En musardant autour des Jeux d'hiver

Hélène Laberge
Les jeux du hasard et de la vie inspirent la muse qui salue les athlètes de sa plume.
Avez-vous regardé les Jeux de Lillehammer? Lillehammer... Nom hier inconnu. Le pays où se déroulent les Jeux surgit tout à coup de la carte comme un lieu sacré, une éphémère Olympie moderne, où des milliers de spectateurs viennent rendre leur culte aux athlètes, ces Sisyphes modernes. Quels qu'aient été son passé, son histoire, sa civilisation, le pays est avant tout choisi pour la célébration des rites sportifs de l'univers. S'il veut se faire connaître, il ne lui reste plus qu'à administrer à ses visiteurs de quelques jours - et de quelques soirs - un concentré d'histoire et de géographie qui risque fort de se diluer avec le temps. Lillehammer? Attendez que je me souvienne...! Ah oui! Les Jeux d'Hiver de 1994.

Nous avons, vous et moi, fait partie des visiteurs du soir. Nous avons été réduits à n'utiliser que nos sens les plus abstraits, la vue et l'ouïe. Devant le téléviseur, nous sommes amputés du sens du toucher et du sens de l'odorat par lesquels pénètrent en nous le climat, la saveur d'un lieu, tout ce qui constitue son identité profonde. Nous avons beau regarder les images des paysages environnant Lillehammer, des places publiques animées par le glissement des traîneaux et le déambulement coloré des touristes, rien de tout cela ne s'imprime en nous. Les images se déroulent sans que nous les ayions choisies, sans que nous puissions nous y attarder, comme ce montagnard des Alpes qui avouait être resté pendant deux heures un jour de tempête à contempler la diversité des cristaux de neige. On ne connaît réellement - et encore! - que les lieux où l'on a marché, flâné, dont on a senti les odeurs... tout ce qui fait l'attrait irrésistible du voyage.

Faute de grives... contentons-nous du petit écran. Ce que nous y voyons, ce que nous voulons y voir, n'est-ce pas, ce sont les compétitions elles-mêmes. Et surtout, les athlètes, sous tous les angles, dans toutes les situations, avant, pendant, après: sur la glace, sur la neige, dans les airs. Seuls, avec leur entraîneur, avec leur famille, avec l'être aimé... Du flot d'images émergent tout à coup ces prodiges: les acrobates du ciel, les tireurs du biathlon qui ont troqué au fil des siècles l'arbalète et l'arc contre le fusil; les patineurs, ces saltimbanques de la haute voltige, les skieurs, des navires qui filent sous le vent.

Pour que soient supportables les commentaires devant ces exploits prodigieux, il faut que l'expression soit juste, la description mesurée et, surtout, que transparaisse dans la voix l'émotion soulevée par le geste sportif. Le patinage artistique a en soi de quoi attirer tous les téléspectateurs. Exercerait-il un attrait aussi constant sans Alain Goldberg en qui existe une harmonie rare entre le regard et la sensibilité? L'ancien patineur a une connaissance parfaite de la technique et nous transmet son savoir. L'homme, il faudrait dire l'artiste, se livre à son enthousiasme dans une langue riche et nuancée, digne de l'éphémère beauté des gestes.
Les échanges entre Goldberg et Richard Garneau, au résumé de 20 heures à TVA, furent l'un des bons moments des Jeux. Garneau, souverainement maître de ses propos, sachant accueillir et mettre en évidence ses partenaires et les athlètes avec une bonne grâce, un oubli de soi qui révèlent, non seulement l'homme d'expérience, mais la personne. Cet homme a-t-il vraiment pris sa retraite?

Il y a, hélas! chez certains athlètes un décalage entre ce qu'ils font et ce qu'ils en disent. Ce n'est pas le cas de Jean-Luc Brassard dont on ne se lassait pas d'entendre les propos animés, joyeux et bien articulés. Ni celui de Myriam Bédard que le succès ne gonfle pas, qui l'accueille avec simplicité, sans arrogance à l'égard des compétiteurs moins heureux. Un regret: que les metteurs en scène, les entraîneurs, soient laissés derrière le rideau, eux sans qui le spectacle n'aurait pas lieu.

Mais restons-en aux athlètes. Pour ces Sisyphes modernes, l'entraînement consiste à faire péniblement rouler une pierre au sommet d'une montagne...une pierre qui redescend toujours avant d'avoir atteint le sommet. Pour quelques-uns d'entre eux, la pierre se rend au sommet, l'espace d'une médaille. Des années de pratiques obscures, de muscles étirés, de tibias douloureux, de genoux esquintés, de doutes, et de quoi encore... les Jeux sont-ils les derniers Temples qui puissent encore susciter une telle somme d'ascèse et de courage? Du courage, une volonté sans relâche tendue comme la corde d'un arc vers le but: 1994, 1998, 2002. L'avenir. Cet avenir qui risque de se dérober, cet avenir qui, devenu présent à Lillehammer, pour une raison imprévue, imprévisible, se dérobe sous vos pas. N'est-ce pas, Josée Chouinard? toi dont les larmes ont fait pleurer ton entourage. Ton entourage qui était le monde entier...
Le sommet de la montagne ne garde que pendant quelques instants une pierre, parmi les dizaines qui ont été poussées par des Sisyphes, tout aussi ardents les uns que les autres. Pourquoi celle-là et non telle autre?

Myriam Bédard a gagné sa deuxième médaille d'or au biathlon par UNE seconde. Ainsi, dans la vie, meurt-on, ou vit-on à cause d'une seconde de plus ou de moins. Ne serait-ce pas là le coeur même de la fascination qu'exercent les Olympiques depuis des temps immémoriaux? La vie en concentré, la vie en raccourci; le hasard, le talent et la volonté humaine inextricablement emmêlés, comme les écheveaux des Parques.

Impossible de terminer cette musardise sans saluer très bas au passage Oksana Baiul. Hasard, volonté et talent disparaissent devant le génie, cette chose indéfinissable qui vous ravit instantanément lorsqu'elle se produit. Oksana devenue cygne, déployant avant de mourir toutes ses grâces, toute la grâce d'une fleur à peine entrouverte, d'une jeunesse encore au bord de l'enfance, fragile comme la vie qui commence, définitive comme la mort qui s'accomplit... «Divine», s'est écrié Goldberg. Ce mot résumait tout.

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