Aimer la vie jusqu'à la poésie

Jacques Dufresne

Aimer la vie jusqu’à la poésie, avec Hélène Dorion

A propos de son dernier livre : Recommencements

N.D.L.R Sauf indication contraire, les citations sont tirées de l’édition epub de Recommencements, éditions Druide, Montréal 2014. Nous ne donnons que les numéros de page.

Un entrefilet dans Le Devoir, une lecture à Radio Ville-Marie, une voix familière qui me dit, sans droit de réplique : fais attention à cette femme, à ce livre, Recommencements. Les choses essentielles ne s’enseignent pas, dit Platon dans la Septième lettre, «elles se donnent à ceux qui, à partir d’une petite indication, sont capables de trouver par eux-mêmes,» elles vont ensuite d’âme à âme, comme les feux qui s’allument dans les collines un soir de fête. C’est par un tel soir de fête que la poésie d’Hélène Dorion m’a été révélée. Et ce feu dans la colline me convenait si bien à ce moment qu’il en a allumé d’autres en moi. Nos moments poétiques sont aussi intimement liés les uns aux autres et à ceux de nos auteurs préférés que les champignons d’un même mycélium. Il en résulte une communauté de sentiments et de sens. Sur un site appelé Mycélium, je lis : «Ramifications souterraines, prélude à l'éclosion multiple. Réseau de connections fécondes. Tissu créatif.» Recommencements est l’exemple parfait du prélude à l’éclosion multiple. Ce livre met le lecteur en résonance avec l’auteur, il fait remonter ses plus beaux souvenirs poétiques.

Philosophe, scientifique, poète, Hélène Dorion unit vérité et beauté, ces deux choses qui meurent d’être séparées. C’est là le principal critère que nous avons retenu pour créer l’anthologie Homo vivens de la poésie. «Par cette anthologie de la poésie, qui est aussi une anthologie du savoir essentiel, nous rappelons que le destin des sentiments est de participer à la lumière et celui des idées de prendre les couleurs de la vie pour nous toucher.» Hélène Dorion y aura sa place. Les lignes qui suivent ne sont pas une critique, mais une évocation du tissu créatif où Hélène Dorion rejoint Marc Aurèle, Valéry, Heine, Bohm, Hillman.

La résurrection des mots

Le poète informe, au premier sens du terme : donner forme, âme à la matière, la rendre vivante. La vraie vie est absente là où il n’y a pas de Rimbaud pour la donner. Les mots sont soumis à l’entropie, ils meurent de n’être que répétés à des fins utilitaires. Hélène Dorion est de ceux qui leur insufflent la nouvelle vie dont ils ont sans cesse besoin.

«Dès le jour où les mots se sont montrés à moi, non plus comme de simples corridors que traverse le sens mais comme de l’argile à laquelle donner forme, j’ai suivi ce chemin vertigineux de conscience qui invite à aller vers ce que l’on ignore de soi-même.
«Les mots accomplissent un travail de révélation semblable au travail de guérison. Quand nous les laissons aller librement devant nous, ils voient au-delà de ce que perçoit notre regard et nous dévoilent ainsi à nous-mêmes. Et si on leur donne toute la place, ils diront ce qu’ils savent, et que l’on ignore encore. Les mots œuvrent comme des miroirs et nous invitent à la rencontre de notre visage. Ils tâtonnent dans les endroits les moins éclairés de l’être pour trouver ces échappées de lumière qui résistent, déposent leur pollen sur ces petits riens tapis dans l’angle mort de notre vie et qui en rappellent le miracle. Et souvent, au cœur de l’aventure à laquelle les mots nous convient, survient un apaisement, une délivrance même, quelque chose de très proche de ce qu’on appelle guérison.» (19)

Les mots pollinisateurs, voici une idée qui aurait réjoui le psychanalyste James Hillman : «Dans la linguistique structurale moderne, les mots n'ont pas de sens intime, car aucun d'entre eux n'échappe au destin que lui assigne l'analyse: être réduit à une unité quasi mathématique... Faut-il s'étonner qu'il y ait une crise de confiance, puisque nous n'osons plus nous abandonner aux mots en tant que porteurs de sens! Le langage est frappé d'une véritable phobie du sens. […]Comment une chose de valeur et d’âme pourrait-elle être transmise d’âme à âme, comme dans une conversation, une lettre, un livre, si dans leurs profondeurs nos mots n’emportent pas de signification archétypale. […] Les mots comme les anges sont des puissances ayant un pouvoir invisible sur nous. Ce sont des présences personnelles. Des personnes. Cet aspect des mots transcende leur définition en contexte nominaliste, ils évoquent dans notre âme une résonance universelle.» (James Hillman, Blue Fire, Routledge, Londres, 2008, p. 28. Trad. J.D.)

L’insulaire et son silence

«Chaque atome de silence est la chance d’un fruit mûr» (Valéry). Les mots d’Hélène Dorion sont de tels fruits mûrs :
«Je ne suis pas retournée dans l’île depuis le long séjour d’écriture que j’y ai fait il y a quatre ans. La vie, à travers un deuil amoureux, m’avait jetée par-dessus bord. Je me préparais à écrire un ouvrage sur les lieux, sur les jardins, les maisons, les temples, ces espaces vastes et réduits que l’on habite. Mais dès que ma vie s’est fracturée, le fil des mots s’est rompu, me laissant avec un silence dur et opaque au fond de la gorge, un silence qui me semblait impénétrable.
Si je ne voulais renoncer à écrire – oserais-je ajouter à vivre –, je devais partir, trouver un lieu où traverser cette souffrance. Aussi suis-je allée dans une petite île, au bout du continent. Là, me disais-je, je m’abandonnerais aux remous tourbillonnants qui continuaient à déferler sur ma vie. Et après, longtemps après, peut-être allais-je trouver dans ce lieu un quelconque apaisement.» (41)

***

Est-il une vie autre que poétique ?

Poétique : une vie sentie, vue et pensée à travers la mort, où chaque émerveillement commence par un adieu, où sans cet adieu originel les objets ne seraient que des choses alors qu’ils aspirent à être des présences? La mort nous révèle le monde en nous prévenant qu’elle nous l’enlèvera. La pire mort, l’unique peut-être, c’est l’habitude, l’indifférence. L’autre, celle que l’on craint parce qu’elle rompt l’habitude d’exister, nous ouvre à la vie en nous brisant.

«Quand la vie se fracture et que la mort, quel que soit son visage, nous rejoint, nous sommes instantanément dépouillés de tout ce dont, sans le savoir, nous n’avions nul besoin, et nous est révélé ce à quoi nous sommes véritablement liés. Nos désirs sans bornes, nos succès, notre ego vorace, les peurs, les manques qui nous rongent, les tourments qui nous assaillent, nos biens, nos connaissances ; rien de ce qui paraissait indispensable à notre existence – et qui l’a portée, nourrie, parfois même comblée – rien de cela ne résiste à l’approche de la mort. Lorsqu’elle touche notre vie, c’est pour en révéler le tronc. En manifester l’essence et la vérité. Le dénuement permet de ne conserver avec soi que ce qui tient à la beauté.»(71)

L’extraordinaire et l’essentiel


Ne cherche pas l’extraordinaire, ce merveilleux voyage que tu feras demain, il te fait rêver, mais il te détourne de l’essentiel : l’ordinaire de chaque jour… «La vraie vie est au cœur même de l’inutile et de l’humble ici qui s’ouvre comme une clairière et devient ce que nous avons de plus précieux pour nous transformer. La vie se dresse à travers l’ordinaire des jours qui est notre ciel.»(116)
Ce ciel a commencé pour Hélène Dorion par un moment de grandes questions à l’occasion d’une promenade avec son père : «Un soir, je devais avoir 8 ou 9 ans, alors que je me promenais dans la rue avec mon père, j’ai soudainement levé les yeux vers le ciel. En quelques secondes à peine, j’ai senti se dérouler un fil qui allait du cosmos aux étoiles, puis revenait à la terre, à la vie sur terre, aux êtres humains, à mon père, à ma mère, puis à moi, à cette voix en moi, qui disait Je.»

«Dites-moi, la vie humaine a-t-elle un sens?
D’où vient l’homme, où va-t-il ?
Qui habite là-haut dans les étoiles d’or?»
Heinrich Heine, I.

Est-il un amour autre que poétique?


L’amour est le troisième être, le sommet du triangle, les deux pôles en sont les angles de la base. Ces pôles peuvent tantôt être deux amants, deux êtres chers, un vivant et le monde. Ils peuvent se séparer, mais le sommet survit et le triangle se reconstitue.

