Les écrits de Reynolds

Pierre Lasserre
M. Louis Dimier vient de traduire et de publier les écrits, à peu près inconnus en France, du grand peintre anglais, Josué Reynolds. Cette publication, éditée en un beau volume par la maison H. Laurens, et précédée d'une savante et fine introduction du traducteur, offre, je vous prie de le croire, beaucoup plus et beaucoup mieux qu'une curiosité. C'est vraiment une tête très supérieure et très éclairée, c'est un maître critique que Reynolds. Il excelle à rattacher les vérités qui concernent son art à des vérités plus étendues qui concernent tous les arts et se fondent elles-mêmes sur l'observation la plus philosophique de la nature des choses et des convenances naturelles de l'esprit humain. Je ne veux pas dire que Reynolds nous donne, à propos de peinture, des dissertations de philosophie, de psychologie ou de morale. Il ne parle que peinture. Tout ce qu'il expose a trait à la peinture. Mais il a, sans sortir des termes de son sujet, une manière de le généraliser, de l'aérer, qui porte la plus grande marque intellectuelle et fait de ses ouvrages littéraires la lecture la plus profitable, non seulement pour les peintres, mais pour tous les hommes cultivés. Ils n'offrent certes pas l'agrément des Maîtres d'autrefois de Fromentin. Ce sont des traités, des leçons. Nous avons affaire à un maître, à un professeur qui explique son expérience et ses principes. Reynolds est d'ailleurs, agrément à part, un esprit plus profond, plus largement nourri que Fromentin et qui a un sens plus haut de l'art. Ses écrits procurent la même qualité de plaisir que la Rhétorique d'Aristote.

Ils consistent principalement en quinze Discours sur la Peinture, prononcés de 1769 à 1790, à l'occasion de la distribution annuelle des récompenses aux élèves de l'Académie de Londres. Dimier y a joint quatre Lettres à un flâneur, sur le même sujet, et de nombreuses notes et descriptions analytiques de tableaux et de monuments rapportées par Reynolds de ses voyages.

Ce qu'il y a d'admirable dans Reynolds, c'est le mélange de dogmatisme et de souplesse. Il a une doctrine, singulièrement ferme et déterminée, dont l'idée dominante est qu'il existe en peinture plusieurs genres de beauté définis par des caractères très nets, et non seulement distincts, mais inégaux entre eux. Il établit et justifie la hiérarchie de ces genres. Et, sans doute, va-t-on le prendre pour le plus buté des hommes à système, des aveugles par système, quand j'aurai dit que dans cette classification hiérarchique, dont l'école romaine tout d'abord, avec Michel-Ange et Raphaël, puis l'école de Florence et celle de Bologne occupent le sommet, l'école vénitienne et l'école flamande viennent au second rang, l'école hollandaise ne tenant que le troisième. D'où il résulte que, d'après les principes de Reynolds, Rembrandt ou Rubens ne seraient pas les égaux de Raphaël, de Vinci, ni même de Carrache, et, parfaits peut-être dans leur genre, dans le genre de leur école, ne pourraient cependant être comparés aux grands Italiens, à cause de l'infériorité essentielle de ce genre. Voilà un jugement qui me paraît devoir faire scandale. Notez qu'il ne taxe pas seulement d'infériorité Rembrandt et Rubens, mais, pour une raison analogue, Véronèse et le Tintoret. (Chose curieuse et dont j'ignore la raison: Reynolds ne parle jamais des Espagnols.)

