De la nation canadienne-française à la nation québécoise

Ingo Kolboom

De l’invention de la nation canadienne-française à la nation québécoise: réflexions à partir du «Drapeau de Carillon» d'Octave Crémazie.1

 L'étude des sources et du texte, telle qu’entreprise de façon exemplaire par l'auteur germano-canadien Heinz Weinmann,20 montre en effet de façon frappante que les Canadiens ou les Canadiens-français, dans les décennies d'avant 1840, ne percevaient dans le tournant de 1760 ni la dimension d'une défaite traumatisante, ni celle d'une séparation traumatisante d'avec la France, comme ils commencèrent à le faire après 1850.

 L'épopée lyrique que représente le Drapeau de Carillon, publiée par Octave Crémazie le 5 janvier 1858 dans le «Journal du Québec» à l'occasion du centième anniversaire de la dernière victoire remportée par Montcalm contre les Britanniques devant le Fort Carillon au bord du lac Champlain, possède toujours sa place dans les anthologies de littérature québécoise contemporaines. C'est un fait qui demeure, bien qu'il n'arrive plus guère à plonger même les souverainistes les plus invétérés dans une ivresse lyrique, ou seulement nationale. D'un point de vue culturel et historique, cette épopée, célébrée autrefois comme poème national, demeure un texte clef pour comprendre l'histoire franco-canadienne, telle qu'elle s'est développée dans la seconde moitié du XIXe siècle. Sous l'influence de textes historiographiques et littéraires, cette dernière se mua peu à peu au Québec en une mémoire collective considérée comme sacrée jusqu'à nos jours. Cette mutation se fit selon la manière «invention of tradition» dérite par Eric Hobsbawm, qui eut lieu au sein du groupe des nations européennes au XIXe siècle.2 C'est ce passé forgé par les mythes fondateurs de la nation, toujours présent dans l'identité politico-culturelle ainsi que dans l’imagerie nationale du Québec contemporain, qui continue à conférer au texte de Crémazie tout son intérêt, même si au premier abord, le pathos romantico-nationale «de croix et d'épée» n'en laisse rien paraître.

Pensez-vous quelquefois à ces temps glorieux
Où seuls, abandonnés par la France, leur mère,
Nos aïeux défendaient son nom victorieux
Et voyaient devant eux fuir l’armée étrangère?
Regrettez-vous encor ces jours de Carillon
Où, sur le drapeau blanc attachant la victoire,
Nos pères se couvraient d’un immortel renom,
Et traçaient de leur glaive une héroïque histoire?

(...)
A quelques jours de là, passant sur la colline
A l’heure où le soleil à l’horizon s’incline,
Des paysans trouvaient un cadavre glacé,
Couvert d’un drapeau blanc. Dans sa dernière étreinte
Il pressait sur son coeur cette relique sainte,
Qui nous redit encor la gloire du passé.

Ô noble et vieux drapeau, dans ce grand jour de fête.
Où, marchant avec toi, tout un peuple s’apprête
A célébrer la France, à nos coeurs attendris
Quand tu viens raconter la valeur de nos pères,
Nos regards savent lire en brillants caractères
L’héroïque poème enfermé dans tes plis.

Quand tu passes ainsi comme un rayon de flamme,
Ton aspect vénéré fait briller dans notre âme
Tout ce monde de gloire où vivaient nos aïeux.
Leurs grands jours de combats, leurs immortels faits d’armes,
Leurs efforts surhumains, leurs malheurs et leurs larmes,
Dans un rêve entrevus, passent devant nos yeux.

Ô radieux débris d’une grande épopée!
Héroïque bannière au naufrage échappée!
Tu restes sur nos bords comme un témoin vivant
Des glorieux exploits d’une race guerrière;
Et, sur les jours passés répandant ta lumière,
Tu viens rendre à son nom un hommage éclatant.

Ah! bientôt puissions-nous, ô drapeau de nos pères!
Voir tous les Canadiens, unis comme des frères,
Comme au jour du combat se serrer près de toi!
Puisse des souvenirs la tradition sainte,
En régnant dans leur cœur, garder de toute atteinte
Et leur langue et leur foi!

Extrait de Le Drapeau de Carillon (1858) d'Octave Crémazie, dans: Michel Erman, Littérature canadienne-française et québécoise. Anthologie critique, Laval, Beauchemin Chomedey, 1992, pp. 8-14; ici pp. 8-10.

Dans la mesure où les histoires de la littérature québécoise situent Octave Crémazie généralement dans la généalogie des «Classiques», notre propos n'est pas de présenter plus avant cet ancien séminariste, libraire et poète, qui est né en 1827 dans un Bas-Canada britannique mais francophone, et mort en France.3 Pour le spécialiste de littérature, il devrait toujours relever de l'importance historico-littéraire. Selon toutes les interprétations classiques, ses souvenirs de la Nouvelle-France en Amérique du Nord, transcrits dans ses poèmes romantiques et essentiellement transfigurés dans le Drapeau de Carillon, appartiennent au mythe fondateur du Québec national-catholique du XIXe siècle. Ces souvenirs renvoient à la colonie transmise de mauvais gré par la France à l'Angleterre, à la fin de la guerre de Sept Ans en 1763. Partant de ces acquis, nous souhaiterions traiter dans le présent article de quelques aspects complémentaires, auxquels incite la lecture du Drapeau de Carillon, ainsi que de relire à la lumière de cette épopée lyrique certains éléments constituant le «fondement émotionnel» de la nation franco-canadienne et québécoise.


La constitution d'une culture mémorielle nationale

La bataille des troupes franco-canadiennes, en 1758 devant le Fort Carillon, qui n'est pas sans rappeler la dernière victoire de Napoléon près de Dresde, avant l’historique «bataille des nations» de Leipzig en 1814. 4 - fut leur dernière victoire avant la désastreuse défaite qui eut lieu sur les plaines d'Abraham un an plus tard. Dans le poème d'Octave Crémazie, le drapeau de la bataille de Carillon devint, un siècle plus tard, le symbole de ce tournant historique qui marqua «le sort de l’Amérique» Titre du film de Jacques Godbout, Le Sort de l’Amérique5, tournant résumé par trois événements majeurs: tout d'abord par le désastre des troupes franco-canadiennes et la mort du général Montcalm devant les portes de Québec en 1759, ensuite par la capitulation de Montréal en 1760, enfin par le traité de Paris en 1763.

