Simone Weil et la tradition dualiste- Deuxième partie

Jacques Dufresne

Simone Weil et les religions dualistes

DEUXIEME PARTIE

Les religions dualistes

Nous avons montré que le dualisme de Simone Weil se distingue du dualisme d'Alain et du dualisme moderne en général en ce qu'il consiste dans la reconnaissance d'une distance infinie entre le Nécessaire et le Bien et par suite, entre la partie créée et la partie incréée de l'âme et non pas dans l'opposition de l'esprit et de la nature. C'était peut‑être affirmer implicitement la parenté de la doctrine de Simone Weil avec celle des religions dualistes. Il est bien possible en effet qu'il y ait une parenté très étroite entre ce qu'elle appelle la partie incréée de l’â­me et ce que les Valentiniens appelaient xenikon sperma et entre ce qu'elle appelle le bien pur et ce qu'ils appe­laient le Dieu étranger.

Une chose est certaine en tout cas: Simone Weil a eu une très grande admiration pour les Cathares. Le texte que nous citions en introduction ne laisse aucun doute sur ce sujet. Et il y a d'autres textes qui sont encore plus pro­bants. Dans une lettre à Déodat Roché, par exemple, on peut lire:

"La simple curiosité intellectuelle ne peut mettre en contact avec la pensée de Pythagore ou de Platon, car à l'égard d'une telle pensée, la connaissance et l'ad­hésion ne sont qu'une seule opération de l'esprit. Je pense la même chose au sujet des cathares."(63)

Outre qu'elle nous laisse entrevoir ce qu'est la gnose, Simone Weil nous révèle dans ce texte que le catharisme a été pour elle une des incarnations de l'inspiration qui l'a conduite de l'usine à l'abbaye, de la guerre d'Espagne saint Jean de la Croix.

À première vue, il semble qu'il y ait un abîme entre l’âme révoltée d'une jeune intellectuelle qui ne songe qu'à bouleverser l'ordre établi, et l’âme pacifiée d'un parfait cathare qui ne songe qu'à se bien préparer à rentrer dans son lieu d'origine. Mais un tel abîme est en réalité un pont quand ce n'est pas le pouvoir qu'on aime dans la poli­tique mais la cité et les individus qui la composent. Nous sommes ainsi faits que nous ne connaissons profondément u­ne idée que si nous avons d'abord ressenti son contraire encore plus profondément.

"Que sait‑il de l'amour celui qui n'a pas été obligé de mépriser ce qu'il aime ?" (64)

Autrement dit, que sait‑il de l'amour celui qui n'a pas eu à aimer en dépit des apparences, celui qui n'a pas été contrarié par certains travers de l’être aimé au point de devoir s'élever jusqu'à une foi sans appui, jusqu'à une fidélité inconditionnelle. De même on peut dire : que sait‑il de la justice celui qui n'a pas éprouvé l'injustice au point de ne plus voir qu'elle ? Que sait‑il du bien ce­lui qui n'a pas été atteint par le mal au point de douter de tout ?

Les contraires: l'injustice, la haine, le mal, Si­mone Weil les a ressentis profondément pendant la premiè­re partie de sa vie. Cette manière implicite d'affirmer Dieu est peut‑être celle qui ressemble le plus à la foi du saint. Alain avait dit:

"C'est en m'exerçant à ne pas croire que je recule­rai en moi‑même jusqu'à la vraie foi." (65)

Simone Weil a exprimé la même idée d'une autre façon:

"Athéisme purificateur. Entre deux hommes qui n'ont pas l'expérience de Dieu, celui qui le nie en est peut‑être le plus près."(66)

Il n'est donc pas étonnant qu'elle ait pu avouer a voir toujours vécu dans l'attente de l'Evangile, de Platon et des Cathares. Mais quelle influence la pensée cathare a‑t‑elle exercée au juste sur elle? Sur ce point, elle nous donne tous les renseignements que nous pouvons souhaiter. Dans la même lettre à Déodat Roché, on peut lire:

"Depuis longtemps déjà, je suis vivement attirée par les cathares bien que sachant peu de choses à leur sujet."

Cette lettre, elle l'a écrite en 1940, par conséquent à une époque où sa pensée était déjà complètement formée. Il est donc interdit de penser que le catharisme a exercé sur elle une influence comparable à celle d'Alain ou à celle de Platon. Il s'agit beaucoup plus d'une rencontre...

Il y a lieu toutefois de se demander jusqu'à quel degré d'intimité s'est élevée cette rencontre. Simone Weil a‑t‑elle adhéré sans faire de réserves à tous les points de la doctrine cathare et, d'abord, a‑t‑elle eu le loisir d'acquérir une connaissance approfondie de cette doc­trine ? À première vue, il semble assez difficile de répondre à cette question. Simone Weil n'a donné aucun ex­posé complet de la doctrine cathare; elle n'a fait qu'en souligner certains aspects qui lui paraissaient fondamen­taux.

Il est cependant plus que vraisemblable qu'elle n'ait pas dit tout ce qu'elle savait sur la question. Elle a très probablement profité de son séjour à Carcassonne pour pren­dre connaissance des quelques documents dont pouvaient disposer les principaux rédacteurs de la revue d'Etudes ca­thares. Des notes publiées dans la Connaissance Surnaturel­le attestent par ailleurs qu'elle avait lu pendant son sé­jour à New York beaucoup de textes concernant la tradition dualiste dont le catharisme est l'un des chaînons.(67)

Ces renseignements ne doivent toutefois pas nous abu­ser, car c'est en 1941‑42, donc avant son départ pour l'A­mérique, que Simone Weil a écrit ses principaux textes con­cernant le catharisme. Or, à cette époque, si l'on en croit le Père Perrin, elle n'avait pas encore pu se documenter sérieusement:

"On a beaucoup parlé de son catharisme: on a exhumé en 1947 une lettre d'elle datée, disait‑on, de 1940, où elle disait son admiration pour le mouvement ca­thare et où elle emploie le mot adhésion qu'elle op­pose à curiosité... Si cette lettre est effectivement de 1940, je dirais qu'en 1942 elle avait bien changé et qu'il ne restait en elle aucune trace de cette position sinon son amour pour le XIIième siècle, où sont unis dans la même admiration le style roman, les troubadours, la langue d'Oc et sa civilisation Simone n'avait pas pris le temps d'étudier la doc­trine des Cathares, ni leur organisation, ni leurs moyens de propagande, mais, les imaginant un peu comme un type de foi sans dogme, de société religieuse sans autorité, comme la négation de l'Ancien Testament et les héritiers de la tradition antique harmonieusement fondue en un christianisme philoso­phique, avec cela tolérante, humaniste, elle se mit à les aimer sans prendre la peine de les connaître dans leur réalité historique. Elle s'appuyait en cela sur une seule lecture et ne me dissimulait pas la fragilité de sa documentation! Mais elle pensait qu'il faut revenir au passé pour retrouver la source d'ins­piration".

