Une croyance commune

Jean-Claude Guillebaud

Ce que dit ici Marcel Gauchet à propos de la France s'applique à la francophonie, dont on pourrait dire qu'elle est à l'échelle planétaire l'un des principaux lieux du dialogue entre chrétiens, post-chrétiens et musulmans. D'où l'intérêt que présente pour la francophonie ces pages de Jean-Claude Guillebaud tirées de La Force de conviction. La francophonie comme la France (et sur ce plan le Québec, la Wallonie et la Suisse sont dans une situation semblable à celle de la France) a besoin d'une croyance commune et il est clair que si cette croyance ne peut pas être la chrétienté, elle doit en conserver la mémoire: «Alors la croyance commune qui nous est nécessaire doit à la fois s’inscrire dans une tradition et participer au dépassement de celle-ci ; elle a besoin d’un héritage identifiable – y compris religieux – et doit procéder au réemploi critique de ce dernier.»

Il est troublant de constater que d’innombrables auteurs se posent la même et obsédante question. Ce n’est pas par hasard. Tous paraissent hypnotisés par le « vide » sociétal qu’ils décèlent au coeur de la modernité européenne. Pour Dominique Schnapper, par exemple, le projet laïc et républicain français, qui s’est largement construit en s’opposant au cléricalisme catholique, est aujourd’hui ébranlé par l’effacement de ce dernier 1. Marcel Gauchet estime que le désenchantement religieux nous laisse comme interdits et démunis, à telle enseigne que l’État est perpétuellement tenté de s’en remettre aux représentants des différentes confessions pour subvenir au besoin de « sens ». « Nous jouissons, écrit-il, d'une liberté inégalée de nous gouverner nous-mêmes, chacun dans notre coin et pour notre compte. Mais l'horizon du gouvernement en commun s'est évanoui. L'idée d'une prise sur l'organisation de notre monde n'a plus ni support, ni instrument, ni relais 2. » Selon Jacques Julliard, « on assiste à un véritable épuisement de la transcendance collective sur laquelle est fondée la nation. La séparation de l'Église et de l'État est une bonne chose, écrit-il. La séparation de l'État et de la tradition [chrétienne] est une absurdité 3».
Sur ce point, les analyses de Paul Thibaud sont plus radicales encore. Pour lui, la culture démocratique moderne, qui s’est émancipée du christianisme, demeure – directement ou indirectement – dépendante de lui. C’est en tant que post-chrétiens que les Européens sont modernes, notamment dans la détermination qui les habite d’être acteurs de leur propre histoire. Les rapports avec l’islam que nous devons coûte que coûte pacifier et organiser au sein même de nos démocraties sont rendus difficiles par le fait qu’il n’existe pas encore une catégorie équivalente de « post-musulmans ». Elle est sans doute en construction – notamment grâce au travail considérable, et trop ignoré, des intellectuels musulmans dits réformateurs –, mais elle est encore au stade du projet. Post-religieux, ajoute Thibaud, continue bel et bien de signifier post-chrétien. Toute l’ambiguïté de notre pluralisme est là.
Le volontarisme démocratique trouve encore sa source dans le messianisme juif et dans la tradition évangélique, notamment les Béatitudes qui affirment que « notre monde doit être amélioré pour être transfiguré et correspondre à sa destinée ». À vouloir congédier trop hâtivement cette mémoire-source, nos sociétés risquent d’être paralysées par une panne de la temporalité, frappées d’impuissance devant une histoire close. « On entre alors, écrit Paul Thibaud, dans une société de frustration, celle où l'on demande tout parce qu'on est privé de l'essentiel. C'est faute de projets pour aller au-delà, pour construire un Bien que nous nous obsédons de l'éradication du mal, jusqu'à l'absurdité de vouloir épurer le passé. En un sens, nous sommes collectivement dans le désoeuvrement 4. » À l’inverse, il ne viendrait à l’esprit d’aucun démocrate conséquent de vouloir re-christianiser nos sociétés définitivement sécularisées et plurielles.
Alors ? Alors la croyance commune qui nous est nécessaire doit à la fois s’inscrire dans une tradition et participer au dépassement de celle-ci ; elle a besoin d’un héritage identifiable – y compris religieux – et doit procéder au réemploi critique de ce dernier. On rejoint ici les propositions faites par Jürgen Habermas. L’expression « réemploi » signifie que les agnostiques les plus résolus peuvent chercher – et trouver – dans notre mémoire religieuse (juive, chrétienne ou musulmane) de quoi enrichir et conforter leur vision du monde. En ce sens la religion a encore beaucoup « à leur dire ». À l’inverse, les croyants doivent savoir retrouver et revivifier les promesses contenues dans leur propre tradition, promesses qui demeurent inaccomplies, ou ont été dévoyées. Cela veut dire que la religion dont ils se veulent eux-mêmes les héritiers a encore des choses « à leur apprendre ».
