Les origines de la vie

Wilfrid Noël Raby

La science moderne se fait sans Dieu, mais toujours sous son ombre. La recherche de nos origines ne nous livrera pas la preuve indubitable de l'existence d'un Dieu; elle nous donnera seulement la sérénité devant un mystère mieux cerné.

Lorsque la société américaine détrôna le roi d'Angleterre à l'heure du thé en 1776, elle fit tomber du même coup le mot réalité dans le camp républicain. L'étymologie commune des mots roi et réalité nous rappelle que la réalité ne fut longtemps que ce que le roi décrétait qu'elle fût. À telle enseigne que Dieu ayant créé l'univers, il n'y avait plus matière à discussion. Galilée après tout fut excommunié pour avoir osé prétendre le contraire. L'ère républicaine ouvrit une brèche qui allait susciter en Amérique un débat acrimonieux et passionné entre les créationnistes et les évolutionnistes sur les origines de l'humanité. Ni Dieu, ni l'espèce humaine n'en sont sortis intacts.

Pour mieux comprendre l'enjeu, il vaut la peine d'explorer les thèses défendues par les créationnistes devant les assises judiciaires et législatives de tous les États-Unis. Cherchant à réintroduire un ton fondamentaliste dans l'enseignement religieux dispensé dans les écoles américaines, les créationnistes persuadèrent certains États d'adopter des lois postulant que la science dite créationniste fût enseignée au même titre que la biologie moderne. La thèse créationniste soutient que l'univers fut tiré soudainement du néant, que les espèces furent créées pleinement adaptées à leur milieu, que l'espèce humaine fut l'objet d'une création spéciale, distincte de celle des autres primates, et que cette création est toute récente. Le décompte des générations successives depuis Adam estimerait l'âge de la Terre à 6 000 ans.

Les évolutionnistes pour leur part affirment que l'univers, et la vie elle-même, s'est formé à partir d'une matière inanimée, que les espèces se sont adaptées à leur milieu par sélection naturelle, que les mutations génétiques expliquent l'apparition de nouvelles espèces, que le singe et l'humain sont les descendants d'ancêtres communs, et que la terre est âgée de plusieurs milliards d'années. Il va sans dire que ce fut le combat des antipodes! Au fil des années, ces lois et les thèses qu'elles défendaient furent désavouées en Cour Suprême sous prétexte qu'elles confondaient science et religion. Néanmoins, l'interpénétration moderne du religieux et du scientifique éclatait au grand jour.

De prime abord, il saute aux yeux que les créationnistes adoptaient les vues bibliques traditionnelles, alors que les évolutionnistes s'inspiraient des soubresauts contemporains de la science. Mais en réalité, le tumulte créé par ce débat tient au fait que les deux camps soumettaient leurs vues aux critères de la vérité ultime: la vérité scientifique.


Dieu en retraite?
Le genre humain s'est depuis toujours interrogé sur l'origine de la Vie. Aristote (384-322 av. J.-C.) croyait à la hiérarchie des êtres, avec l'humain placé au sommet de la vie. On trouve également cette croyance dans l'Ancien Testament où il est expliqué que même la longueur des jours et des nuits s'adapte parfaitement à la durée du sommeil humain. Le taxonomiste Linné (1707-1778) répertoria et révisa à chaque édition toutes les nouvelles espèces rapportées d'Afrique et d'Asie dans son livre Species Plantarum, sans jamais dévier de sa conviction que toute la création avait été achevée en six jours. Le biologiste français Georges-Louis Leclerc de Buffon (1707-1788) fut l'un des premiers à émettre l'hypothèse que les espèces puissent se modifier d'une génération à l'autre. Il classait les espèces selon qu'elles étaient issues d'une création divine, ou d'une création dite inférieure, issue de la nature et du passage du temps. Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829) poussa l'idée plus loin en invoquant un principe créateur selon lequel chaque créature se transforme au cours du temps pour s'approcher de plus en plus de l'Homo Sapiens. Puis survint Darwin (1809-1882) qui bouleversa tous les esprits en proposant la sélection naturelle comme principe moteur de l'évolution des espèces.

En l860 à Paris, Pasteur démontra sans équivoque que le vivant ne pouvait surgir spontanément de la matière inanimée. Ce débat fut si bien clos par Pasteur qu'on n'en discuta plus, pas même pour se demander s'il n'y aurait pas eu, au tout début de notre planète, des conditions telles que la vie ait pu surgir spontanément de notre morceau d'étoile. Aujourd'hui, l'on découvre en laboratoire qu'à l'intérieur de l'inanimé se cachent des principes organisateurs capables de générer les molécules du vivant. Bref, la vie aurait bien pu sourdre d'un bouillon de culture qui n'est plus maintenant. Dieu se voit donc de plus en plus relégué aux confins les plus abstraits de la vie, dépouillé un à un des instants de la création. Dieu peut-il survivre?
Quelle vérité croire?