On entreverra cependant que le scandale et le paradoxe doivent être au fond beaucoup moins grands qu'ils ne semblent au premier abord, si l'on veut bien lire, d'une part les appréciations consacrées par Reynolds à ces grands artistes qu'il exclut des sommets de l'art, et si l'on observe d'autre part la liberté avec laquelle il relève et analyse les fautes de ceux-là qu'il place le plus haut et qu'il propose comme les modèles suprêmes. Que dire sur Rubens de plus pénétrant et de plus glorieux à la fois que ce qu'il en dit? C'est de l'enthousiasme, qui sait clairement â quoi il s'adresse, mais que cette connaissance ne refroidit pas. Je citerai quelque chose de ce jugement dont certains termes vont nous livrer la véritable signification et la juste portée de la doctrine de Reynolds:
    Les œuvres de Rubens semblent couler d'une source abondante et facile dont les richesses ne lui coûtent rien. A l'esprit de la composition correspond autant de feu dans l'exécution. Le frappant éclat de ses couleurs, le coulant et la franchise de ses contours, les touches fières et spirituelles de son pinceau, tout contribué à tenir en haleine le spectateur et à lui inspirer à quelque degré l'enthousiasme dont le peintre lui-même est transporté. A tout cela on peut joindre le parfait accord de toutes les parties de l'art entre elles... Outre l'excellence de Rubens quant aux qualités générales, il a eu le vrai art d'imiter. Il saisissait sur-le-champ le trait dominant par lequel chaque objet se distingue, et il ne l'avait pas plutôt vu qu'il le rendait avec une facilité admirable... Ses animaux, ses lions surtout, et ses chevaux, sont si beaux que le propre caractère n'en a été saisi que chez lui. Ses portraits le disputent aux meilleures œuvres des peintres qui ont fait de cette branche de l'art leur unique affaire... L'effet de ses tableaux peut être assez bien comparé à celui d'un amas de fleurs. Sa manière diffère de celle de tous les autres maîtres qui avaient paru avant lui... il a réellement étendu les limites de l'art.

Reynolds regrette que, chez Rubens, les figures de femmes manquent de beauté et les figures de vieillards (de vieillards bibliques, par exemple) de majesté. «Les premières, dit-il, sont fraîches et avenantes: mais elles n'ont que rarement, sinon jamais, l'élégance. La même chose peut se dire de ses jeunes gens et de ses enfants. Ses vieillards ont l'espèce de majesté que confère une barbe touffue; mais jamais il n'a eu une idée poétique du caractère de cet âge.» Seulement, Reynolds ajoute que ces qualités, dont il constate l'absence, étaient compatibles avec le style de Rubens et fussent entrées naturellement dans le genre de beauté que son génie était de nature à produire, qu'elles en eussent complété l'harmonie. Supposons que Rubens les ait possédées et demandons à Reynolds en quoi et à quoi le genre où cet artiste s'est montré, d'après lui-même, si grand et si heureux, est donc inférieur. Il va nous le dire.

«Rubens, ajoute-t-il, a peut-être été le plus grand maître dans la partie mécanique de l'art, le meilleur ouvrier ou manieur d'outil qui ait jamais tenu un pinceau. Il ne faut pas comparer cette partie aux facultés d'invention, ni à celles qui donnent à un ouvrage l'expression et le caractère; cependant elle est en soi matière à l'exercice du génie... On ne peut pas plus blâmer son style de ce qu'il n'offre pas le sublime de Michel-Ange, qu'on ne saurait blâmer Ovide parce qu'il ne ressemble pas à Virgile.

Ainsi c'est dans la «partie mécanique» de l'art que Rubens a excellé. Mais ce que Reynolds désigne par cette expression, sur le sens de laquelle on pourrait se méprendre, est déjà quelque chose de très relevé, puisqu'il est «matière à l'exercice du génie», puisqu'il peut s'animer du feu sacré, se pénétrer de verve, de grâce, d'esprit et de volupté et être traité de manière à charmer et enflammer par lui seul le spectateur, ce spectateur fût-il Reynolds. Mais ce que cette «partie mécanique» de l'art ne comprend pas, ce qui est, au-dessus d'elle, et réclame d'ailleurs sa collaboration et son concours, ce sont les «facultés d'invention» et «celles qui donnent à un ouvrage l'expression et le caractère». Ce n'est pas chez Rubens qu'il les faut chercher; ce n'est pas non plus chez les Vénitiens ou les Hollandais. Reynolds ne les méconnaît et ne les déprécie pas plus qu'il ne fait Rubens. Véronèse, Tintoret, sont des créateurs de génie, de magnifiques lyriques dans l'ordre de la couleur; Titien aussi, mais il est quelque chose de plus, il y a chez lui un rayon de Michel-Ange, sa couleur a parfois une profondeur d'expression qui semble l'élever à la dignité expressive de la «forme». Les Hollandais, Rembrandt, et bien au-dessous Teniers, sont les grands maîtres du réalisme. Leur triomphe c'est l'imitation des objets «individuels», des choses et des êtres, saisis dans un état tout momentané de leur existence, avec une extraordinaire acuité, mais sans souci de généralisation et sans choix.