Des philosophes comme le protestant Jacques Ellul ou le catholique René Girard ne cessent, de livre en livre, d’inviter les chrétiens à se réapproprier ce qu’il y a de profondément subversif dans le message évangélique, et qui a pu être occulté ou méconnu pendant des siècles. Pour l’un et l’autre, il ne fait aucun doute que le religieux, notre grand inconscient collectif, est aussi porteur d’un savoir anthropologique qui attend toujours d’être déchiffré. Ce déchiffrement et ce réemploi sont rendus difficiles par la réticence avec laquelle les différents cléricalismes évoqués plus haut acceptent de remettre en question leurs propres postulats. Or pour Girard, cela ne fait aucun doute : « La Bible et les Évangiles introduisent dans le monde une vérité qui n'était pas là avant eux, une vérité purement humaine mais tellement puissante que, même si nos sages et nos savants font tout pour ne pas la voir, elle a déjà transformé et elle ne cesse de transformer le monde 5. »
Le sacré, dans ces conditions, consiste essentiellement en un certain rapport à la mémoire commune, fait de réappropriation, de réinterprétation et de dépassement, comme on le verra plus loin 6. Ce qui fait sens n’est plus le dogme imposé mais la quête commune, y compris dans ce qu’elle a de plus dérangeant pour le conformisme ambiant. On peut s’accorder avec Marcel Gauchet sur ce point, même si on ne partage pas les conclusions qu’il en tire. « Nous participons toujours de ce qui était au coeur de l'expérience religieuse, mais nous en faisons un autre emploi . » Ce qui peut nous rassembler n’est plus vraiment ce que nous savons – ou croyons savoir – mais ce que nous cherchons ensemble.
Une telle disposition d’esprit finit d’ailleurs presque toujours par prévaloir lorsque des hommes et des femmes – pas forcément des intellectuels – entreprennent de débattre avec sérieux du rôle de la conviction collective dans nos sociétés laïcisées. On peut citer l’exemple de la réunion suivie d’un long échange de textes organisée en 1995-1996 en Italie par la revue Liberal. Participaient à ces débats aussi bien l’écrivain Umberto Eco que des dirigeants socialistes, des militants et philosophes de gauche, mais aussi l’archevêque de Milan, le cardinal Mario Martini, figure « progressiste » de l’Église italienne. L’intitulé interrogatif choisi pour ces rencontres parle de lui-même : A quoi croient ceux qui ne croient pas ? En d’autres termes, quelle est la croyance supérieure qui peut faire lien, y compris entre ceux qu’habite un fort scepticisme, comme c’était le cas pour le philosophe Emmanuel Severino .
Pour ce dernier, comme pour plusieurs autres participants, le croire commun nécessaire pour nourrir – aujourd’hui – l’éthique aussi bien que la politique ne peut plus, sauf exception, consister en une énonciation doctrinale qui, venue d’en haut ou d’ailleurs, serait à prendre ou à laisser. Il doit postuler sa valeur avant de l’expérimenter et de l’attester par la pratique ; il doit être mis collectivement et inlassablement à l’épreuve. C’est la seule façon d’arracher le croire à toute espèce d’autorité cléricale ou de doxa impérative. Il se conçoit finalement comme témoignage, délibération ou attestation, pour utiliser la fameuse formule de Paul Ricoeur. Loin d’être vécue comme un marqueur identitaire figé, cette croyance commune s’éprouve et se construit dans le mouvement. Il s’agit d’une proposition offerte plus que d’un dogme imposé. Comme l’assentiment de John Newman évoqué plus haut, elle consiste en une volonté de faire route ensemble.

1-Dominique Schnapper, La Démocratie providentielle. Essai sur l’égalité contemporaine, Gallimard, 2002.
2-Marcel Gauchet, « Ce que nous avons perdu avec la religion », in «Qu'est-ce que le religieux. Religion et politique», Revue du MAUSS semestrielle, op. cit., p. 314.
3- Jacques Julliard, Le Choix de Pascal, Desclée de Brouwer, 2003, p. 226.
4- Paul Thibaud, « La politique a besoin de la religion », colloque Le Monde-Le Mans, Complexe 2003.
5-René Girard, Les Origines de la culture, op. cit., p. 268.

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