La joute judiciaire entre le créationnisme et l'évolutionnisme montre comment notre notion de vérité est faussée. Notre culture moderne se définit par une osmose consentie avec la technologie et la science. Au sein d'une culture dite scientifique, les propos des créationnistes ne signifient pas nécessairement une croisade en faveur de l'ignorance et du dogmatisme. Il s'agit plutôt de l'expression d'une résurgence religieuse propre à notre époque. Autrement dit, la science dite créationniste incarne une erreur commune de notre culture: que les seules vérités qui ont une valeur sont factuelles, empiriques, causales, c'est-à-dire scientifiques. Aussi importait-il aux créationnistes que la version biblique de l'histoire du monde soit revêtue de la chasuble de la science. Ce faisant, d'autres formes de vérité comme l'expression artistique, le mysticisme religieux, le discours littéraire ou politique, sont inévitablement associées aux fumées des encensoirs. Sans que nous nous en rendions compte, notre vérité quotidienne va s'appauvrissant, nous laissant aux prises avec deux perspectives fausses de l'histoire, l'une préscientifique, se repaissant de superstitions, l'autre imbue de modernité, de savoir, et de raison.

Ce qui nous amène au paradoxe tout particulier de la science telle qu'elle se déploie en cette fin de vingtième siècle. Notre regard, qui s'étend jusqu'aux confins de l'univers aussi bien qu'il pénètre à l'intérieur de notre esprit, défie les idées transcendantales traditionnelles. La dissection progressive de notre cerveau par les neurobiologistes nous apprend que même nos émotions les plus sacrées ne seraient pas détachées de notre substance. Même l'amour, comme celui d'une mère pour son enfant, pourrait se voir réduit à quelques pulsations hormonales savamment orchestrées. Par qui, vous demandez-vous? Vus sous la loupe évolutive, les sentiments tels que l'amour conféreraient un avantage certain dans la reproduction des gènes de l'espèce chez qui il s'exprime. En cours de route, l'évolution nous aurait donc pourvus, non seulement d'un univers intelligent, mais aussi d'un univers signifiant.

Pourtant, tous ces nouveaux faits n'effacent pas nos doutes devant le mystère des complexités qui miniaturisent notre savoir et amplifient nos ignorances. Un sursaut d'hormones peut-il expliquer toute l'intensité du baiser de mon aimée ou tout l'émoi suscité par un ciel nordique auréolé de voiles lumineux flottant sur des vents solaires? Toute la pensée de Bergson sur l'évolution créatrice semble s'animer pour nous prouver que nous avons tort. On ne peut s'empêcher de revenir encore au Dieu de la Genèse et de l'Apocalypse. Et pour plusieurs scientifiques, il s'agit là du Dieu de leur vie.


L'autel du laboratoire
Pour ces scientifiques, Dieu n'est pas ce dieu à barbe et robe blanches des créationnistes, mais plutôt la réponse à la question "L'univers a-t-il un sens ou est-il le résultat d'un accident?" Mais alors que la réponse à cette question demeure ultimement un acte de foi, la recherche telle que pratiquée au jour le jour se fait sans Dieu. Sans faire injure au crucifix, il me faut dire d'emblée qu'il doit en être ainsi. Comme notre univers et notre pensée ne nous fourniront aucune réponse définitive à la question de Dieu, l'explication scientifique de l'univers doit se faire sans Lui. Pour paraphraser Jean Rostand, l'ordre naturel est suffisamment complexe et opaque pour que son étude puisse se dispenser de clauses supplémentaires insolubles. Le laboratoire est l'autel où se retrouve parfaitement ce libre arbitre de l'humanité qui consiste à comprendre un univers qui lui est largement inconnu mais sur lequel elle règne dominante.

Contrairement à ce que croient les scientistes les plus purs, le savoir scientifique ne remplacera pas la sagesse tirée de l'affirmation religieuse. Je crois plutôt que notre recherche du sens, sans nous livrer le visage de Dieu, nous livrera un Dieu plus précis, plus dépouillé de nos croyances, de notre bêtise, de nos fantasmes. Comme le sculpteur taillant la pierre fait lentement deviner la forme, peut-être devinerons-nous un Dieu dont l'image — si elle doit nous ressembler — nous invitera à la plus profonde conversion; celle de lui ressembler véritablement.

Le chercheur face à l'univers ne cesse de faire le décompte des contradictions qui l'habitent. Il est, bien sûr, des moments où le doute s'évanouit. Lors de la récente visite du pape au États-Unis, une protestataire brandit une pancarte où on pouvait lire: Plus de Madonna, moins de Jésus-Christ. En ce qui me concerne, point de crise existentielle à ce sujet; je choisis Jésus-Christ.

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