Dans la transmission du «drapeau de Carillon», dont le contexte mémoriel est inséparable de la défaite sur les plaines d'Abraham, chantée également par Crémazie («Montcalm était tombé comme tombe un héros, / Enveloppant sa mort dans un rayon de gloire»), se trouvent tous les éléments d'une «défaite victorieuse», telle qu'elle apparut aux XIXe et XXe siècles dans l'histoire franco-canadienne nationale. 6 Ce phénomène apparut de manière analogue dans d'«autres histoires nationales» (p.ex. pour la France avec la défaite de Vercingétorix en 52, pour la Hongrie avec la défaite et la mort du roi Lajos II à Mohács en 1526). Jusqu'à la consécration lyrique qu'en fit Crémazie et tant d’autres après lui, en particulier le barde national Louis Fréchette,7 le «drapeau de Carillon» en tant que symbole de toute une histoire d’un peuple héroïque rencontrait un écho relativement faible dans l'imagerie populaire. Le poète franco-canadien Jules-Adolphe Poisson, aujourd'hui oublié, épigone lyrique et contemporain de Crémazie, se vit ainsi obligé de dédier son éloge aux combattants de la bataille de Carillon «aux défenseurs oubliés de la Patrie» 8

Ce n'est qu'avec l'épopée nationale de Crémazie, en l'an 1858, que le «drapeau de Carillon» devint la relique d'une bataille, où la mémoire collective fit naître un héroïque peuple sacrifié. Dans cette mesure, le (vrai) «drapeau de Carillon» prit autant d'importance pour les Canadiens français que l'Évangéline, figure littéraire créée par le poète américain Henry Wadsworth Longfellow, le fut pour les Acadiens. Le livre de ce dernier - paru en 1847, c'est-à-dire 91 ans après l'expulsion historique des Acadiens de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick par les Britanniques - devint une oeuvre internationalement connue et déclencha un véritable culte d'Évangéline. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, celui-ci fit redécouvrir les Acadiens (qui s'étaient eux-mêmes) oubliés, et joua un rôle de premier ordre dans la reconstruction nationale du peuple acadien.9 L'exemple récurrent d'Évangéline montre lui aussi comment un emblème, qu’il soit un objet ou une personne, né dans le contexte mémoriel d'une défaite, participe au mythe fondateur d'un «peuple-victime».

La revalorisation idéologique du «drapeau de Carillon» par Crémazie et ses contemporains est connue, telle que l’est de son côté la culture mémorielle renvoyant au souvenir de la séparation de la France et de la perte de la Nouvelle-France. Aujourd'hui encore, les commentateurs littéraires confirment que dans ce texte, le poète invite ses compatriotes, «longtemps traumatisés par le désastre de 1759, à se rappeler les jours glorieux de la Nouvelle-France».10 Il est en effet à noter que sur ce souvenir se greffa une image nostalgique de la Nouvelle-France, qui influença durablement la lecture historique ultra-catholique des Canadiens français de la seconde moitié du XIXe siècle aux années 1950. Il s'agissait pour eux de constituer - avec pour arrière-plan une Nouvelle-France idéalisée - une mémoire collective fondatrice d’une identité nationale spécifiquement franco-canadienne.11 Ce n'est qu'au milieu du XIXe siècle que s'est achevée une première phase de construction de la référence identitaire canadienne-française traditionnelle, grâce à la littérature et à l'historiographie. D'autres phases suivront, chacune marquée par de nouvelles formes d’ «invention of tradition», (telle que la vague de monuments comméroratifs entre 1880 et 1923).12 Le message identitaire qui résulte de cette première phase de contruction mémorielle, apparaît dans sa forme la plus lyrique au sein du prisme du Drapeau de Carillon. 13Cela eut à long terme de multiples effets.14

Premièrement: en tant que traumatisme historique, la défaite de 1759 fut consacrée Défaite des Franco-canadiens induisant la Conquête des Britanniques. Cette Défaite prit l'allure d’une défaite-martyre, dont la mémoire constitue un appel continu à l’unité.

Deuxièmement: cette défaite représenta, d’un côté, la séparation décisive entre le pays perdu chéri - la Nouvelle-France - et la mère patrie aimée - la vieille France, et, de l’autre, la longue et opiniâtre affirmation culturelle et religieuse des Franco-canadiens face à la conquête et à la domination britanniques.

Troisièmement: le souvenir ainsi consacré de la Défaite fit émerger un vaste lot de références à la fois contradictoires et réciproquement compensatoires telles que l'amour de la vieille France étroitement lié à la déception qu’elle suscite, en 1759, en abandonnant ses enfants d’Amérique en dépit de leur résistance héroïque face aux Britanniques, ainsi que le sentiment durable de résistance face aux conquérants. Ce sentiment, né dans la Défaite, demeure intrinséquemment lié à l'amertume face à l’attitude française que reflétait la récurrente citation de Voltaireselon laquelle le Canada (alors français) se réduisait «quelques arpents de neige». L'écho de cette phrase voltairienne, que l'on ne cessa d'entretenir au Québec depuis la seconde moitié du XIXe siècle, était particulièrement mal perçu par la mémoire collective; tout autant que l'était l’expression de Lord Durham qui, dans son rapport au gouvernement britannique en 1840, décrivait les Franco-Canadiens comme «un peuple sans histoire ni culture».

Quatrièmement: ce dosage de proximité et de distance provoqua une équidistance vis-à-vis de la France et de l'Angleterre qui ne remit pas en question le compromis de pouvoir auquel était parvenu le clergé franco-canadien avec les Britanniques dans le Canada uni de 1840. Le nationalisme franco-canadien ultra-catholique qui en résulta remplit ainsi sa fonction la plus importante: construire une identité nationale des Franco-canadiens «de l'intérieur», sans que celle-ci ne devienne un danger pour le pouvoir britannique, assez intelligent pour ne pas se mêler des affaires intérieures de la nation canadienne-française, que le clergé catholique avait agencé de façon déterminante.15

Cinquièmement: La mise en scène du «Drapeau de Carillon» en tant qu'icône d’une nation chrétienne - le revers du drapeau reproduisant la madone sur fond de croissant de lune, était omniprésent dans l'iconographie nationale16 - contribua à la double référence de l’identité canadienne-française que nous connaissons. Cette réference à la guerre représentant un catalysateur classique de la nation au XIXe siècle et, à la fois, une référence à la Chrétiennité en tant que symbole unificateur que l'on retrouve chez tant d'autres peuples européens au XIXe siècle à la recherche d’une intégration nationale.17


La transformation sécularisatrice de la mémoire nationale

Ceci nous conduit à un deuxième constat, celui de la transformation paradoxale du nationalisme ultra-catholique des Canadiens français. Ce dernier s'est rapidement effrité lors de la Révolution tranquille du Québec moderne des années 1960, ce qui n'est pas le cas du paradigme mémoriel qu'il avait créé. Il est vrai que sous l'influence des nouvelles valeurs anticléricales, il a dû subir un processus de laïcisation, mais la maxime officielle du Québec moderne - «Je me souviens» - conserve les références fondamentales de l'histoire franco-canadienne. Qu'il s'agisse des libéraux ou des souverainistes, les Québécois d'aujourd'hui continuent eux aussi à faire de la défaite de 1759/60 un mythe fondateur, peut-être plus encore qu'auparavant, bien que la vision nostalgique de l'ancienne Nouvelle-France ait fait place à une lecture plutôt lucide et différenciée.

