Daniel Essertier à Prague

Alfred Fichelle

Un témoignage de celui qui fut administrateur de l'Institut français Ernest Denis de Prague, en même temps qu’y oeuvrait Dessertier. Ce dernier fut un passeur exemplaire, qui fit connaître aux Tchèques la pensée et la culture françaises, et aux Français les réalités de ce pays si francophile qu’était la Tchécoslovaquie de l’entre-deux-guerres. 

Trente années durant, Daniel Essertier et moi avons, avec quelques interruptions, vécu dans le même milieu et presque la même vie... à Lille, de 1901 à 1910, à Prague, de 1920 à 1928. Nous avons été condisciples, camarades d'université, collègues. Une amitié telle qu'il s'en forme seulement sur les bancs de l'école nous unissait. Aussi ne puis-je, sans déchirement, apporter ici mon tribut à l'hommage que nous consacrons à sa très chère mémoire.

Soit que nous collaborions à la même tâche, au même lieu, soit que nous correspondions de loin, de très loin, rien n'était changé, nous nous entendions toujours. Chacun de nous, selon ses moyens, essayait, comme instinctivement, de compléter l'autre. Dès le premier jour où nous nous sommes rencontrés en 1901, j'avais subi le charme de sa haute intelligence. Cette impression, je l'ai ressentie plus nettement que jamais, l'an dernier en cette dernière soirée où je le revis avant son départ pour son dernier voyage. C'est dire le vide que sa disparition brutale et prématurée a fait en nous.

Sa distinction naturelle, son bon sens exceptionnel, son érudition formée par une immense lecture qui nous étonnaient et nous ravissaient tous, quand nous étions ses condisciples dans la classe de philosophie du lycée de Lille, s'étaient encore épanouis dans l'atmosphère sympathique que nous avons trouvée à Prague en octobre 1920. Sa formation protestante et son esprit profondément philosophique tourné vers les problèmes de la sociologie, devaient lui faire rapidement comprendre et aimer le pays de Jan Hus, de Comenius et de Masaryk, et l'inciter à le faire connaître. Mais il n'était pas de ceux qui se contentent de jugements superficiels et sa haute conscience professionnelle exigeait de lui qu'il commençât par se vouer aux tâches qui lui avaient été confiées: la tâche pédagogique, la tâche du rapprochement intellectuel franco-tchécoslovaque, telle que l'avait définie Ernest Denis, quand il avait prononcé le discours d'inauguration de l'Institut Français de Prague. Ses études personnelles, il ne les commença que lorsqu'il fut assuré que le devoir essentiel était accompli.

Du professeur, que pourrions-nous dire sinon que, selon le témoignage unanime de ses étudiants et auditeurs de l'Institut Français, il était de premier ordre. Très vite, ses cours sur la philosophie française et sur l'histoire de l'art français lui attirèrent un public fidèle qui goûtait son érudition claire et précise, la haute qualité de son style, l'expression impeccable de l'idée. Au cours des sept années qu'il passa à l'Institut Ernest Denis, il traita de maints sujets essentiels. En 1921, il donna un tableau d'ensemble de la sociologie française contemporaine, en 1923 et 24, il fit un cours sur le mouvement sociologique en France. Que d'idées neuves n'eut-il pas l'occasion d'émettre dans ses nouvelles recherches sur les rapports de la psychologie et de la sociologie (1926) ! On retrouve, rien que dans les titres de ses cours et dans leur succession, l'unité de vues et la direction de son esprit.

Mais Essertier n'était pas que professeur, il aimait écrire et il écrivait bien. Une chance exceptionnelle devait lui donner l'occasion de doubler son action sur un terrain où il révéla vite sa maîtrise. Le Commandant Pendariès, fondateur de la Fédération des sections de l'Alliance Française en Tchécoslovaquie, le pria, en 1922, d'accepter le poste de directeur littéraire de la Revue française de Prague qui, dans l'esprit de son fondateur, devait donner aux nombreux amis que la France compte en Tchécoslovaquie, un aperçu de la vie littéraire, artistique, philosophique et scientifique en Tchécoslovaquie. Daniel Essertier accepta avec joie cette tâche qui convenait si bien à ses aspirations et il se mit immédiatement à l'oeuvre avec passion. Tout de suite, on vit que la revue porterait le cachet de l'esprit et du talent de son directeur littéraire. En 1923, Essertier reprit la revue et immédiatement il en élargit le cadre, comme en témoigne le sous-titre qu'il ajouta au précédent: «organe des relations intellectuelles entre la France et la Tchécoslovaquie». Grâce au concours éclairé d'amis tchécoslovaques, en particulier de M. le Dr. O. Butter, actuellement consul général de la République tchécoslovaque à Paris, il réussit à faire de la Revue française de Prague le miroir fidèle de toutes les manifestations intellectuelles franco-tchécoslovaques et à y donner une très large place aux productions de la littérature tchèque. Il suffit de parcourir la table des matières de la revue, pour constater l'unité de la ligne suivie par Daniel Essertier et pour apercevoir, à travers la diversité des sujets traités, la tendance philosophique et sociologique marquée de son directeur, ce qui n'excluait pas un cachet littéraire et artistique qui la plaça très vite au premier rang des revues de ce genre publiées à l'étranger. Très méticuleux comme doit l'être tout directeur de revue, Essertier ne voulait rien publier qui ne fût, à ses yeux, rigoureusement au point. Ce soin, cette exactitude joints à une réelle élégance de la présentation, on les retrouve dans toutes ses oeuvres, soit dans ses travaux scientifiques dont je laisse à d'autres, plus qualifiés, le soin de faire l'éloge, soit dans ses nombreux articles dont les sujets, très variés, témoignent de sa curiosité inlassable et de sa sympathie profonde pour la Tchécoslovaquie.

Malgré ses multiples activités, Daniel Essertier trouvait la possibilité de participer à la vie sociale dans la mesure où cela lui semblait utile au rôle qu'il s'était assigné. Son agréable commerce lui avait ainsi fait de nombreux amis. Les familiers de Daniel Essertier savaient que la Revue française de Prague était la partie de son oeuvre pour laquelle il avait une prédilection particulière. Même éloigné de Prague, à Poitiers ou au Caire, il avait pu grâce à des collaborations dévouées, continuer de la diriger. Il tenait à la maintenir et à élargir si possible son action. Ceci nous crée des devoirs. Nous sommes assurés que l'une des dernières pensées de Daniel Essertier a été pour sa chère revue. Nous ne pouvons mieux honorer sa mémoire qu'en prenant ici même l'engagement de continuer cette oeuvre à laquelle son nom restera fortement attaché. La Revue française de Prague vivra donc, et avec elle, la mémoire de notre ami, son éminent et inoubliable directeur.




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