Seuls certains textes écrits à New York et à Londres pourraient donc se ressentir d'une influence directe de la pensée gnostique. Toutefois, puisque ces textes ne sont ve­nus qu'achever une oeuvre dont tous les thèmes essentiels étaient clairement définis, il serait injuste dl en conclure que les gnostiques ont exercé une influence directe sur la pensée de Simone Weil. Il nous faut par conséquent revenir la conclusion que nous formulions plus haut: c'est en dé­veloppant ses propres intuitions que Simone Weil s 'est rapprochée du catharisme; son adhésion n'a pas été préméditée.

Jusqu'où allait cette adhésion? Pour répondre à cette question, nous examinerons d'abord les aspects de la doctrine cathare que Simone Weil a le plus admirés. Le pre­mier de ces aspects, c'est la non violence.(68) On sait l'at­titude que prirent les parfaits Cathares pendant la croisa­de contre les Albigeois: ils refusèrent d'abjurer leur foi, mais ils refusèrent également de prendre les armes pour la défendre, considérant que la vérité se dégrade nécessaire­ment au contact de la force. Et ils payèrent cette pureté de leur vie. Simone Weil admira d'autant plus cet acte d’héroïsme qu'elle avait en horreur l'impérialisme intellectuel de l'Eglise romaine.(69) Mourir anathème était à ses yeux un titre de gloire , un témoignage en faveur de la liberté d'es­prit et de l'amour de la vérité, et à plus forte raison, mou­rir au nom d'une hérésie qui consiste à exclure la puissan­ce du domaine de l'esprit.

Le rejet de l’Ancien Testament est un autre des aspects de la doctrine cathare que Simone Weil admirait sans réserve. Ce rejet (70) était d'ailleurs à ses yeux une conséquence logique du refus de mêler le domaine de la force à celui de l’esprit. Le Dieu de l’Ancien Testament commandait à son peuple de faire la guerre et bénissait toutes ses entreprises victorieuses, mais cela ne l’empêchait pas de se présenter comme la source de toute vérité et de toute sagesse. Un tel Dieu est impur, nous dit Simone Weil, il est de la race d’Alexandre "et qui peut admirer Alexandre de toute son âme, s’il n’a l’âme basse."

Dans sa lettre à Déodat Roché, elle écrivait : (69)

"Depuis longtemps je me sens attirée par les Cathares, bien que sachant peu de choses à leur sujet! Une des principales raisons de cette attraction est leur opinion concernant l'Ancien Testament, que vous expri­mez si bien dans votre article où vous dites si jus­tement que l'adoration de la puissance a fait perdre aux Hébreux la notion du bien et du mal."

Le mot puissance peut être pris dans trois sens. Il peut désigner le pouvoir créateur de Dieu; il peut désigner également le pouvoir qu'a Dieu d'élever les âmes jus­qu'à lui; il peut enfin désigner le prétendu pouvoir qu'il a de servir les fins de domination d'un individu ou d'un peu­ple qui se considère comme privilégié en droit. Simone Weil ne retient évidemment que ce dernier sens. Ce qu'elle reproche au Dieu de l'Ancien Testament, c'est de n’être pas divin, c'est de n’être qu'une étiquette posée sur la fin imaginaire que la volonté de puissance s'assigne à elle-même pour se justifier. On comprend donc facilement pour­quoi elle a pensé, avec Déodat Roché, que l'idolâtrie de la puissance a fait perdre aux Hébreux la notion du bien et du mal. Se servir de Dieu pour justifier le mal, c'est en effet le nier comme critérium du bien et du mal.

Si la doctrine cathare se réduisait à cette critique de la notion de puissance et à ce rejet de l'Ancien Testa­ment, on ne pourrait donner raison à ceux qui considè­rent Simone Weil comme cathare! Mais il n'en n'est pas ain­si. Ces prises de position concrètes concernant la violence et la force renvoient à une conception bien définie de Dieu, de l'âme, du monde et des rapports qu'ils entretiennent en­tre eux. Cette conception, les Cathares l'avaient empruntée aux Manichéens, qui eux même l'avaient empruntée aux gnos­tiques.(70) Et rien ne nous permet d'affirmer à priori que Simone Weil la partageait ! Un Lanza del Vasto, par exemple, admire la non‑violence sans se croire obligé d'adhérer à une métaphysique semblable à celle des gnostiques. Il n'est pas exclu qu'il en soit de même pour Simone Weil.

Pour nous faire une idée aussi complète que possible de la nature des rapports entre la pensée de Simone Weil et celle des religions dualistes, il nous faut donc commencer par donner un aperçu de quelques‑unes de ces religions et par dégager les grands thèmes qui les caractérisent. Nous reprendrons ensuite ces thèmes un à un et nous nous demanderons quelle est la position de Simone Weil par rapport à chacun d'eux. En procédant ainsi, nous espérons pouvoir réduire notre imagination au silence. Cela est très important dans une étude du genre de celle que nous entre­prenons. Une personnalité comme celle de Simone Weil, fai­te contrastes violents et d'attitudes extrêmes, laisse presqu'inévitablement dans l'imagination une trace profonde qui risque d'influencer le jugement. Il est plus que vraisemblable que beaucoup de ceux qui considèrent Simone Weil com­me manichéenne, aient été amenés à cette opinion beaucoup plus parce qu'ils avaient été impressionnés par la jeune agrégée qui était sans pitié pour son propre corps, que par­ce qu'ils avaient une connaissance approfondie de sa pensée.

Le gnosticisme

Pendant tout le deuxième siècle, sous les Antonins, il y eut dans l'Empire romain une atmosphère de paix très favorable à la libre circulation des idées. La méditerranée, libérée de ses pirates depuis Pompée, était devenue un moy­en de communication idéal. On allait de Pergame à Rome, Athènes à Alexandrie aussi facilement qu'aujourd'hui, plus facilement même, car il suffisait d'être citoyen romain pour avoir droit de cité où que ce soit dans l'Empire. Il n'est donc pas étonnant que les grandes capitales soient devenues des foyers de culture très vivants. Tous les cultes, toutes les philosophies s'y rencontraient: les rabbins côtoyaient les prêtres égyptiens, les mages côtoyaient les prêtres de Mithra, les philosophes grecs côtoyaient les évêques chré­tiens.

La personnalité d'Adrien est un parfait miroir de cet­te époque. Cet empereur qui eut le génie de comprendre que Rome n'avait plus la force de continuer sa politique de con­quête, passa la plus grande partie de son règne à voyager, à la fois pour veiller au maintien d'une paix sans cesse me­nacée et pour satisfaire la curiosité d'un esprit ouvert à tous les courants d'idées, à toutes les religions, à toutes les formes d'art. Mais s'il se fit initier au culte de Mi­thra, s'il se plût à séjourner en Egypte ou dans les Gaules, il fut surtout séduit par la Grèce. Son grand rêve était de faire revivre le classicisme grec pour en faire l’âme de l'Empire. C'est dans ce dessein qu'il choisit comme lieu­tenant, Arrien de Nicomédie, un historien qui voulait s'é­lever jusqu'à la hauteur de Thucydide et comme médecin, Hermogène, un nouvel Hippocrate. C'est dans ce dessein aus­si qu'il fit ériger une cité grecque en plein coeur de la Palestine. Ce beau rêve peut très bien être considéré comme l'équivalent politique de l'effort accompli au même moment par les gnostiques sur le plan religieux. Le gnosticisme est bien en un sens du moins, un temple grec érigé sur les ruines du temple de Jérusalem. Ce temple connut d'ailleurs le même sort que la Cité d'Adrien.