Dans la mémoire collective, qui avait transformé le martyre en fierté nationale, la Défaite resta cependant une image mémorielle à connotation historique marquée; celle-ci connut une seconde naissance dans le Québec contemporain, à travers nombre de textes littéraires, politiques et historiques, d’iconographies et de films, mais cette fois-ci en tant que référence de légitimation politique pour les mouvements autonomistes québécois de tous bords. Le «drapeau de Carillon» perdit certes son caractère de relique ultra-catholique - et son hagiographe Crémazie fut ainsi relégué au débarras de la littérature -, mais l'image mémorielle liée au drapeau réussit à être revitalisée culturellement et politiquement dans le contexte «fortement laïcisé» de la Révolution tranquille et de ses conséquences.

Cette transformation séculière de l’ancienne mémoire nationale est étroitement liée à une seconde défaite historique, venue enrichir cette culture mémorielle liée à La Défaite de 1760. Il s'agit de la Rébellion des Patriotes de 1837/38, ce soulèvement militaire qui suivit le vain combat parlementaire des libéraux francophones dans le Bas-Canada de l'époque, alors qu'ils réclamaient plus de droits constitutionnels dans le parlement qu'ils avaient mis en minorité. Ce «Vormärz»18 franco-canadien ne pouvait offrir à la culture politique du Québec, telle que nous la connaissons depuis les années 1960, de meilleur point de départ - plus encore que la défaite de la France monarchique de 1759/63. Car les patriotes des années 1830 étaient moins cléricaux que laïcs, et face à la répression britannique, certains d'entre eux imaginaient sans mal un Canada francophone «indépendant» ou un rattachement des Franco-Canadiens aux États-Unis.19 

Nous ne pouvons ici développer - ce qui pourtant serait nécessaire - cette image mémorielle d'une double défaite et sa nouvelle valorisation dans la seconde moitié du XX° siècle par le nationalisme québécois, moderne et anticlérical, pour le combat politique du Québec dans la fédération canadienne - ou à son encontre. Le fil argumentatif de cet article doit bien plutôt nous ramener à l'époque d'Octave Crémazie, qui à son tour nous permet de mieux comprendre certains aspects de la politique contemporaine du Québec.


La reconstruction de La Défaite lors de la «véritable» défaite de 1837/38

Octave Crémazie anima ses souvenirs du «drapeau de Carillon», vingt ans après la répression des patriotes, un siècle après l'événement conjuré de la Défaite. Il est aisément compréhensible que l'impitoyable sanction imposée aux Franco-Canadiens par les Britanniques en 1840, ait renvoyé Crémazie et ses contemporains écrivains et historiographes au souvenir de 1763. Avec l'Union Act de 1840, Londres appliqua en bonne partie les sanctions proposées par Lord Durham. On imposa alors la fusion du Bas-Canada francophone et du Haut-Canada anglophone en un «Canada Uni», afin de mieux contrôler les Franco-canadiens et de favoriser l'assimilation linguistique des Canadiens français. De plus, sans aller jusqu’à accorder de plus grands droits au parlement, comme l'avait également prévu Lord Durham, on met en place des mesures institutionnelles pour empêcher les francophones de mettre les Canadians en minorité.

La question est alors de savoir pourquoi il fallut attendre presqu’un siècle entier et la défaite des patriotes, qu'on ne pouvait accuser de cléricalisme, pour que le souvenir de la Défaite de 1760 soit cansacré avec une telle envergure et un tel écho dans les milieux nationaux-catholiques. Les précédentes explications concernant les caractéristiques constitutionnelles du nationalisme franco-canadien aux teintes romantique et ultra-catholique, de la moitié du XIXe siècle, ne répondent qu'en partie à la question. Celles-ci permettent certes de faire la lumière sur cette époque, mais n'expliquent pas pourquoi aucun texte franco-canadien de la longue période allant de 1760 à 1780 ne porte trace de la Défaite.

L'étude des sources et du texte, telle qu’entreprise de façon exemplaire par l'auteur germano-canadien Heinz Weinmann,20 montre en effet de façon frappante que les Canadiens ou les Canadiens-français, dans les décennies d'avant 1840, ne percevaient dans le tournant de 1760 ni la dimension d'une défaite traumatisante, ni celle d'une séparation traumatisante d'avec la France, comme ils commencèrent à le faire après 1850. A partir de 1760 et dans toute la période qui suivit, le rapport entre les Canadiens francophones et les nouveaux souverains britanniques ne semble pas lui non plus avoir été vécu selon une dimension de conquête, contrairement à ce qui fut toujours le cas depuis la moitié du XIX° siècle jusqu'à aujourd'hui. Ce que remarque plutôt l'observateur, c'est que cette façon de voir les choses apparut pour la première fois à partir de 1850, dans les interprétations d'écrivains national-romantiques comme Octave Crémazie et Louis Fréchette, ou d'historiens comme François-Xavier Garneau et Philippe Aubert de Gaspé père; c'est dans leurs oeuvres que fut vraiment écrite l'histoire nationale franco-canadienne,21 et que fut ainsi créée une mémoire collective nationale toujours active, greffée sur la Défaite de 1760.22 

Qu'est-ce qui provoqua alors, pour nous concentrer sur la question de Crémazie, la reconstruction lyrique et la représentation populaire du «drapeau de Carillon» comme emblème d’une héroïque épopée nationale et ce, dans le contexte du quasi «saut» chronologique et thématique du soulèvement des patriotes? D'après les interprétations de Heinz Weinmann, qui ne sont guère prises en compte au Québec dans la mesure où elles vont à l'encontre de l'orthodoxie établie, ce fait paradoxal s'explique par la résonance de la Rébellion des Patriotes de 1837/38. Celle-ci n'est pas moins paradoxale: La visée politique - et moins encore l'insubordination - des patriotes face au pouvoir britannique n'était nullement soutenue par le clergé franco-canadien, donc par ces forces qui, précisément après l'anéantissement de ces insurgés libéraux et républicains, retrouvèrent et consacrèrent cependant le souvenir héroïque des guerres des Français et des Canadiens face aux Britanniques, un siècle plus tôt. Et ce fut justement l'écho de cette défaite de 1837/38 qui amena toute une génération de Franco-canadiens à lire l'époque passée sous un éclairage nouveau, comme une «défaite victorieuse».

