique : le Fixed-Term Parliaments Act 2011 et l’amorce inédite de la rationalisation du système parlementaire du gouvernement du Royaume-Uni », Jus Juridicum, Revue internationale de droit politique

 

 

Marc Chevrier

Professeur

Département de science politique

UQAM

À lire également du même auteur

Le Québec dans l'Union canadienne À propos d'une constitution prétendue
Le gouvernement de la Coalition Avenir Québec a finalement déposé son « projet de loi constitutionnelle » à l'Assemblée nationale le 9 octobre 2025, lequel contient notamment une « Constitution du Québec » en 62 articles.

La nouvelle Charte des valeurs de Monsieur Drainville
Déposé en mars 2025, le nouveau projet de loi 94 visant à renforcer l’application de la laïcité dans le réseau scolaire québécois reprend plusieurs des principes de la Charte des valeurs proposée par Bernard Drainville en 2013 sous l'ancien gouvernement péquiste.

La liberté du culte, une garantie fondamentale à moderniser
Le débat sur la laïcité engagé depuis plusieurs années au Québec semble avoir oublié une loi ancienne, mais toujours en vigueur, qui protège la liberté de tous les cultes en vertu de la constitution du Québec.

Le retour québécois de Charles de Koninck
L’un des grands secrets intellectuels du Québec réside en ce que peut-être l’un des plus grands philosophes que le Québec ait connu au XXe siècle, Charles de Koninck, soit aussi le plus mal étudié parmi les cercles censés s’intéresser au monde des idées.

Le racisme imaginaire
À propos des ouvrages de Yannick Lacroix, Erreur de diagnostic (Liber, 2025) et de François Charbonneau, L’affaire Cannon (Boréal,

François, pape de l’Occident lointain
Un reportage de TV5Monde présentait également le pontife défunt comme « premier pape non occidental de l’ère moderne. »  Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu’il venait d’Amérique latine.

Du postlibéralisme aux États-Unis. La démocratie chrétienne de Patrick Deneen
Quoi que l’on pense des idées de Patrick Deneen, elles compteront vraisemblablement, pour les temps à venir, parmi la boite à outils des républicains américains.

La France et son parlement empêché
Là où en Europe, on voit un président élu côtoyer un premier ministre responsable devant la chambre nationale, comme en Finlande, au Portugal et en Autriche, on a dû se résoudre à limiter ou à abaisser la fonction présidentielle pour consolider l’autorité du premier ministre.




L'Agora - Textes récents

  • Vient de paraître

    Lever le rideau, de Nicolas Bourdon, chez Liber

    Notre collaborateur, Nicolas Bourdon, vient de publier Lever de rideau, son premier recueil de nouvelles. Douze nouvelles qui sont enracinées, pour la plupart, dans la réalité montréalaise. On y retrouve un sens de la beauté et un humour subtil, souvent pince-sans-rire, qui permettent à l’auteur de nous faire réfléchir en douceur sur les multiples obstacles au bonheur qui parsèment toute vie normale.

  • La nouvelle Charte des valeurs de Monsieur Drainville

    Marc Chevrier
    Le gouvernement pourrait décider de ressusciter l'étude du projet de loi 94 déposé par le ministre de l'Éducation, Bernard Drainville. Le projet de loi 94 essaie d’endiguer, dans l’organisation scolaire publique québécoise, toute manifestation du religieux ou de tout comportement ou opinion qui semblerait mû par la conviction ou la croyance religieuse.

  • Billets de Jacques Dufresne

    J'ai peur – Jour de la Terre, le pape François, Pâques, les abeilles – «This is ours»: un Texan à propos de l'eau du Canada – Journée des femmes : Hypatie – Tarifs etc: économistes, éclairez-moi ! – Musk : danger d'être plus riche que le roi – Zelensky ou l'humiliation-spectacle – Le christianisme a-t-il un avenir?

  • Majorité silencieuse

    Daniel Laguitton
    2024 est une année record pour le nombre de personnes appelées à voter, mais c'est malheureusement aussi l’année où l'abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

  • De Pierre Teilhard de Chardin à Thomas Berry : un post-teilhardisme nécessaire

    Daniel Laguitton
    Un post-teilhardisme s'impose devant l'évidence des ravages physiques et spirituels de l'ère industrielle. L'écologie intégrale exposée dans les ouvrages de l'écothéologien Thomas Berry donne un cadre à ce post-teilhardisme.

  • Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois

    Georges-Rémy Fortin
    Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu'une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l'humanité et pour la philosophie classique.

  • François, pape de l’Occident lointain

    Marc Chevrier
    Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu'il venait d'Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l'Occident ?

  • L'athéisme, religion des puissants

    Yan Barcelo
    L’athéisme peut-il être moral? Certainement. Peut-il fonder une morale? Moins certain, car l’athéisme porte en lui-même les semences de la négation de toute moralité.

  • Entre le bien et le mal

    Nicolas Bourdon
    Une journée d’octobre splendide, alors que je revenais de la pêche, Jermyn me fit signe d’arrêter. « Attends ! J&

  • Le racisme imaginaire

    Marc Chevrier
    À propos des ouvrages de Yannick Lacroix, Erreur de diagnostic et de François Charbonneau, L'affaire Cannon

  • Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain

    Georges-Rémy Fortin
    Nous sommes entrés dans l'ère du capitalisme de la finitude. C'est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué