Pourquoi l'homme crée-t-il des oeuvres d'art?

Guillaume Pigeard de Gurbert
À partir de choix de textes et d'anecdotes qui renversent les clichés, une anthologie où la philosophie apparaît comme le projet de penser la réalité.
«Pourquoi l'homme crée-t-il des oeuvres d'art?» Cette question que pose Hegel reconduit la philosophie de l'observation des oeuvres à la considération de leur raison d'être. Elle permet en outre de construire le concept d' «Art» en ramenant la diversité des productions artistiques à un principe un, dépositaire de leur unité en même temps que de leur pourquoi. Quel rapport y a-t-il par exemple entre des oeuvres aussi différentes que l'Abbaye cistercienne du Thoronet, le Couronnement d'épines du Titien qui se trouve à Münich, Les bijoux de Baudelaire, L'automne de Vivaldi, Othello de Shakespeare, et Le crime était presque parfait d'Hitchcock ? Si par-delà leurs différences spécifiques ces oeuvres relèvent au même titre de la catégorie de l'Art, c'est qu'elles expriment toutes un même besoin de «transformer le monde». L'homme n'est pas une chose parmi les choses mais un être doué de conscience. Or, la conscience humaine s'appréhende d'abord comme conscience pratique. En effet, l'homme prend conscience
de soi à travers les oeuvres qu'il produit et dans lesquelles il se reconnaît. À la différence d'une chose naturelle, une ceuvre d'art n'est pas donnée mais construite. L'homme projette sa propre vie spirituelle dans l'oeuvre qu'il réalise. Il la crée à son image. Il reconnaît l'oeuvre comme sienne dans la mesure où celle-ci incarne l'extériorisation de sa vie intérieure. «L'universalité du besoin d'art» tient au fait que l'homme s'approprie la nature en lui inoculant la forme de sa propre subjectivité. Dans son oeuvre, l'homme «retrouve comme un reflet de lui-même». Il lui imprime «son cachet personnel». Les pierres sobrement taillées de l'Abbaye du Thoronet reflètent la paix intérieure des moines cisterciens. Les couleurs tempérées du Couronnement d'épines ainsi que les muscles détendus du Christ expriment le caractère moral et intérieur de sa douleur. «Ce monde rayonnant de métal et de pierre» que chante Baudelaire dans Les bijoux est une incarnation du monde qui habite l'âme du poète. Vivaldi entend l'automne comme la saison de la chasse où le chien, et avec lui la nature tout entière, se prête au loisir de l'homme. Le mouchoir que Othello offre à Desdémone contient dans sa trame même les soupçons qui hantent son esprit. Et chez Hitchcock, le cadran et la sonnerie du téléphone apparaissent comme les complices du projet criminel du mari. L'homme ne laisse pas être les choses telles qu'elles sont. Il les transforme pour leur conférer une signification proprement humaine. Ce travail de transformation, l'homme ne l'applique pas seulement aux choses mais aussi à lui-même: «il ne se contente pas de rester lui-même tel qu'il est il se couvre d'ornement. Le barbare pratique des incisions à ses lèvres, à ses oreilles; il se tatoue». Une pratique telle que le tatouage manifeste chez l'homme son besoin de s'affirmer en tant qu'homme, c'est-à-dire de ne pas «rester tel que la nature l'a fait». L'homme est ce qu'il fait. Le tatouage (mais aussi, pour prendre un exemple actuel, ce qu'on appelle le «piercing») renvoie l'homme à sa réalité d'être pensant qui ne peut se poser lui-même qu'en faisant sien aussi bien le monde qui l'entoure que son propre corps. L'art est cette pratique spirituelle qui produit un monde dénaturé, c'est-à-dire humanisé.

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