Weinmann souligna le fait, qu'attestent également les sources, que les anciens Canadiens qui vécurent la guerre de Sept Ans sur leur territoire ne ressentirent ni la défaite française, ni la séparation d'avec la France, ni le pouvoir britannique, comme quelque chose de véritablement traumatisant, et n'en entretinrent pas le souvenir. Dans le sens où l'entendait Nietzsche, nous pouvons ici parler d'une culture mémorielle au coeur de laquelle s'était glissé l'oubli.23 C'est cet oubli qui poussa plus tard J.-A Poisson à célébrer les «défenseurs oubliés de la patrie». L'événement décisif semble plutôt avoir été la déception suscitée par l'indifférence du pays d'origine et la surprise provoquée par le comportement loyal des vainqueurs; cependant, cette déception resta plutôt inconsciente. Les nouveaux vainqueurs ne se comportèrent pas comme tels, se montrèrent en partie plus respectueux vis-à-vis des Canadiens que ne l'avaient été les seigneurs français et leur accordèrent en 1763 un territoire limité, la «Province of Quebec», dans laquelle ils restèrent largement entre eux (y vivaient environ 70.000 francophones parmi les 100.000 environ qui étaient dispersés dans toute la Nouvelle-France, de la Baie d'Hudson au Golfe du Mexique). C'est ici, qu'ils découvrirent et créèrent les conditions de leur propre nation building, c'est-à-dire les fondements de leur propre société civile franco-canadienne - limitée, et donc définie, par des données territoriales et ethniques - dotée de leur propre classe politique (clergé, hommes politiques, etc.) et pour la première fois de leurs propres instruments d'impression ou d’opinion publique (presse, etc.).

Ce précoce nation building, qui ne se fit pas sous le diktat du passé mais sous l’impact du présent, fut durablement renforcé par le Quebec Act de 1774 et le Constitutional Act de 1791, qui dotèrent les Canadiens de la toute première démocratie du monde et de droits parlementaires plus étendus que ceux dont jouissaient les Britanniques en Grande-Bretagne.24 Ainsi germa - sous le contrôle des vainqueurs historiques - une culture politique des Canadiens permettant, à côté du clergé, l'émergence d'un libéralisme qui se sentait plus proche du parlementarisme britannique que de la France absolutiste puis révolutionnaire, ou encore de l'Amérique puritaine. Toutefois, ce libéralisme contenait également en puissance une insubordination face aux Britanniques qui éclata lorsque les (Franco-)Canadiens, à partir de 1820, revendiquèrent avec plus de voix des droits de contrôle parlementaire plus étendus et qu'ils ne purent se faire entendre.

Ce nation building précoce, dicté par les conditions du Régime britannique présent était comme nous l’avons démontré fondé sur une certaine construction de l’oubli, qui se manifeste dans le peu de textes littéraires à caractère identitaires (donc s'appuyant sur les origines françaises) avant 1840. Cependant, il faut également savoir que les conditions d'émergence d'une littérature «canadienne» (c.à.d. canadienne-française) ont éte lentes à être réunies à cause notamment de la dominance des Britanniques dans la vie culturelle au Québec / Bas-Canada entre 1760 et 1807, date de la fondation du premier journal francophone, «Le Canadien» de Québec.25 

Mais, jusqu’à l’éclosion d’une conscience nationale propre prenant ses distances du régime britannique, le chemin était encore long, marqué, malgré les structures du pouvoir colonial, par une grande loyauté de la classe politique, du clergé ainsi que de la population, vis-à-vis des Britanniques. Ce fut lorsque les Canadiens francophones refusèrent de se rattacher aux insurgés américains, en 1775-1776, qui de leur côté nourrissaient l'illusion d'une libération des Franco-Canadiens sous la domination étrangère britannique, que cette loyauté trouva sa plus forte expression. La défaite des troupes américaines devant Québec est essentiellement due au «pro-britannisme» des Franco-Canadiens, qui ne se laissèrent pas influencer par le soutien de la France, plus tard célébrée comme mère-patrie, à la révolution américaine.

Cet événement se répéta en 1812-14, lorsque les États-Unis, alliés de la France contre la Grande-Bretagne, envahirent le Canada. Il est à noter que dans ce cas, les Franco-Canadiens avaient pour la deuxième fois une raison de critiquer celle qu'ils ont plus tard tant aimée comme mère-patrie. Dix ans auparavant, Napoléon Ier avait, contre 25 millions de dollars - c'est-à-dire quatre cents par arpent -, vendu aux Etats-Unis la Louisiane, cédée auparavant à la France par l'Espagne. C'était la région, s'étendant de l'ouest du Mississippi à la frontière canadienne, dont étaient autrefois constitués les marches de la Nouvelle-France. Ainsi fut une seconde fois abandonné ce qui plus tard devint l’image d’une Nouvelle-France idéalisée.

D'après la version que propose Weinmann à partir de la lecture freudienne du «roman familial», et que nous reprenons ici 26 la façon dont les Franco-Canadiens percevaient les vainqueurs de 1760 manque d'objectivité, ce qui est est dû à la déception suscitée par le pays d'origine, la France, et pas même reconnue par elle, et qui contribua à ce que les Franco-Canadiens se suridentifient à la Grande-Bretagne. Et qui empêcha également ces derniers de juger avec réalisme le revirement de la politique britannique qui se profila à partir de 1791. Dès cette date, la Grande-Bretagne se montra de plus en plus prévenante vis-à-vis des émigrants américains qui passèrent des États-Unis à la «province of Quebec», autrefois purement francophone, et qui étaient restés fidèles à la couronne britannique (et ainsi nommés loyalistes). Cette orientation se manifesta une première fois en 1791 avec le partage de la province du Québec en un Haut-Canada anglophone et un Bas-Canada francophone. Elle se poursuivit avec la rigidité dont fit preuve la Grande-Bretagne vis-à-vis des patriotes libéraux franco-canadiens, pourtant également soutenus par les libéraux anglo-canadiens. Avec l'escalade de ce conflit constitutionnel, qu'amplifièrent les Britanniques et qui mena à la guerre civile de 1837/38, les Britanniques déçurent doublement les Canadiens-français: l'effroi qui les saisit lors de représailles à la dureté inattendue -1.500 personnes arrêtées, des villages incendiés, 60 dirigeants déportés, 12 pendus - se combina à une désillusion historique sur les rapports vécus depuis 1760 avec une puissance qui désormais, après 1838, se révélait être le vainqueur brutal qu'elle aurait pu être dès 1760.

