Alerte au verglas! La science monte au créneau

Élaine Hémond

Article paru dans Réseau, magazine de l'Université du Québec, janvier 1999. Texte de la présentation:

«Ce n'est pas d'aujourd'hui que des recherches se font sur le verglas à l'Université du Québec à Chicoutimi. Déjà, en 1974, une équipe de recherche de l'UQAC entreprenait des travaux sur les effets du givrage atmosphérique sur les lignes de transport d'énergie. Ce noyau de chercheurs a donné naissance au Groupe de recherche en ingénierie de l'environnement atmosphérique (GRIEA), en 1983. Enfin, il y a deux ans, naissait la Chaire industrielle CRSNG/Hydro-Québec/UQAC de recherche sur le givrage atmosphérique des équipements des réseaux électriques (CIGELE), dont les objectifs étaient de développer de nouvelles connaissances scientifiques permettant de diminuer les pannes causées par les précipitations givrantes et de former du personnel hautement qualifié.»
Dans une vitrine presque lunaire aux murs métallisés, un stalactite blanc pend sous les lumières bleutées. «Le laboratoire du professeur Narton!», s'exclameraient bon nombre de baby-boomers. Mais le plus impressionnant s'en vient: la lancée d'une décharge électrique et la formation d'un arc entre le corps du glaçon et une protubérance où convergent les gouttelettes et s'allonge un autre glaçon. Le tout dure quelques minutes et l'expérience est répétée tous les jours suivant des paramètres évolutifs très précis et devant une caméra à ultra-haute vitesse. Outre les images, de multiples données sont enregistrées.

Cette expérience, l'une des nombreuses menées à la Chaire industrielle CRSNG/Hydro-Québec/UQAC de recherche sur le givrage atmosphérique des équipements des réseaux électriques (CIGELE) est sans doute la plus spectaculaire. Mais elle n'est que l'un des éléments d'une chaîne d'études multidisciplinaires dans laquelle le Québec exerce un fort leadership. Des étudiants et des chercheurs viennent de plusieurs parties du monde pour se joindre au projet, y apprendre et contribuer à étoffer la connaissance de ces phénomènes.


Le Québec : laboratoire de froidure
«Super, le climat du Québec et surtout du Saguenay­Lac-Saint-Jean!», lance Konstantin Savadjiev, professeur-chercheur sous octroi, originaire de Bulgarie et membre de la CIGELE. Non sans sourire, il ajoute: «Pour étudier les phénomènes du givrage atmosphérique, bien sûr!» Le scientifique souligne que non seulement le climat est idéal pour ce type d'étude, mais que la structure du réseau des lignes de transport fait du Québec une espèce de laboratoire grandeur nature. Il y a en effet au Québec 32 000 km de lignes de transport d'énergie et 100 000 km de lignes de distribution qui, pratiquement chaque année, subissent les méfaits de la glace.

La CIGELE, créée en 1997, n'est donc pas une retombée des événements de janvier 1998. «C'est plutôt une nouvelle étape dans le développement de l'expertise scientifique bâtie à Chicoutimi», précise le professeur Masoud Farzaneh, titulaire de la Chaire. Les événements déclencheurs de l'intérêt initial pour cette question remontent à 1969 et 1973. Ces hivers-là, l'effondrement de plusieurs pylônes d'Hydro-Québec avait provoqué des perturbations et des coûts importants. Le processus de recherche a été amorcé en 1974, alors qu'une équipe a orienté ses travaux vers les effets du givrage atmosphérique sur les lignes de transport d'énergie. On a alors construit deux chambres froides, un tunnel réfrigéré en circuit fermé et établi une infrastructure scientifique de base.


Défrichage et partenariats
«Nous sommes partis de presque rien, signale le professeur Farzaneh, mais nous avons toutefois franchi de grands pas et cela même si 20 ans c'est très court en science.» Cependant, en dépit de spectaculaires avancées dans plusieurs des champs scientifiques liés à l'étude du givrage atmosphérique, on ne voit poindre qu'une partie de cet enchevêtrement de causes, d'effets, d'interactions et de disciplines en jeu. Il y a donc encore une masse de nouvelles connaissances à acquérir et un écheveau de liens à établir entre les multiples facettes du phénomène.

Avant que l'Université du Québec à Chicoutimi n'adopte le thème de recherche, quelques équipes dans le monde avaient commencé à se pencher sur la question. L'UQAC s'est toutefois bientôt fait reconnaître comme leader sur le plan international en matière de givrage atmosphérique. Depuis quelques années, plusieurs universités et grandes compagnies gestionnaires de l'électricité de plusieurs États se sont jointes au groupe saguenayen. Les contacts sont étroits et constants avec ces équipes, dont certaines sont devenues de véritables partenaires.