On comprendra là-dessus la pensée de Reynolds. La supériorité de Michel-Ange et de Raphaël sur tous les peintres, ou, pour mieux dire, la supériorité de leur genre et de leur style sur tous les genres et tous les styles, vient de la nature de leur invention et de leurs conceptions. Celles-ci leur inspirent un enthousiasme d'essence supérieure à cet enthousiasme de peindre qui est quelque chose de si beau en lui-même, mais au-dessus duquel ne paraissent pas s'élever l'esprit et l'imagination d'un Rubens ou d'un Rembrandt. Cette grandeur d'invention a deux marques: la généralité des idées et leur poésie, on pourrait presque dire en dépouillant le mot de son acception vulgaire: leur moralité ou encore leur bienfaisance. Distinguant «la partie mécanique» et «là partie poétique» de l'art, Reynolds professe que Michel-Ange et Raphaël ont élevé cette dernière à des hauteurs inconnues avant eux, et qui, depuis, n'ont plus été atteintes.

Qu'on n'aille pas, sur cet énoncé, prendre cet Anglais de Reynolds, ce contemporain de Johnson et de Hume, ce beau peintre surtout, pour une sorte de platonicien qui cherche ou qui trouve, dans les œuvres des maîtres romains, de la métaphysique, et qui conseille à l'artiste de détacher ses yeux de la terre pour aller copier, dans les nuages de la pensée pure ou du rêve, de prétendus modèles idéaux des choses. Il s'en défend bien. C'est, comme le dit Dimier, un empiriste — un empiriste large et au regard étendu, à la manière de Gœthe. «La grande perfection, la beauté, écrit-il, ne doivent pas être cherchées dans le ciel, mais sur la terre. Elles sont autour de nous, à nos côtés. Seulement, le pouvoir de découvrir ce qui est difforme dans la nature, ou en d'autres termes, de particulier et hors règle, ne s'acquiert que par l'expérience. Toute la beauté et la grandeur de l'art consistent, à mon avis; dans l'aptitude à s'élever au-dessus de toute forme singulière, de toute mode locale, de tout ce qui n'est qu'exception et détail.» Cette distinction du normal et du difforme, du général et de l'individuel, de l'essence et de l'accident, ce discernement de ce qui représente en chaque genre, (pour employer une expression d'Auguste Comte, bien conforme à la pensée de Reynolds), «le type le meilleur et le plus animé», Reynolds, qui en fait le principe supérieur de l'esthétique, déclare bien qu'on ne les pourrait concevoir, qu'il n'en pourrait être question, si nous étions encore à l'époque «primitive» de l'art.

Mais nous profitons, nous avons hérité du labeur des grands artistes antiques et des grands hommes de la Renaissance italienne, lesquels ont précisément travaillé pour nous à extraire progressivement le beau et les éléments de la perfection du sein de la confuse nature. Nous devons à Rubens, à Rembrandt les acquisitions les plus riches et les plus précieuses dans l'ordre des moyens d'expression et de la technique de l'art, de cette technique, répétons-le, qui n'est pas en elle-même chose inorganique, mais chose vivante et vibrante. Les acquisitions que nous devons à Phidias, à Michel-Ange, à Raphaël concernent le fond même de l'art, sa raison d'être, sa substance: le beau. Quelle doctrine hardie et sûre à la fois! Elle ne recule pas devant 1a question maîtresse de l'esthétique: qu'est-ce que le beau? Mais elle y fait la réponse la plus positive, la plus concrète, la plus palpable, dirai-je: Le beau est un trésor d'expérience (l'expérience de ce qui est de nature à plaire à tous les siècles), c'est un héritage et une science, la plus fine de toutes mais non moins claire que toute autre pour qui est capable de l'entendre...

Cette analyse est à peine le germe de l'exposé que demanderait la doctrine de Reynolds. Et cette doctrine elle-même, si ferme sur ses principes, et cependant si largement compréhensive, si lumineuse, est une semence que je voudrais voir tomber dans l'esprit de nos jeunes artistes à qui l'époque donne tant de raisons d'être indécis. Je ne me mêle pas de souscrire à tout le détail de ce que dit Reynolds. Tout au moins l'esprit de son enseignement me semble-t-il appartenir aux forces régénératrices de l'art.

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