Ainsi la répression des patriotes et les sanctions des Franco-canadiens, qu'institutionnalisa l'Union Act de 1840, constituèrent leur véritable défaite, dans la mesure où ces derniers ressentirent ces événements comme une déception traumatisante et revécurent à travers eux la défaite de 1760.27 Cette double déception suscitée par les Britanniques fit que la relation avec la France, jusqu'alors lointaine et plutôt distanciée, se transforma en une nostalgie jusqu'à présent inconnue de la vieille France et de ses colonies d’Amérique du Nord perdues à jamais. Le pays d'origine fut réhabilité. La France et la Nouvelle-France firent alors leur entrée de vigueur dans la culture mémorielle des Franco-canadiens, en tant que références centrales de leur affirmation culturello-linguistique, et prirent la place ambivalente qu'avait jusqu'alors l'Angleterre, autrefois considérée par Voltaire comme modèle politique. Weinmann rappelle qu'en 1763, Voltaire avait célébré la prise en charge des Anciens Canadiens par les Britanniques comme une quasi libération de l'absolutisme.28L'intensité de cette complexe déception suscitée par la Grande-Bretagne blessa toute une génération, celle qui s'apprêtait au milieu du XIXe siècle à rédiger la mémoire de la nation franco-canadienne et à lui apposer le diktat du passé réinterprété.

Ici s'impose un parallèle, que nous ne faisons qu'esquisser, avec la situation allemande lors des campagnes napoléoniennes. Sur les ruines du Saint-Empire se déroula «en accéléré» un processus de désillusion analogue après toute une période de sympathie avec la Révolution française. La conquête française démantela les structures féodales, introduisit avec le Code civil l'Etat de droit et l'égalité politique; bref, le régime français en Allemagne produisit le même effet salué jadis par Voltaire quand ce dernier fit l’éloge des Anglais qui mirent fin à l’absolutisme en Nouvelle-France. N’oublions pas le respect et l’admiration que Goethe porta à Napoleon lors de leur rencontre à Erfurt en 1807.

Mais Napoléon Bonaparte créa également les ingrédients et conditions d'une identité nouvelle, nationale, des Allemands. Lorsque le pouvoir vira en domination étrangère ouverte, il fut perçu comme tel; dans le miroir des «guerres de libération» face à Napoléon fut créé le souvenir d'une domination étrangère présente dès le commencement; ainsi furent façonnés les paramètres historiques de la «haine du Français», qu'éprouvèrent les Allemands au XIXe siècle. Les romantiques nationaux allemands identifièrent rapidement la forme politique des mouvements allemands d'émancipation, et y joignirent l’invention d’une nostalgique et moyen-âgeuse idée du Reich.29

Revenons à la situation canadienne de l'époque. Là, Octave Crémazie appartenait aux romantiques nationaux qui, dans le miroir du récent traumatisme de toute une génération, reconstruisirent un passé lointain, afin d'y trouver de nouvelles énergies nationales. L'écho rencontré par ses vers et la glorification de sa propre personne montrent que ses contemporains et leurs descendants étaient disposés à s'installer dans cette culture du souvenir national blessé et à en adopter le message lors des nouvelles confrontations politiques qui eurent lieu jusqu'en 1867 au Canada-Uni, puis dans le Dominion of Canada fondé en 1867.

De cette manière, le nationalisme romantique et ultra-catholique des Franco-canadiens de cette époque fit de la perte de la Nouvelle-France en 1760 la véritable grande défaite; elle devint la Défaite des générations suivantes et fit sentir son influence sur toutes les évolutions et prises de position qui suivirent. Le fait que cette conception fondamentale - aujourd'hui dans sa forme laïcisée - continue largement à être transmise sans discussion par l'historiographie québécoise moderne ne s'explique pas uniquement par l'inertie du paradigme scientifique. Cette conception est part d'un large consensus30 sur l'identité nationale, au coeur duquel se trouve une mémoire qui, bien qu'enracinéedans l’histoire, était et reste cependant activement sélective.

Lorsque les Franco-canadiens reconstruisirent le paradigme de la Grande-Bretagne comme «méchant» vainqueur historique, ils le firent - et cela met fin à un possible parallèle avec la situation allemande - conformément au compromis qu'avait conclu à partir de 1850 le clergé catholique avec la puissance coloniale britannique ou les Anglo-canadiens dans le pays même; car quelques années après les événements de 1840, les Britanniques avaient déjà abandonné leur politique de répression et d'assimilation et introduit cette politique de cohabitation qui devait par la suite caractériser la situation au Canada. Toutefois, cette configuration ne permettait d'apprécier que partiellement l'héritage des patriotes libéraux ou républicains qui avaient accordé, jusqu'en 1830, plus de confiance aux Britanniques qu'au clergé.31

Ainsi entretint-on beaucoup moins le souvenir de leurs revendications et du soulèvement, contrairement à ce que fit plus tard le travail mémoriel laïque de la Révolution tranquille, tout en anticipant, lui aussi, la filiation du martyre et de l’échec32. Les contemporains de Crémazie entretinrent plutôt, dans leur mémoire des Patriotes, le souvenir de leur martyre, de l'exécution, de l'emprisonnement et de l'exil.33

Le martyre perpétué par les vainqueurs prépara le terrain à l'orchestration d'un culte national du souvenir reposant sur «l'épée, la croix et la crucifixion»; la conquête de 1760 devint ainsi, à travers le prisme de la défaite et de la répression de 1838, le symbole d’un Grand martyre. Dans la défaite, toutefois, il fallait garder en mémoire une part de victoire et de fierté assez grande, pour que le compromis réalisé en 1850 pour l'auto-affirmation nationale des Franco-canadiens, puis des Québécois, à l'intérieur de la nouvelle configuration canadienne, conserve une signification politique profitable.

Cette combinaison de respect du pouvoir britannique et de fierté collective qui en résultèrent apparaît surtout dans les remarquables vers de Louis Fréchette, pas dans son ode au «drapeau glorieux que chanta Crémazie»34 mais dans son «Drapeau anglais» «Le Drapeau anglais»35, dont la lecture révèle pourtant deux drapeaux pas tout à fait égaux:

«Regarde, me disait mon père,
Ce drapeau vaillamment porté;
Il a fait ton pays prospère.
Et respecte ta liberté.

C’est le drapeau de l’Angleterre,
Sans tâche sur le firmament;
Presqu’à tous les points de la terre,
Il flotte glorieusement.
(...)
Mais, père, pardonnez, si j’ose....
N’en est-il pas un autre, à nous?
Ah! celui-là, c’est autre chose,
Il faut le baiser à genoux!»

Cependant cette double culture mémorielle s’inscrit de façon mémorable notamment dans le poème d'Etienne-Eugène Taché, aujourd'hui tombé dans l'oubli, dont le vers d'ouverture, «Je me souviens», s'est cependant affranchi, pour devenir dans le Québec du XXe siècle le symbole officiel du souvenir. Et cela sans que jamais les Franco-canadiens ne quittent des yeux une face de leur histoire. Ce vers renvoie pourtant à une structure incontestablement binaire: «Je me souviens/ Que né sous le lys/ Je fleuris sous la rose» qui évoque la naissance de la nation sous le signe du lys français, et son épanouissement sous celui de la rose anglaise.37 L'identification positive à la Grande-Bretagne, telle qu'elle eut lieu après 1760, fut donc en partie reprise après 1850. Elle resta une constante compensatoire dans l'identité nationale franco-canadienne ou québécoise; cela apparut notamment en 1981/82, lorsque le gouvernement canadien de Trudeau rapatria la constitution canadienne, jusqu’alors conservée à Londres. Jusqu'aujourd'hui, le Québec n'a toujours pas approuvé le rapatriement de la constitution par les Anglo-Canadiens. C’est à cela que Gaston Bouzanquet fit référence, en 1928, quand il conclut sa conférence à Nîmes en lisant ces mêmes vers du «drapeau anglais» de Louis Fréchette pour les commenter ainsi: «Par elle (la poésie de L. Fréchette), vous comprendrez, d’un côté, cette «loyauté» de nos anciens colons vis-à-vis de l’Angleterre; de l’autre côté cet «amour» pour la Mère Patrie, qui leur a fait adopter comme devise, ces mots sublimes, inscrits sur les drapeaux ou sur les écussons: Je me souviens38

Il reste à noter que Bouzanquet infligea auxdits «mots sublimes» le même sort qu’ils subissent toujours: Le fait que la suite des vers de Tâché aient disparu, pour laisser une omniprésence au commencement sélectionné, qui implique le seul souvenir de la «Mère-Patrie», de la perte et de la résistance, et reste inscrit sur toutes les plaques minéralogiques québécoises, ce fait souligne une fois de plus notre thèse - d'ailleurs nullement originale - de la mémoire sélective et de la construction de l’oubli. Mais nous n'avons pas ici à faire avec le seul présent, placé sous le diktat du passé; ce dernier subit lui-même le diktat de problèmes identitaires contemporains, qu'a le Québec avec lui-même et avec son appartenance au Canada.


«Poète et martyr à la fois» L’Ode à Crémazie de J.-A. Poisson

L'image de peuple élu sacrifié, qui a toujours survécu et à laquelle Crémazie éleva plus qu'un monument littéraire, dépassa ce dernier et conserva dans la culture mémorielle franco-canadienne et québécoise une importance constante qui ne cessa d'être confirmée. Ce fut également le cas à la fin du XIX° siècle avec le personnage légendaire de Louis Riel de Manitoba, ce Franco-Métis exécuté par les Britanniques en 1885.39 Comme le «drapeau de Carillon», comme les «Patriotes», ou comme plus tard «Jésus de Montréal», il devint partie constituante d'une imagerie nationale complexe et fortement historique, dans laquelle s'entremêlent résistance, sacrifice et collaboration, épée, croix et crucifixion - ce qui jusqu'à aujourd'hui rend la culture politique du Québec si paradoxale pour l'observateur extérieur. 40 Partant de ce constat d’imagerie paradoxale - à l’exemple du Drapeau de Carillon - nous nous trouvons en face d'une incontournable panoplie d’éléments d'étude comparative du «roman de la nation québécoise». Ce dernier qui fut l’invention de la tradition et de l’avenir des Canadiens français, est à rapprocher au culte de l’histoire et de la nation, qui marquait la construction de la mémoire des peuples européens au XIXe siècle.41

Le paradoxe s'est imposé à la vie même d'Octave Crémazie, qui nous a introduit à ces considérations: le poète national, autrefois célébré dans sa patrie, meurt en France en 1879 sous un nom d'emprunt, libraire solitaire et marqué par la mauvaise fortune, pour ensuite vivre sa résurrection au panthéon de la culture mémorielle québécoise. Pour conclure, nous ne rappellerons pas, contrairement à ce que veut l'usage, sa présence dans toutes les anthologies et introductions à la littérature, anciennes et nouvelles, mais nous citons quelques vers oubliés de l'Ode à Crémazie de J.-A. Poisson, avec lequel ce dernier souhaitait également élever son propre monument. Cette ode apparaît en outre comme une autre icône du roman de la nation canadienne-française, voire québécoise:

Le long des rives du grand fleuve
Le glas des morts s’est promené,
Car la patrie en deuil est veuve
De son poète infortuné.
Partout où résonna sa lyre
Au souvenir de son martyre
Des larmes saintes ont coulé;
Et du toit de l’humble chaumière
S’élève une ardente prière
Pour le repos de l’exilé.

Il fut le chantre de nos gloires,
Le barde aimé des jours anciens
Où sous le poids de leurs victoires
Tombaient les héros canadiens.
Plein de l’amour de la patrie,
Il consacrait tout son génie
À la célébrer dans ses vers,
Et ses accents patriotiques,
Ressuscitant les preux antiques,
Les révélaient à l’univers.

Du champ labouré par les balles
Il leva le sanglant sillon,
Chantant les luttes colossales
Et le Drapeau de Carillon.
Sa muse aux ailes intrépides,
Dédaignant les bruits insipides
Dont son génie était lassé
Cherchait dans un rêve sublime,
Esprit planant sur un abîme,
Les grandes rumeurs du passé!

Pour célébrer notre épopée
O maître, tu fus sans rival!
Saluant la croix et l’épée,
Tu chantas Montcalm et Laval.
Saints martyrs de la colonie,
Héros, frères de ton génie,
Défilent, graves, sous tes yeux;
Tout ce que le passé recèle
De faits sublimes se révèle
A ton regard audacieux.