Le principal partenaire et allié de la CIGELE reste, bien sûr, Hydro-Québec. Ce mariage oriente naturellement les projets de recherche menés à la Chaire. Il les rend plus concrets, même si la teneur fondamentale des études est omniprésente, les rapproche du réel et donne aux travaux une importance socioéconomique motivante pour les scientifiques. De plus, la forte implication d'Hydro-Québec a permis de réunir un équipement unique : entre autres, des chambres climatiques, des systèmes de haute tension, des systèmes de mesure de pointe, des ordinateurs et des logiciels puissants...

En plus du million et demi de dollars (en services et en fonds) que verse Hydro-Québec sur cinq ans, la Chaire bénéficie du soutien du Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie, de la Société d'électricité de la Norvège, d'Alcan, du Centre québécois de recherche et de développement de l'aluminium, de la Fondation de l'UQAC, du Laboratoire de Chalk River (Énergie atomique du Canada) et de la compagnie Phillips-Fitel. Des manufacturiers de matériel se montrent désormais intéressés et devraient permettre à la CIGELE d'ajouter une nouvelle dimension à ses études.

M. Farzaneh précise: «Avec Hydro-Québec comme partenaire principal, nous avons également la possibilité d'utiliser des sites naturels de givrage et le vaste réseau de givrométrie de la société d'État. Ce réseau est constitué d'une série d'appareils de mesure in situ qui transmettent les données en temps réel à Hydro-Québec et, maintenant, aussi à la CIGELE. Nous avons également accès au site particulier du Mont Bélair, près de Québec, qui est le lieu par excellence pour une observation et une étude privilégiées du givre, du verglas et de tous les éléments périphériques à ces phénomènes climatiques.»

Les problèmes de verglas ne sont, en effet, nullement monolithiques. Leur étude exige une compréhension de phénomènes physiques, électriques, mécaniques et aérodynamiques insuffisamment connus. L'étude de la glace atmosphérique commande donc, pour la compréhension des phénomènes et leur modélisation, un effort sur les plans expérimental et théorique dans plusieurs disciplines comme la météorologie appliquée à l'environnement, la mécanique de la glace et des fluides, les décharges électriques en haute tension, l'analyse statistique et la modélisation physique, mathématique et numérique.


Une équipe, des atouts
À la CIGELE, la plupart des disciplines mentionnées sont soutenues par un ou plusieurs scientifiques. Ainsi, dans l'équipe de M. Farzaneh, des chercheurs aux spécialités différentes travaillent aux simulations expérimentales numériques ainsi qu'à la réalisation de modèles mathématiques destinés à mieux comprendre ces domaines et les effets des précipitations givrantes sur les équipements et les lignes de transport de l'énergie électrique.

Une alliance particulièrement importante lie la Chaire à l'Université de la Colombie-Britannique (UBC), l'une des universités ayant développé une compétence originale dans l'étude des décharges électriques partielles. UBC a aussi mis au point une technique de mesure basée sur la photographie à ultra-haute vitesse adaptée aux besoins de l'enregistrement de données. D'ailleurs, la caméra à balayage de fentes appartenant à UBC est actuellement à Chicoutimi. L'appareil sert à capter les images de l'expérience menée sur les décharges électriques. Stephan Brettschneider, un étudiant allemand, qui complète son doctorat en ingénierie à l'UQAC en collaboration avec UBC, explique: «Pendant les six mois passés à Vancouver, j'ai fait des expériences et des recherches avec des gens qui connaissaient les problématiques des décharges électriques à la surface d'isolants comme le teflon et j'ai appris comment travailler avec cette caméra.» Un étudiant français, Christophe Volat, s'attache, dans le cadre du même projet de la Chaire, à modéliser le champ électrique autour des isolateurs recouverts de glace. «Ses calculs nous permettent de préciser les paramètres optimaux d'un isolateur, explique M. Farzaneh. Dans quelles conditions va-t-il claquer ou nous donner des problèmes? En quelque sorte, ces études nous disent comment travailler à la conception des isolateurs pour que, à long terme, ces produits soient adaptés au climat froid dans les conditions du givrage atmosphérique.»

Gilles Simard, étudiant à la maîtrise en ingénierie, travaille pour sa part sur la modélisation du verglas autour des câbles et des conducteurs. «Déjà, nous possédons beaucoup de données qui ont été recueillies depuis des années sur le terrain ou en laboratoire, dit-il. Je fais l'exercice de modéliser comment évoluera la gaine de glace sur le fil selon la température, le vent, les précipitations... Grâce aux prélèvements, je possède des échantillons bien caractérisés qui me permettent de valider mon modèle.»