Quel sens convient‑il de donner au mot gnostique ? Tra­ditionnellement, ce mot servait à désigner les membres des sectes combattues par les grands hérésiologues du deuxième siècle. Mais depuis quelque temps, on parle d'une gnose pré-chrétienne dont Philon le Juif serait le principal représen­tant. Un tel élargissement du sens du mot gnostique est‑il légitime ? Nous n'en avons pas à décider ici. Nous reviendrons néanmoins, pour des raisons pratiques, au sens tradi­tionnel du mot: nous n'étudierons que les doctrines des hérétiques.

Qui étaient‑ils ces hérétiques ? C'était des chré­tiens au sens large du terme, c'est‑à‑dire des gens qui connaissaient la tradition juive, qui avaient entendu par­ler du Christ, et qui, s'ils interprétaient souvent son in­carnation d'une manière trop personnelle, croyaient néan­moins à sa divinité ainsi qu'au caractère extraordinaire de son enseignement. Mais ces chrétiens vivaient dans la par­tie la plus hellénisée de l'Empire romain. Valentin était originaire d'Alexandrie; Marcion, du Pont; Bardasane, d'E­desses. Il est donc fort probable que, comme nous le lais­sions entendre, ils aient été avant tout des penseurs ini­tiés à la philosophie religieuse des Grecs, c'est‑à‑dire au platonisme et aux religions à mystères. S'ils ont été, comme le soutient Harnack,(71) les premiers théologiens de l'Eglise, c'est sans doute pour cette raison.

C'est aussi pour cette raison qu'ils se sont opposés violemment à certaines tendances du christianisme orthodoxe alors en formation. Ce christianisme enseignait alors entre autres choses, l'existence d'un Dieu plus puissant que pur, la résurrection des corps et souvent même l'établissement d'un royaume terrestre. C’était des choses inacceptables pour des esprits habitués aux clartés grecques et assoiffés de pureté Platon n'avait‑il pas écrit :

"Dieu n'est pas cause de tout, il n'est cause que des biens, il n'est pas responsable des maux."

Le Christ n'avait‑il pas dit: "Mon Royaume n'est pas de ce monde". Les gnostiques furent frappés, plus profon­dément peut‑être que Platon lui‑même, par les contradictions inhérentes à notre nature parce que , d'une part, les persécutions, les déracinements massifs qui avaient précédé l'établissement de la paix romaine, leur avaient donné une profonde expérience du malheur et que, d'autre part, la charité évangélique qui les inspirait leur ouvrait les yeux sur la corruption des classes dirigeantes et sur les souffrances des esclaves.

Berdiaev a raison de comparer les gnostiques aux pre­miers révolutionnaires russes. Il écrit à propos de leathé­isme de ces derniers:

"Les raisons de l'athéisme russe , nous les trouvons d'abord dans une protestation passionnée, indignée contre le mal, la contrainte, les souffrances de la vie; dans la pitié pour les malheureux, les déshéri­tés et les humiliés. Nous avons vu que par compas­sion, par impossibilité d'admettre la souffrance , les russes se firent athées. Ils se firent athées, refu­sant d'accepter un créateur qui aurait engendré un monde méchant, imparfait et rempli de douleur. Un tel athéisme offre plus d'une analogie avec la doctrine de Marcion. Mais Marcion supposait que le monde avait pour créateur un dieu méchant: les athées russes, à une période différente de la raison humaine, estiment que Dieu n'existe pas parce que s'il existait, il ne pourrait qu’être méchant." (72)

Selon Berdiaev donc, c'est pour expliquer le mal que les gnostiques supposent que le créateur est un dieu méchant. Cette opinion est vraie mais en partie seulement. Le dualisme des gnostiques a des causes plus positives. Platon et le Christ leur avaient révélé l'existence du bien, d'un Dieu qui est bon et pur avant d’être tout‑puissant et impla­cable. Et on peut considérer que c’est pour sauver la trans­cendance de ce Dieu que les gnostiques attribuent la création à un dieu mauvais, beaucoup plus que pour trouver une explication au mal.

Ce désir de sauvegarder à tout prix la transcendance, la pureté, la bonté de Dieu constitue l'essentiel, l’âme de leur doctrine. La gnose, nous le verrons, n'est pas au­tre chose que la connaissance de ce Dieu. Pour pouvoir don­ner une définition plus complète et plus précise de cette gnose, il faut d'abord souligner que les gnostiques ont fait de larges emprunts aux religions à mystères. (73) Ils leur ont emprunté leur ésotérisme et surtout leur concep­tion de connaissance. Le poème de Dyonisos‑Zagreus par exemple, qui était révélé aux initiés de l'orphisme, est plus qu'un simple récit. C'est une véritable métaphysique exprimée d'une façon allégorique dans un mythe tout à fait semblable à ceux que l'on trouve dans Platon. Les ini­tiés de l'Orphisme avaient en outre accès à d'autres mythes et à des théories de caractère plus scientifique, ce qui leur permettait d'entrer en possession d'un savoir très é­tendu et très profond. La principale caractéristique de ce savoir, c'est qu'il n'était pas acquis de la façon habituel­le mais révélé, qu'il n'était pas communiqué par des disser­tations mais par des rites religieux.(74)

C'est aussi qu'il était réservé à des élus, qu'il fallait l'avoir mérité par une naissance heureuse ou par une lon­gue suite de purifications. Il n'est pas surprenant que ce savoir ait été confondu avec le salut lui‑même, si , pour y avoir droit, il fallait en quelque sorte être déjà sauvée.

Nous n'avons qu'à remplacer la légende de Dyonisos‑Zagreus de l'Orphisme par un poème ayant pour centre un être réel, le Christ, et nous avons déjà une première i­dée de la gnose. Cela nous permet d'entrevoir que la re­ligion des gnostiques est, comme le dit Harnack, une théo­sophie mystérieuse,(75) une métaphysique révélée et une phi­losophie de visions.

Nous pouvons maintenant proposer la définition sui­vante: la gnose est une connaissance immédiate de l'Etre, contenant en germe une cosmologie, une métaphysique et une morale susceptibles d’être développées dans des poèmes al­légoriques. Cette connaissance ne peut être révélée que par le Christ. Elle est la grâce, le salut lui‑même. Elle a en outre toutes les caractéristiques du savoir orphique dont nous parlions précédemment.