(...)
Sur le cercueil qui te renferme
Avec nos pleurs jetons l’oubli;
Que le couvercle se referme
Sans insulte à ton front pâli;
Oui, paix à ton âme chrétienne,
Et que l’église se souvienne
Des hymnes que chantait ta voix;
Tu mérites qu’on te pardonne
Car tu portes double couronne,
Poète et martyr à la fois!
(...)
J.-A. POISSON, «Ode à Crémazie», Chants canadiens, Ibid., p. 63 et suiv.

«Il n'y a pas une parole de l'auteur du Carillon qui ne soit juste, qui ne sonne le vrai, qui ne touche au vif un Canadien français d'aujourd'hui qui s'intéresse à nos lettres.»
Jean-Éthier-Blais, Signets II , 1967.


Notes

1.      Une première ébauche de cet article fut publiée en allemand sous le titre «‘Ô noble et vieux drapeau...’ Kulturelles Gedächtnis, nationale Identität und Literatur am Beispiel von ‘Le Drapeau de Carillon’ von Octave Crémazie», dans: Marion Steinbach et Dorothee Risse (sous la direction de), «La poésie est dans la vie». Flânerie durch die Lyrik beiderseits des Rheins, Romanistischer Verlag, Bonn 2000, pp. 179-193.

2.      Cf. Etienne François et Hagen Schulze: «Das emotionale Fundament der Nationen», dans: Monika Flake (sous la direction de): Mythen der Nationen. Ein europäisches Panorama. Deutsches Historisches Museum, catalogue de l'exposition, Berlin 1998, pp. 17-32.

3.      Voir Odette Condemine, Octave Crémazie. Montréal, Fides, 1980. Cf. surtout le petit texte superbe et lucide de Jean-Éthier-Blais sur "Octave Crémazie, froideur et passion" dans son recueil: Signets II , Ottawa, Le Cercle du livre de France.

4.      Voir le libelle antinapoléonien de l’écrivain allemand E.T.A. Hoffmann sur la bataille de Dresde: Die Vision auf dem Schlachtfelde von Dresden (1814). Réédition avec une postface d’Hartmut Steinecke, Stuttgart/Zurich, Edition Corvey des Belser Verlags, 1988.

5.      Titre du film de Jacques Godbout, Le Sort de l’Amérique, Office national du film du Canada, 1996.

6.      Voir Gilles Gougeon, Histoire du nationalisme québécois. Entrevues avec sept spécialistes, Montréal, VLB/SRC, 1993.

7.      Voir «Le dernier drapeau blanc» dans son vaste chant lyrique «La légende d’un peuple» (1887). Voir Louis Fréchette, La légende d’un peuple. Introduction de Claude Beausoleil. Ottawa, Les Ecrits des forges, 1989, pp. 136-138.

8.      J(ules).-A(dolphe) Poisson, «Aux défenseurs oubliés de la Patrie», Chants canadiens. A l’occasion du 24 juin 1880, Québec, P.-G.Deslile, 1880, pp. 5-6, souligné par l’auteur

9.      Concernant l'histoire de la réception de l'Evangeline, voir la célèbre introduction de C. Bruce Fergusson, cité ici dans sa version française: Henry Wadsworth Longfellow, Evangéline. Un conte d’Acadie [1951], Halifax, Nimbus Publishing, 1992, pp. 7-38, ainsi que le film de Ginette Pellerin: Evangéline en quête, Office national du film, 1996. Pour avoir une idée d'ensemble du développement de l'Acadie ou des Acadiens dans les provinces atlantiques du Canada du XVII° siècle à aujourd'hui, voir Maurice Basque et alt.: L’Acadie de l’Atlantique, CEA, Université de Moncton, 1999. Voir en Allemagne la parution récente d'Andrea Strunk, «Die Suche nach dem grünen, glücklichen Land. Akadien bleibt ein Traum: Das französische Erbe in der kanadischen Provinz Nova Scotia», Frankfurter Allgemeine Zeitung, 13.01.2000, pp. R9-R10.

10.  Commentaire de Michel Erman dans sa Littérature canadienne-française et québécoise, op. cit, p. 8.

11.  Cf. Gérard Bouchard, Genèse des nations et cultures du nouveau monde. Essai d’histoire comparée, Boréal, Montréal 2000, pp. 116sv.

12.  Cf. Colin M. Coates, «Memory and Commemmoration in Nineteenth- and Early Twentieth-Century Quebec», dans: Christopher Rolfe (sous la direction de), Focus on Quebec. Five Essays on Quebecois Society & Culture, British Association for Canadian Studies, Edinburgh s.d., pp. 1-13.

13.  Voir dans ce sens également l’analyse de Fernand Dumont, Genèse de la société québécoise, Montréal, Boréal, 1993; ainsi que la conférence de Fernand Harvey, «Construire la référence: le Québec et le Canada français selon Fernand Dumont”, faite à Bordeaux hiver 1999. Je remercie Fernand Harvey de m’avoir signalé sa conférence.

14.  En général, tous les livres d'histoire du Québec reproduisent pour leur part, jusqu'à aujourd'hui, le canon fondé à l'époque.

15.  Voir également Stéphane Kelly, La petite loterie. Comment la Couronne a obtenu la collaboration du Canada français après 1837, Montréal, Boréal, 1997.

16.  Reproduction du drapeau et des deux faces (dessins) dans: O. Condemine, Octave Crémazie, op. cit., pp. 134-135.

17.  Cf. Etienne François et Hagen Schulze, «Das emotionale Fundament der Nationen», op. cit., pp. 24sv., 27.

18.  Par ”Vormärz” on comprend les années prérévolutionnaires en Allemagne avant la Révolution de mars 1848.

19.  Voir Jean-Paul Bernard, Les Rébellions de 1837-1838, Montréal, Boréal Express, 1983; dossier ”Les Rébellions de 1837-1838 au Bas-Canada”, Bulletin d'histoire politique, vol. 7, n° 1, 1998, pp. 3-65; et Jean G. Gougeon, Histoire du nationalisme québécois, op. cit., p. 37 et suiv.

20.  Heinz Weinmann, Du Canada au Québec. Généalogie d’une histoire, Montréal, L’Hexagone, 1987. Dans la suite de cet article, nous nous sommes inspiré de l'argumentation de Weinmann, que nous ne pouvons ici reproduire dans le détail, sans cependant suivre ce dernier sur tous les points. Outre sur les réflexions de Weinmann, nous nous appuyons sur Jan Assmann, Das kulturelle Gedächtnis. Schrift, Erinnerung und politische Identität in frühen Hochkulturen, Munich, Beck, 1999, et Erinnern, um dazuzugehören. Kulturelles Gedächtnis, Zugehörigkeitsstruktur und normative Vergangenheit, ainsi que sur Aleida Assmann, Funktionsgedächtnis und Speichergedächtnis – Zwei Modi der Erinnerung, dans Kristin Platt/Mihran Dabag (dir.) Generation und Gedächtnis. Erinnerung und kollektive Identitäten, Opladen, Leske+Budrich, 1995, pp. 51-75, et 169-185.