Le professeur Gilles Bouchard fait aussi partie de la Chaire. Ce membre du GRIEA s'occupe des projets sur le «galop», c'est-à-dire sur la cadence des vibrations de grande amplitude sur les lignes de transport en présence de manchons de glace et de vent. Membre du comité scientifique de la Chaire, M. Bouchard explique que l'on aurait tort de penser que la glace est simplement de l'eau amenée à une température inférieure à zéro. «Si la glace ordinaire, celle que l'on connaît généralement, est obtenue par la congélation d'une masse d'eau, différentes conditions prévalent dans la formation de la glace atmosphérique. Paradoxalement, on trouve des gouttes d'eau non gelée, dont la température est largement sous 0° C. Ainsi, dans les nuages, il y a de l'eau à - 20° C ou à - 30° C. On dit que les gouttes d'eau sont dans un état liquide que l'on appelle "surfondu"», explique le professeur. Selon lui, il est important de savoir qu'il faut une perturbation telle qu'une particule pour commencer la nucléation de l'eau (la glaciation), sinon l'état liquide demeure. Dans une eau très pure, la nucléation débutera lorsqu'un objet, une poussière, entrera en contact avec cette eau. À cet égard, M. Bouchard et ses étudiants s'intéressent surtout à la modélisation du givre et du verglas sur les câbles et les conducteurs de lignes de transport d'énergie électrique.

Quant à Konstantin Savadjiev, il a oeuvré 30 ans dans le domaine de la conception des lignes de transport d'énergie électrique en Bulgarie. Cet ingénieur, spécialiste de l'électricité et statisticien, a toutefois toujours travaillé dans les domaines mécanique et météorologique des phénomènes de verglas. Il se dit très heureux de faire partie de la CIGELE et apprécie, entre autres, qu'au Québec, des mesures enregistrées depuis 25 ans forment une banque de données unique en son genre. «Les observations sont très complètes et rigoureuses, dit-il. Quant au réseau de givromètres, qui jusqu'à il y a six ans était un peu primitif, il évolue de plus en plus vers la fine pointe, notamment en raison de son système en temps réel avec satellite.»


Les limites de la science
Les modèles probabilistes et l'analyse des statistiques, qui proviennent des mesures sur les équipements réels, sont un champ d'étude important de la Chaire. Tous les phénomènes relatifs aux glaces et aux vents étant probabilistes et aléatoires, l'approche statistique est incontournable. Le but final des analyses statistiques météorologiques est de prévoir ce qui est susceptible de survenir. Dans les 10 prochaines années, peut-on s'attendre à une autre tempête de glace? M. Farzaneh croit que nous sommes limités dans notre réponse par des éléments indéterminés. Même si la politique d'Hydro-Québec d'amasser de longue date des données est un atout de poids, c'est la loi du grand nombre qui dicte la bonne précision des prévisions. Aussi, quoique intéressantes, les données statistiques que nous possédons constituent encore une fenêtre bien petite sur le phénomène. «C'est à long terme que ces analyses statistiques vont nous permettre de mieux en mieux gérer l'incertitude», précise le titulaire de la Chaire.

Après les questions clés liées à la création du givre et au verglas, aux conditions prévalant à cette création et à la nature des supports affectés, les membres de la CIGELE étudient aussi le phénomène du délestage des conducteurs et des câbles. La glace tombe, bravo! Mais tout risque n'est pas écarté. Au contraire, la chute même de la glace déclenche parfois des problèmes. Nous assistons à des effets mécaniques qui peuvent, là encore, causer des dégâts énormes. La force des réactions causées par la chute des glaces, souvent de façon asymétrique, entraîne des mouvements de grande amplitude sur les conducteurs et les câbles. Cette force peut les amener à se toucher et à provoquer des courts-circuits. Les réactions à ces forces mécaniques peuvent aussi causer l'effondrement en cascade de pylônes.

À terme, M. Farzaneh et son équipe rêvent, bien sûr, d'édifier des modèles mathématiques qui permettraient de prédire les arcs électriques sur les isolateurs givrés et de prévoir la masse et la forme d'accumulation de la glace sur divers équipements. De tels modèles constituent déjà, et constitueront de plus en plus, des instruments extraordinaires pour identifier le rôle des différentes variables, notamment environnementales et météorologiques, pour comprendre l'ensemble des phénomènes associés au givrage atmosphérique et au comportement des équipements, pour prévoir ces phénomènes et concevoir des équipements adaptés. Si nous n'en sommes pas là encore, la confiance est de mise car des pas de géant sont faits chaque année.

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