Pour pouvoir mieux comprendre cette connaissance, la découvrir du dedans, nous pouvons nous mettre en imagination à la place des grands hérétiques du deuxième siècle. Cela est d'autant plus facile pour nous que notre époque n’est pas sans ressembler à la leur. Nietzsche disait déjà des " peu­ples civilisés" à la fin du siècle dernier:

"Tous les temps et tous les peuples jettent pêle-­mêle un regard à travers vos voiles; toutes les coutumes et toutes les croyances parlent pêle-­mêle à travers vos gestes."(76)

N'était‑ce pas aussi un peu le cas des hommes du temps d'Adrien ? Comme nous, ces hommes étaient pris dans un engrenage politique qui n'était pas à leur mesure, au milieu duquel les voix individuelles n'avaient aucune chan­ce de se faire entendre. Comme nous, ils n'avaient aucune raison sérieuse de croire en un bel avenir. Les points de ressemblance sont très nombreux.

Essayons donc de nous représenter les préoccupation des esprits inquiets de l'Alexandrie des années cent trente après Jésus‑Christ. Pendant leurs années d'enthousiasme, ils ont fréquenté plusieurs écoles, ils se sont intéressés aux traditions secrètes de la Grèce et de l'Orient. Ils ont en­tendu parler de Platon, de Pythagore, de Zoroastre et peut­ être même de Bouddha. Mais la variété même de ces doctrines n'a fait que les rendre plus pessimistes.(77) Ils arrachaient un témoignage vivant et ils ne trouvaient que des doctrines...

La grande machine romaine semblait montée pour tou­jours. Nouvelle contrainte dans un univers déjà suffisam­ment contraignant par lui‑même. Ils se sentaient de plus en plus étrangers dans ce monde. Leur désir d'évasion se faisait de plus en plus pressant. Ils étaient prêts à tout pour échapper à ce destin qu'ils n'avaient pas choisi. Mais il ne faut pas croire qu'ils étaient révolutionnaires à la façon des esclaves romains. Ils connaissaient trop bien les dieux intraitables qui règlent la politique. L'impitoyable nature leur paraissait plus hospitalière que la société.

C'est alors qu'ils ont fait la connaissance de secte nouvelle qui se réclamait d'un certain Jésus dont ils avaient déjà entendu parler mais qu'ils n'avaient pas pris au sérieux, peut‑être parce qu'il était juif. Mais cette fois ils le connaissaient à travers les Lettres de saint Paul et l'Evangile de saint Jean. Il les a ainsi conquis. Il leur ouvrait un passage à travers les murs de ce monde.

"Mon Royaume n'est pas de ce monde."(Jean 18,36) N'en­viez pas le monde, ni les choses qui sont dans le monde. Si quelqu'un aime le monde , l'amour du Père n’est pas en lui. Car tout ce qui est dans le monde,
le désir de la chair, le désir des yeux et l'orgueil de la vie n'est pas du Père mais est du monde". (Jean 2, 15,16)

Des textes comme ceux‑là ne pouvaient que les ravir car loin de les éloigner de la tradition grecque, il les en rapprochaient. À Socrate qui venait de se moquer des craintes que la mort inspirait à Simmias et à Cébés, ce dernier n'avait‑il pas répondu :

"Nous sommes des faibles, Socrate. Efforce‑toi de nous, réconforter comme tels, en voulant bien supposer tou­tefois que ce ne sont pas nous les faibles mais un enfant présent en chacun de nous; en te disant aussi que c’est cet enfant qui craint ces sortes de malheur.

‑Cet enfant, répartit Socrate, il faut le confier aux soins quotidiens d'un enchanteur et le laisser entre ses mains jusqu'à ce qu'il soit complètement libéré de ses frayeurs.

‑Mais où, Socrate, trouverons‑nous le parfait enchanteur de ces craintes d'enfant, puisque toi tu t’apprêtes à nous quitter ?

‑La Grèce est grande, cher Cébès, les hommes de valeur y sont nombreux; il y a aussi de nombreux peuples bar­bares. Il vous faudra parcourir leurs contrées en quê­te d'un tel enchanteur n’épargnant ni votre argent, ni vos peines ... "(78)

Ce parfait enchanteur, les gnostiques l'avaient trou­vé dans la personne du Christ. Le Christ avait dit: "Je suis la Vérité." Ils avaient pris cette parole au pied de la lettre. Plus ils approfondissaient sa doc­trine, plus ils la mettaient en pratique, plus ils se sentaient sauvés. La vraie connaissance, celle qui est aussi le salut, ils l'avaient enfin trouvée. Ils étaient en elle et elle était en eux.

Comment définir cette connaissance sans la trahir ? Elle était avant tout une présence une présence qui n’é­tait pas autre chose que la conscience d'être libre, de ne plus se sentir prisonnier du monde.(79) Les gnostiques étaient devenus des hommes nouveaux. Les lois de ce monde, les lois qui régissent les passions, les lois que dicte la force sous toutes ses formes, n'étaient plus les leurs. Il n'y avait plus de destin pour eux, plus de nécessité ou plus exactement, la nécessité d'airain avait été remplacée par une né­cessité d'or pur, par une nécessité surnaturelle.

À un second moment, dirions‑nous, leur gnose était la révélation du vrai Dieu. Le vrai Dieu est étranger au monde, profondément inconnu. Il n'a rien de commun avec les dieux païens ni surtout avec le Dieu de l'Ancien Testament. Tous ces dieux ne sont que des puissances parmi les puissances de ce monde. Ce monde n'a rien de divin, il n'a pas été créé par le vrai Dieu mais par quelque puissance inférieure et bornée qui ne connaissait pas ce qu'il y avait au‑dessus d’elle.

À un troisième moment, leur gnose était la connais­sance de la connaissance et par là, une connaissance de soi­-même. Ce savoir, qui était à la fois vie et lumière, n’avait rien de commun avec leurs anciens savoirs qui n'étaient au fond que des reflets des choses du monde. Ces anciens sa­voirs, ils les avaient acquis par leurs propres moyens. Leur nouveau savoir leur était donné; il était une grâce, il était divin. Et eux aussi, ils étaient divins, eux aus­si ils étaient lumière et vie, car autrement comment au­raient‑ils pu recevoir la lumière et la vie? Les ténèbres en effet ignorent la lumière. Ils étaient des fragments du vrai Dieu. Leur corps seul avait été créé, ils étaient dans le monde mais ils n 'étaient pas du monde. On voit assez facilement quelle sorte de morale pouvait en résulter. Le corps n'étant qu'une partie du monde, point de foi dans l'action, point d'illusion de se sauver en se conformant à des préceptes extérieurs, point de pharisaïsme ! Ascétisme bien sûr, car à quoi bon se préoccuper d'une chose d'emprunt qui n'est pas appelée à ressusciter ? Mais en même temps, tolérance: le corps ayant ses lois propres, qui ne sont pas cel­les de l'âme, il peut très bien être entraîné dans des démesures sans que l'âme en soit avilie. (80)

Ces trois moments que nous avons distingués pour don­ner plus de clarté à notre exposé, ne doivent pas nous fai­re oublier que la gnose est une connaissance unique qui en­ferme bien sur tous les savoirs nécessaires au salut mais qui est plus que la somme de ces savoirs.