21.  François-Xavier Garneau, Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu’à nos jours (1845-1852 et suiv.); Philippe Aubert de Gaspé père, Les anciens Canadiens (1863); Louis Fréchette, La légende d’un peuple (1887, voir plus bas). Voir Serge Gagnon, Le Québec et ses historiens, de 1840 à 1920. La Nouvelle-France de Garneau à Groulx, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1978.

22.  A titre d'exemple, voir l'excellente interprétation de F. Dumont, Genèse de la société québécoise, op. cit.

23.  Voir J. Assmann, Das kulturelle Gedächtnis, op. cit., du même auteur, Erinnern, um dazuzugehören, op. cit., ainsi que A. Assmann, Funktionsgedächtnis und Speichergedächtnis, op. cit. Pour analyse analogue de la France, voir également Freddy Raphaël/Geneviève Herberich-Marx, "La construction de l'oubli dans la France contemporaine", Revue des sciences sociales de la France de l'est, n° 17, 1989-90, pp. 192-210.

24.  En Grande-Bretagne, les Canadiens bénéficiaient non du droit de vote censitaire, qui valait uniquement pour les hommes, mais du droit de vote pour les "chefs de famille"; cette définition introduisit le vote des femmes - au grand déplaisir du clergé catholique. Supprimé en 1840, ce n'est qu'au XXe siècle que ce dernier fut réintroduit.

25.  Voir à ce sujet surtout Maurice Lemire et al.(sous la direction de), Histoire de la vie littéraire au Québec, Vol. 1: 1764-1805, Vol. 2: 1806-1839, Presses de l'Université Laval, Sainte-Foy 1991, 1992

26.  H. Weinmann, Du Canada au Québec, op. cit., pp. 289 et suiv. Il s'appuie entre autres sur le travail de Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, Paris, Grasset, 1972. Voir la note 13.

27.  H.: Weinmann, Du Canada au Québec, op. cit., pp. 324 et suiv.

28.  Weinmann rappelle qu'en 1763, Voltaire avait célébré la prise en charge des Anciens Canadiens par les Britanniques comme une quasi libération de l'absolutisme.

29.  Voir Hans-Ulrich Thamer, «Aufbruch in die Moderne. Französische Revolution und politisch-sozialer Wandel in Deutschland», dans: Freiheit, Gleichheit, Brüderlichkeit. 200 Jahre Französische Revolution in Deutschland. Catalogue de l’exposition au Germanisches Nationalmuseum Nuremberg, 24.6.-1.10.1989, pp. 59-69; I. Kolboom, «Deutschland und die Französische Revolution», dans: Hans-Joachim Neyer (sous la direction de), Vive la Révolution. Freiheit, Gleichheit, Brüderlichkeit, Berlin, Elefantenpress, 1989, pp.153-159.

30.  Ce consensus est donc situé au-delà des divergences des partis.

31.  Lors du deuxième combat armé en 1838, Robert Nelson, dirigeant militaire et politique des patriotes, avait ainsi planté un «arbre de la liberté» avec quelques centaines d'autres combattants, esquissé une constitution républicaine et rédigé une déclaration d'indépendance pour le Bas-Canada. Voir Robert Nelson, Déclaration d’indépendance et autres écrits, Montréal, Comeau & Nadeau, 1998, édition établie et annotée par Georges Aubin.

32.  Voir Marylin Randall, «Fils déchus ou frères dans la défaite? Le Patriote de 1837-1838 à l’heure de la décolonisation», dans: GLOBE. Revue internationale d’études québécoises, Vol. 2, No. 1, 1999, pp. 9-33.

33.  Jean-Paul Bernard, Les Rébellions de 1837-1838. Les patriotes du Bas-Canada dans la mémoire collective et chez les historiens, Montréal, Boréal, 1983.

34.  «Le dernier drapeau blanc» de Louis Fréchette, La légende d’un peuple. Introduction de Claude Beausoleil, Ottawa, Les Ecrits des forges, 1989, pp. 136-138. Voir également «Le vieux drapeau» de J.A. Poissson, Chants canadiens, op. cit., pp. 40-48.

35.  «Le Drapeau anglais», ibid., pp. 242-243.

36.  Souligné par l'auteur. Voir I. Kolboom, Révolution tranquille ou tranquille résignation, op. cit., p. 80.

37.  L'identification positive à la Grande-Bretagne, telle qu'elle eut lieu après 1760, fut donc en partie reprise après 1850. Elle resta une constante compensatoire dans l'identité nationale franco-canadienne ou québécoise; cela apparut notamment en 1981/82, lorsque le gouvernement canadien de Trudeau rapatria la constitution canadienne, jusqu’alors conservée à Londres. Jusqu'aujourd'hui, le Québec n'a toujours pas approuvé le rapatriement de la constitution par les Anglo-Canadiens.

38.  Gaston Bouzanquet: Montcalm et le Canada français. Petit résumé de l’Histoire du Canada de sa découverte à nos jours. Conférence donnée aux Cinq à Six Nîmois! le 12 janvier 1928. Nîmes, Imprimeries Azémard Cousins (1928), p. 21. Souligné par G.B.

39.  Bernard Saint-Aubin, Louis Riel. Un destin tragique, Montréal, La Presse, 1985.

40.  Voir I. Kolboom, «Révolution tranquille ou tranquille résignation? Réflexions sur la "double ouverture" de l’identité québécoise», dans I. Kolboom, M. Lieber, E. Reichel (dir.) Le Québec: Société et Cultures. Les enjeux identitaires d’une francophonie lointaine, Dresde/Munich, Dresden University Press, 1998, pp. 69-89.

41.  Cf. le chapitre «Pourquoi (se) comparer?» de l’excellent livre de G. Bouchard, Genèse des nations et cultures du nouveau monde, op. cit., que nous a avons reçu après la rédaction de cet article. Il faut souligner le grand mérite «antinombriliste» de Gérard Bouchard dans son analyse des problèmes de la nation québécoise par l'insertion de l’histoire comparée. S'il est fructueux de placer le Québec dans la genèse des nations et des cultures du Nouveau monde, il est tout autant intéressant d’évaluer ces interférences identitaires avec «les mythes des nations» en Europe. Force est de constater que le Québec porte le double héritage du Nouveau et de l’Ancien monde plus que d’autres nations et cultures du Nouveau monde.

 

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