Rupture. Déchirure. «Comme à l’instant de la mort, j’aurais voulu étreindre une dernière fois son corps, prendre son visage entre mes mains, poser ma bouche et respirer pour emporter avec moi l’odeur des cheveux, de la peau, j’aurais voulu dire l’amour, une dernière fois, tout l’amour au-delà de la douleur et des regrets, pardonner les blessures infligées, demander pardon et à mon tour me pardonner mes failles et manquements, retourner à la cime, voir la splendeur du commencement et refaire une dernière fois le trajet de l’histoire, remonter le cours des souvenirs, les passer au tamis du cœur et tenir entre mes mains la magnificence de cet amour. J’aurais voulu… J’aurais aimé… Mais déjà nos vies, nos mondes séparés s’en allaient chacun sur un nouveau chemin. […]»(47)

Mais le sommet du triangle subsistait : «Souvenir, en espagnol recordar, vient du latin re-cordis, qui signifie ‘’repasser par le cœur’’. Tandis que je revois chaque pièce de la maison, la mémoire se déplie, les souvenirs s’ouvrent comme les bourgeons de printemps répandent le vert tendre des feuilles légères sur l’horizon, raniment cette histoire qui cherche à atteindre le cœur pour qu’il ne reste pas que la douleur sur les murs et des ombres qui jonchent le sol, mais aussi la joie lumineuse de cet amour, nos âmes plongées dans l’étreinte des heures, nos vies se renversant et tombant l’une dans l’autre – ce fut cela, le bonheur, dès le premier jour, nos regards s’accordant à la lune pleine, nous savions le mouvement des ans qui nous porteraient jusqu’à la cime.

Quelque chose de magnifique s’est passé dans mon existence, et son souvenir soudain se met à respirer en moi. Il s’éclaire lentement, puis se pose sur la surface du lac qui reflète la beauté de ce visage que j’ai tant aimé, celle de l’histoire qui a eu lieu. Les événements ondulent légèrement, se défont peu à peu du noir qui les déguisait en souffrance toujours vive, et l’amour resurgit en moi, intact, celui-là même qui ne meurt pas quand tout bascule.»(50)

Poète de la vie


D’une vie qui ne se réduit pas à sa chimie moléculaire, Hélène Dorion rejette la dualité âme corps, cause effet, matière esprit. La vie est son élément, la vie dans son mouvement incessant. L’Orient lui a souri. Elle a souri à Héraclite :

«Les sagesses orientales nous ouvrent des perspectives nouvelles et fécondes. La science et la philosophie ne cessent d’ailleurs, depuis plusieurs décennies, de s’en rapprocher pour revisiter notre lien au monde.

Ainsi, du côté de la physique actuelle, l’une des leçons les plus significatives, mais aussi l’une des plus exigeantes à appliquer dans nos vies, tient à ce qu’il n’y a pas de séparation entre le dehors et le dedans, entre la matière et l’esprit : le monde extérieur n’est qu’un reflet de la réalité intérieure de celui qui l’observe. Par conséquent, notre façon de percevoir une chose la transforme déjà. Dès ses premiers balbutiements, la théorie quantique a réfuté le lien de cause à effet et lui a substitué l’incertitude et la probabilité qui ébranlent la pensée déterministe.

Il est facile de croire que les choses ne se produisent que par causalité et de vivre suivant ce lien qui nous permet d’attendre chaque fois, à partir d’une même cause, un même effet. Nous devenons alors les victimes impuissantes des événements qui surviennent. Mais il n’en est rien, comme la théorie quantique ne cesse de l’établir en démontrant entre autres que ce qui existe dans la réalité physique est en fait un champ infini de potentialités qui existent simultanément, et sur lequel nos pensées, sentiments et émotions ont un effet certain. Ainsi notre pleine présence au monde nous est-elle redonnée et, en même temps, la conscience de notre capacité de créer.»(39)

Symbiose


Symbiose avec l’univers qui enfermera toujours plus de mystère que de choses à connaître distinctement.

«Surtout, j’éprouvais combien la vie tend, à chaque instant, à créer un tel état d’union. Alors que nous nous laissons heurter par la dualité, que nous luttons vainement, la vie nous invite à communier avec toutes choses, dans l’évidence de leur présence, à nous accorder au mystère de ce que nous ne pourrons jamais saisir, ni avec nos sens ni avec nos instruments de mesure, si perfectionnés soient-ils. Car nous ne pourrons jamais appréhender la totalité de ce monde que nous appelons réel, et encore moins ce qui, imperceptiblement, le prolonge. Mais nous pouvons nous projeter dans une connaissance intérieure de l’énigme de l’univers et de notre présence, sachant que l’ombre en nous n’est pas que notre propre obscurité mais aussi l’ignorance même de ce que nous sommes véritablement.»

Au-dessus de ce mouvement de la vie et de cette ignorance de soi, le sommet du triangle : l’amour. «Car l’amour qui nous manque est le plus souvent celui que l’on ne sait donner. Et l’on s’aime du même amour que celui que l’on donne.» (59)

Ludwig Klages avait écrit : «Car c'est là le secret de l'âme de ne s'enrichir qu'en donnant. Ce n'est pas l'amour qu'un homme reçoit, mais l'amour qui s'allume en lui au contact de l'amour reçu, qui nourrit son âme.»

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