À première vue, le profane en matière de théologie ne voit pas très bien quelle différence il peut y avoir entre cette connaissance, qui est aussi libération, et la
foi telle qu'elle est définie dans le catholicisme orthodoxe. Dira‑t‑on que la foi n'est pas un acte de l'intelli­gence mais un acte de la volonté, qu'elle consiste à donner son adhésion à des vérités qu'on ne comprend pas ? Cet­te distinction n'est pas très convaincante. La gnose est jus­tement la reconnaissance d'un Dieu inconnu qui n'a rien de commun avec les dieux que nous croyons connaître à l'aide de la raison naturelle . Elle est essentiellement un consente­ment. Si elle diffère réellement de la foi, c'est sans dou­te beaucoup plus par la que par le fond.

On pourrait peut‑être même dire que la gnose est une foi sans forme extérieure, en ce sens qu'elle est avant tout une expérience du transcendant dont on n'explicite le conte­nu qu'ultérieurement. Le fait que dans les religions gnosti­ques il n'y a pas de dogme est à ce sujet très révélateur. Et c'est sans doute ce caractère subjectif qui a rendu la gnose si suspecte à l'Eglise. Irénée disait déjà:

"Cette sagesse, chacun croit l'avoir découverte par lui‑même, c'est‑à‑dire en imagination. De sorte qu'il est convenable selon eux que la vérité soit tantôt dans Valentin, tantôt dans Marcion...Chacun d'eux s'est en effet perverti à tel point, dépravant la règle de vérité qu'il n'est pas troublé de se prê­cher lui‑même."(81)

Dans la foi orthodoxe, ce caractère subjectif est très atténué. Cette foi est l'adhésion à des dogmes, à un contenu formulé objectivement. L'expérience ne vient qu'a­près, quand elle vient. De toute manière, elle n'est pas né­cessaire. (82)

On pourrait montrer que la grâce selon la gnose se dif­férencie de la grâce selon la conception orthodoxe d'une façon analogue, c'est‑à‑dire par la forme plutôt que par le fond. Les gnostiques ne voyaient pas l'utilité des sacrements.(83) Eux qui affirmaient que le monde n'est pas l'oeuvre de Dieu.. comment auraient‑ils pu croire que la grâce puisse être communiquée par des signes sensibles ? Eux qui croyaient que le social ne valait pas mieux que le monde; comment auraient‑ils pu admettre qu'il faille fai­re partie d'une société pour avoir droit au salut ?

Ces réflexions qui, il convient de le répéter, sont celles d'un profane, permettent de comprendre pourquoi Har­nack a pu dire que le gnosticisme est "l’hellénisation ex­trême du christianisme". Les gnostiques s'opposaient caté­goriquement à tout ce qui venait de la tradition juive. Ils voulaient un christianisme universel bien sûr, mais universel par sa pureté et non pas à la façon de l'Empire romain.

"On veut une religion universelle, qui s'adresse non pas à la nationalité des hommes mais à leurs besoins intellectuels et moraux. On consent à reconnaître dans l'Evangile la religion universelle, mais à condition qu'on le sépare de l'Ancien Testament et de la reli­gion de l'ancienne alliance, pour le modeler sur la philosophie religieuse des grecs et l'enter sur le culte et sur les mystères traditionnels."(84)

Le fait que le Christ était né en Palestine ne signi­fiait pas que sa religion dût continuer le judaïsme. Le Christ était essentiellement pour eux celui qui révèle le vrai Dieu et non pas le Messie annoncé par l'Ancien Testa­ment. De là leur docétisme. Le Christ avait bien pris la forme d'un esclave, (thn morjhn doulou elabe ) comme il est dit dans les extraits de Théodote, mais cette forme n'était pour lui qu'une apparence. Le Christ n'avait pas souffert réellement. Il n’était pas mort réellement. On a souvent considéré ce docétisme comme absolument inconciliable avec la doctrine de la Rédemption sans se donner vraiment la peine d'en étudier les nuances. Simone Pétrement s'est donné cette peine et elle en est arrivée à cette conclusion:

"Tout le gnosticisme est paradoxe, et c'est ce qu'on ne doit pas oublier pour le comprendre. Avant tout, c'est comme paradoxe qu'il faut comprendre le docé tisme, c'est‑à‑dire cette négation de l'humanité du Christ, qui paraît d'abord être au christianisme tant de force et de valeur. Le docétisme exprime évidemment la volonté de nier l'apparent, l'immédiat: non, il n'a pas souffert; non, il n'était pas homme; non, il n’est pas mort. Mais il faut l'entendre ainsi: tout en souffrant, il n'a pas souffert; tout l’homme qu'il était, il était Dieu; tout en mourant, il n'est pas mort. C'est seulement ainsi qu'on peut expliquer les apparentes contradictions des gnostiques. Marcion, par exemple, en­seignait à la fois le docétisme et que le Christ avait réellement souffert."(85)

Harnack va même jusqu'à nier que les gnostiques aient été docètes:

"Lés gnostiques enseignaient qu'en Jésus‑Christ, il faut distinguer nettement l'éon céleste Christ et son apparition humaine et attribuer à chacune des deux natures une action distincte. C'est donc la doctrine des deux natures et non le docétisme qui est propre au gnosticisme."(86)

On a aussi prétendu que les gnostiques, parce qu'ils attachaient une grande importance à la connaissance, étaient portés à sous-estimer l'importance de la Passion. Il y a sans doute du vrai dans cette opinion,(87) mais les remarques de Simone Pétrement nous invitent de nouveau à intro­duire des nuances:

"C'est la même chose de dire que le Crucifié avait rai­son, ou de dire que la vérité, le vrai jugement est d'un autre monde. Vouloir rappeler, comme veulent tou­jours les gnostiques, que la lumière est d'ailleurs et non d'ici, que nous‑mêmes, en tant que nous jugeons vrai, nous sommes d'ailleurs et non d'ici, c'est sim­plement vouloir maintenir les droits du Crucifié. Le paradoxe entraîne l'affirmation d'une autre réalité. Ce qui échoue ici, réussit ailleurs; il y a deux or­dres.

Certains historiens se sont mis l'esprit à la tor­ture pour comprendre comment la croix, selon Valentin, pouvait être appelée une Limite. Ils se sont donné cette raison, que la croix, à cette époque, avait la for­me d'un Tau, de sorte que par sa branche supérieure, elle constituait une limite horizontale pour le monde, et par sa branche verticale, le séparait en deux. Ou bien encore, ils ont traduit Stauros, non par croix mais par pieu, palissade. N'est‑il pas plus simple de comprendre que la condamnation du juste est vraiment la séparation de deux ordres, la puissance visible d'une part., d'autre part la valeur et la vérité ? Vé­nérer la croix., c'est affirmer qu'il y a deux ordres et, si l'on veut, deux mondes.

L'idée de Valentin est la même qu'exprime Basili­de quand il dit que la Passion du Christ "n'a pas eu d'autre but que d'opérer la discrimination des choses auparavant confondues".(88)

Le style gnostique


Jusqu'à maintenant, nous avons parlé de la gnose proprement dite. Il nous faut maintenant parler des différentes doctrines et d'abord, du style qui les caractérise. Puisque leur savoir leur était révélé, donné, les gnostiques ne pouvaient pas le communiquer à la façon des philosophes. On ne démontre pas l'indémontrable. Dans ces conditions, comment pouvaient‑ils s'exprimer pour être universellement compris ? Ils connaissaient, nous l'avons dit, les mythes de plusieurs religions. Ne pouvaient‑ils pas adapter ces mythes ?

"On prit la mythologie grossière de n'importe quelle religion orientale, on transforma des personnages concrets en idées spéculatives et morales comme, "abîme, silence, sagesse, vie", en conservant même fréquemment les noms sémitiques. On créa ainsi­ une mythologie d'abstractions, tandis que les rap­ports qui unissaient entre elles les idées étaient déterminés par les données que leurs modèles four­nissaient. Ainsi se forme un poème philosophique dramatique semblable à celui de Platon, mais incom­parablement plus compliqué et où, par conséquent, l'imagination avait une place bien plus considérable."(89)

Ce style en lui‑même nous en dit peut‑être plus long sur la gnose que toutes les idées qu'il véhicule. Il rend tout à fait manifeste le besoin d'évasion, le désir d'échapper à la nécessité auquel nous avons fait allusion. Songeons au style des grands stoïciens qui furent les con­temporains des gnostiques. L'imagination y est sans cesse.. rappelée à l'ordre, l'économie des moyens y est extrême, les phrases y ont des contours sévères; on sent qu'elles ont été ciselées avec l'attention qu'on accorde aux actions les plus importantes de la vie. Si tel est le style qui traduit la soumission à la nécessité et l'amour de la patrie terrestre, on peut en conclure sans invoquer d'autres raisons que le style des gnostiques exprime des idées contraires. Si l'on peut reprocher au premier d'être trop sévère, trop classique, on peut reprocher au second d’être romantique à l'excès.

Le style des gnostiques est donc en contradiction a­vec leur pensée. Il révèle la prédominance en eux de l'affectivité alors que leur pensée ne cesse d'affirmer la supériorité de la connaissance pure. Mais il ne faut pas trop s'offusquer de cette contradiction. Elle est la gnose elle-­même et elle a de plus le mérite de nous mettre en garde con­tre la tentation de réduire le gnosticisme à ce qu'on appelle aujourd'hui l'intellectualisme, en donnant au mot le sens de sclérose. Les gnostiques n'étaient pas des spéculatifs mais des mystiques et par suite, leur faiblesse n'est pas la sclé­rose mais bien plutôt le délire. Il y a eu une scolastique délirante; il y a eu aussi une gnose sclérosée. Mais ce n'est pas une raison pour en conclure que dans la meilleure sco­lastique, c'était l'élément affectif qui prédominait et que dans la meilleure gnose, c'était l'élément intellectuel.

Quelques systèmes

Passons maintenant à l'étude des principaux systèmes. Quatre grands gnostiques ont élaboré une doctrine: Basilide et Valentin d'Alexandrie, Bardesane d'Edesses et Marcion du Pont. Nous n'étudierons que les doctrines de Valentin et de Marcion.

La doctrine de Valentin nous est surtout connue par les citations des hérésiologues, par des fragments réunis sous le titre d'Extraits de Théodote, ainsi que par quelques‑uns des textes découverts à Nag‑Hamadi.

Pour mieux marquer la transcendance de Dieu, les Va­lentiniens l'appellent tantôt le Dieu étranger, tantôt le Dieu lointain, tantôt le Dieu inconnu. Ce Dieu, ils le pla­cent au sommet d'un univers divin appelé Plérôme, ou lieu de la Plénitude. Ce Plérôme est constitué par des éons ou, puissances célestes qui entretiennent entre eux des rapports très complexes. Voici la description que le Père Sagnard don­ne de ce Plérôme dans son commentaire des Extraits de Théo­dote:

"La divinité, infinie transcendante se présente à nous comme un “Plérome” c’est-à- dire une Plénitude faite de puissances hiérarchisées ou Eons siè­cles. Ceux‑ci émanent successivement par couples de leur Source dans une hiérarchie décroissante qui est pour nous l'expression de cette divinité. Ces couples, conçus sur le type mâle‑femelle, veulent simplement exprimer par leur élément femelle, une qualité inhé­rente à l'élément mâle, et, de cette façon, ils ne font qu'un."(90)

Leur ensemble forme l’ogdoade:

Père, abîme................................................Pensée, grâce
Fils monogène (intelligence).....................Vérité
Logos...........................................................Vie
L'homme......................................................Eglise


Voilà donc pour le monde divin tel que se le repré­sentaient les Valentiniens. À côté de ce monde divin, et complètement séparé de lui, il y a le monde d'en‑bas, le monde des ténèbres. Il est à remarquer que les Valentiniens comme d'ailleurs tous les premiers gnostiques, ne font pas de distinction très nette entre la matière et le monde. Le mauvais ange qui a formé le monde l'a bien formé à partir d'une matière préexistante, mais il n'a pu le faire que par ce que lui‑même était ignorant du divin. On s'explique ain­si pourquoi son travail n'a pas rendu la matière plus divin plus lumineuse. Parlant de cette première gnose, H.W. Barth écrit:

"La caractéristique en est le dualisme radical qui, pour la première fois, n'est pas intérieur au monde, mais qui repousse le monde tout entier, le cosmos grec avec ses dieux, comme le monde oriental avec ses planètes, du côté du mal et les sépare d'un Dieu unique, bon et lointain."(91)

Il s'agit donc d'un dualisme qu'on pourrait appeler transcendantal et non pas d'un dualisme métaphysique ou dualisme des principes. Ce dualisme tel qu'il existe dans Mani, enseigne que le monde résulte du mélange de deux principes, la lumière et les ténèbres, Dieu et la matière. Le dualisme des premiers gnostiques est plus radicale monde pour eux est tout entier du côté des ténèbres ‑ mais en même temps, il est moins catégorique, moins définitif: le monde, après tout, a été créé par une puissance sortie du Plérôme. S'il ne l'a pas créé lui‑même, Dieu a au moins permis sa création. Le texte suivant montre très bien le caractère ouvert de ce dualisme:

"Il ( le démiurge ) ne connaissait pas celle ( la sagesse) qui opérait par lui. Il croyait créer par sa propre puissance. C'est pourquoi l'apôtre dit:

"Il a été soumis à la vanité du monde, non de son plein gré, mais à cause de celui qui l'a soumis, dans l'espoir d'être délivré lui aussi quand seront ras­semblées les semences de Dieu."(92)

Venons‑en à l'homme. Pour expliquer l'existence d'un élément spirituel dans la matière, les Valentiniens ont re­cours à un mythe qui fait penser à la fois au mythe de Dyo­nisos‑Zagreus, au mythe.du Phèdre et au mythe de la chute des anges dans la Genèse.

"Sagesse, émanation la plus éloignée du Père a voulu saisir et comprendre son infini, comme le Fils le saisit. D'où passion ( naissance du mal, perturba ‑tion dans sagesse et dans tout le Plérôme) et fina­lement exclusion de cette pensée ou intention désor­donnée, avec son mélange de passions. Cette pensée
se cristallise au‑dehors et se nomme encore sages­se par simple dédoublement de la première. "(93)

Cette étincelle divine, déchue, tombée dans la ma­tière sous forme de fragment constitue le noyau de l'âme humaine, lequel noyau est appelé tantôt "pneumatikon sper­ma", tantôt "Xenikon sperma ", tantôt eklekton sperma." À son sujet il faut noter:

a) qu'il n'est pas donné à tous les hommes, comme le mot élu qui sert à le désigner l'indique clairement.

b) qu'il fait partie de la substance divine, qu'il est en quelque sorte incréé, thèse contre laquelle s'indigna l'é­lément orthodoxe de l'Eglise.

c) que lui seul est digne de la gnose. Nous reviendrons sur ce troisième point un peu plus loin.

La dite étincelle divine, appelée plus fréquemment âme pneumatique, est recouverte d'une âme psychique, laquelle à son tour est recouverte d'une âme hylique. Il est intéressant de remarquer que ces trois terres correspondent à peu près exactement à ceux que distingue Platon dans le mythe du Phèdre. L'âme hylique correspond au mauvais che­val; l'âme psychique, au bon cheval; l'âme pneumatique, au cocher. Seule l'âme hylique est commune à tous les hommes. L'âme psychique est un peu moins rare que l'âme pneu­matique mais elle appartient elle aussi à une catégorie res­treinte d'élus. (Chez Platon toutefois, il n'y a pas de sem­blable répartition.)

Il nous reste à d'aborder la question du salut de ces âmes. La théorie valentinienne du salut repose tout entière sur l'idée de rédemption. Le Christ, lui‑même élément pneu­matique, s'est incarné. Parce qu'il n'a ni âme psychique, ni âme hylique et qu'il est par conséquent d'une parfaite trans­parence, il est une condition essentielle à la gnose, au sa­lut. C'est lui qui éveille l’élément pneumatique dans les â­mes. Cet éveil, c'est la gnose qui est à la fois libération et connaissance, qui est la véritable naissance dont avait parlé saint Paul.

Mais que deviennent les psychiques et les hyliques pendant que les pneumatiques naissent ainsi à la vie éter­nelle ? Les Valentiniens tranchent cette question d'une fa­çon qui, à juste titre, nous semble cavalière, mais qui ne manque pas d'un certain fond de réalité: les psychiques ont droit à un salut mais à un salut inférieur à celui des pneu­matiques; les hyliques sont néant, ils restent néant. Cette façon de classifier les êtres aurait été vraiment atroce étouffante, si elle avait pu être appliquée à la lettre Mais en réalité, on a tout lieu de supposer que personne n’é­tait en mesure de dire avec certitude si son voisin ou lui-­même appartenait à telle catégorie plutôt qu'à telle autre. Et même s'il n'en avait pas toujours été ainsi, nous n'aurions pas lieu de nous offusquer outre mesure: certaines de nos catégories psychologiques, tels le refoulement et le com­plexe freudien, sont beaucoup plus étouffantes que les catégories gnostiques parce que, étant moins générales, elles sont d'un usage beaucoup plus facile.

Il nous reste à parler de Marcion. Marcion était un esprit plus réaliste et par là, peut‑être plus profond que Valentin. Il est le seul des grands gnostiques qui eut une influence durable, le seul qui aurait pu donner à l'Eglise une orientation différente de celle qu'elle a prise. Voici comment Harnack caractérise sa doctrine:

"Une pensée profonde domine le christianisme de Mar­cion et l'a tenu à l'écart de tout système rationa­liste, c'est la pensée que les lois régnant dan s la nature et dans l'histoire, que les actes de la justi­ce ordinaire sont contraires aux actes de la miséri­corde divine, et que la foi humble et l’amour du coeur sont l'opposé de la vertu orgueilleuse."(94)

Il n'est donc pas étonnant que Marcion ait jugé l'An­cien Testament très sévèrement, qu'il soit même allé jus­qu'à soutenir que le Dieu bon, le Père que le Christ avait invoqué, ne devait pas être confondu avec Yahvé,

On a toutefois exagéré beaucoup sa sévérité à l’égard de l'Ancien Testament, de manière, croirait‑on, à le faire apparaître comme fanatique, ce qu'il n'était vraisem­blablement pas. Son exégèse telle qu'elle se présente dans la lettre de Ptolémée à Flora, fait preuve d'un souci des nuances que l'on aimerait retrouver chez tous les hérésio­logues:

"Car si la loi n'a pas été donnée par le Dieu parfait lui‑même, comme nous l'avons déjà dit, et certaine ‑ment pas non plus par le diable ( ce qu'il n'est mê­me pas permis de dire ), le législateur doit être un troisième qui existe à côté de ces deux autres.

C'est le démiurge et le créateur de ce monde tout en­tier et de tout ce qu'il contient. Parce qu'il est, en son essence, différent des deux autres et se tient au milieu d'eux, on pourrait l'appeler à bon droit l'in­termédiaire.

Si le Dieu parfait est bon en son essence, comme il l'est effectivement,
( car notre Sauveur a dit qu'il n'y avait qu'un seul Dieu bon, son Père, qu'il a ré­vélé,) et si l’être qui est par nature Adversaire est mauvais et méchant, caractérisé par l’injustice, alors celui qui se situe entré le Dieu parfait et le dia­ble, et qui n'est ni bon ni assurément mauvais ou injuste, pourrait à proprement parler être appelé juste, parce qu'il est aussi l'arbitre de la justi­ce qui dépend de lui."(95)

Le Manichéisme

Avec Mani ( né en ..216) , nous abordons la seconde période de l'histoire des religions dualistes. Mani, com­me l'a très bien montré Simone Pétrement, est au fond un gnostique. C'est dans l'intuition fondamentale commune à toutes les gnoses qu'il faut rechercher la clef de son sys­tème. Mais c'est un gnostique qui a des prétentions beaucoup plus grandes que ses précurseurs. Il conserve dans sa doctrine la plupart des idées gnostiques que nous avons ré­sumées dans les pages précédentes, mais il néglige les pro­blèmes particuliers d'exégèse et de christologie pour se consacrer à une tache de plus grande envergure. Il veut fon­der la religion universelle. Pour cela, il lui faut réunir dans une doctrine unique les principaux éléments des diver­ses religions. Au Bouddhisme, il empruntera la théorie de la transmigration des âmes; au Zoroastrisme, le dualisme de la lumière et de l'obscurité; à la religion chrétienne, le rô­le imminent attribué à Jésus et la théorie du Paraclet.

La science de Mani se présente sous la forme d'une série de mythes. Nous ne pouvons pas étudier chacun de ces my­thes en détail, nous nous contenterons donc de donner un résumé du mythe principal.(96)

Ce mythe se scande selon trois phases:

1)Moment antérieur ou passé (dualité parfaite des deux substances).
2)Moment médiant ou présent ( où se produit et du­re le mélange).
3)Moment postérieur (où la division primordiale se­ra rétablie).

Moment antérieur ou passé.

La Lumière et les Ténèbres sont complètement sépa­rées. La Lumière comprend cinq demeures qui rappellent l’og­doade du Plérôme valentinien. Les ténèbres sont gouvernées par cinq archontes ou démons qui rappellent les Titans du mythe de Dyonisos‑Zagreus.

Moment médiant ou présent.

Les Ténèbres se sont enfoncées dans la Lumière à la manière d'un poinçon. Pour se défendre, Dieu envoie l'homme primordial et ses cinq fils au‑devant des Ténèbres. Ils sont vaincus par les Ténèbres. Des éléments divins deviennent donc ainsi prisonniers de la matière.

Pour faciliter la libération de ces éléments divins, Dieu charge un Démiurge d'organiser la matière, donc de créer le monde. Voyant le danger qu'elle court, les Ténèbres feront en sorte qu'un démon mâle s'unisse à un démon femelle
de manière à ce que la Lumière soit concentrée dans une seu­le espèce, l'espèce humaine. Pour libérer la Lumière désormais prisonnière du corps des hommes, Dieu envoie le Para­clet, le Christ.

Moment postérieur

La Lumière retournant vers son lieu d'origine, la division; primordiale se rétablit progressivement.

On aura remarqué que, contrairement au Démiurge du mythe de Valentin, le Démiurge de ce mythe n'agit pas par ignorance mais par obéissance, que la création est voulue par Dieu, que le monde est en quelque sorte une machine libérer la Lumière. Mani a remplacé le dualisme des premiers gnostiques ‑ le dualisme transcendantal ‑ par un du­alisme métaphysique ou dualisme des principes. Il n'y a plus d'abîme entre Dieu et le monde et il y a lutte entre l'es ‑prit et la matière. Ce n'est plus le monde qui est la cause du mal, mais la matière. Mais qu'est‑ce que le monde et qui est‑ce que la matière pour Mani ? La matière n'est évi­demment pas pour lui ce qu'elle est pour Aristote, c'est‑à-­dire indétermination pure. Elle a au contraire beaucoup de déterminations: elle est gouvernée par cinq archontes, elle est organisée au point de pouvoir engendrer elle‑même les espèces animales. Par là, cette matière ressemble beaucoup à ce que les premiers gnostiques appelaient le monde. Par suite, le Démiurge obéissant est beaucoup plus un Sauveur qu'un Créateur au sens propre du terme. Ce qui atténue beau­coup la différence entre le dualisme transcendantal et le dualisme métaphysique.

Il est intéressant de noter que la théorie maniché­enne décrit un mouvement en tous points contraire à celui de la dialectique hégélienne qui représente le point cul­minant de la pensée moniste comme le Manichéisme représente le point culminant de la pensée dualiste.

On n'aurait pas pu comparer ainsi la doctrine des premiers gnostiques à une philosophie comme celle de Hegel. C'est que Mani a durci systématiquement la gnose. Il en a fait un instrument de conquête comme ses prétentions u­niversalisme l'invitaient à le faire et comme le catholi­cisme orthodoxe lui en avait donné l'exemple. Ses efforts n’ont d'ailleurs pas été tout à fait vains. Malgré toutes les persécutions dont il a été victime, le Manichéisme s'est répandu dans l'univers entier et il a survécu en Occident jusqu'au treizième siècle et en Orient jusqu'à nos jours.

Le Catharisme

Par le Bogomilisme ( hérésie bulgare du dixième siè­cle), le catharisme se rattache directement au manichéisme et au gnosticisme.

Les cathares eux aussi nient que le Dieu de l'Ancien Testament soit identique au vrai Dieu; ils affirment que l’â­me est d'origine divine, contrairement au monde qui est d'o­rigine diabolique. En un mot, ils reprennent les principales doctrines que nous avons étudiées mais ils n'apportent aucun élément vraiment nouveau, si ce n'est au niveau des ri­tes et de la ferveur religieuse. Remarquons seulement que leur attitude à l'égard de l'Eglise romaine en général et des sacrements en particulier est beaucoup plus hostile que celle des premiers gnostiques.

Remarquons aussi qu'on retrouve à l'intérieur du ca­tharisme et le dualisme transcendantal des premiers gnosti­ques et le dualisme métaphysique proprement manichéen.

"Les cathares, à la suite des Bogomils, avaient deux écoles de pensée ; l’une strictement dualiste ou manichéenne, admettait qu’il y a deux principes ; l’autre, monarchianiste, voyait dans le dieu du mal un ange tombé. À ces deux théories correspondaient naturellement deux notions divergentes de l’eschatologie. Pour le dualiste, le mal devait durer éternellement ; pour le monarchianiste, il serait détruit lorsque le monde matériel prendrait fin...(97)

"La création également donnait lieu à des vues diver­gentes. Quelques‑uns disaient que toute la création matérielle était l'oeuvre du diable; d'autres esti­maient que le diable avait fait le monde à l'aide d'é­léments matériels préexistants. Cette dernière concep­tion est probablement identique au point de vue le plus courant dans le monarchianisme; certains de ses adep­tes allaient même jusqu'à admettre que le diable a­vait reçu la permission de Dieu pour accomplir son ou­vrage."(98)

Efforçons‑nous maintenant de dégager les points com­muns aux diverses religions dualistes dont nous venons de donner un aperçu.

Ces religions sont toutes des gnoses et leurs doctri­nes se présentent toutes dans le style propre aux gnoses. El­les enseignent:

1)sur Dieu: le vrai Dieu est étranger au monde, infi­niment éloigné, profondément inconnu. Il est tout à fait dis­tinct du Dieu de l'Ancien Testament.

2) sur la création: pas de création ex nihilo. Certains affirment que le Démiurge était ignorant et que, par suite, c'est son oeuvre tout entière qui est à rejeter du côté du mal. D'autres affirment que le Démiurge agissait avec le consentement du Père, mais que par contre son ac­tion portait sur une matière déjà en partie organisée.

3) sur le monde: le monde (99) est soigneusement fermé au divin, il est Gouverné par des archontes. Traduit en lan­gage non mythologique, cela peut très bien vouloir dire: le monde a ses lois propres qui sont tout à fait indépendantes de celles de Dieu. On retrouverait donc dans toutes les re­ligions dualistes une croyance au déterminisme.

4) sur l'âme: il y a consubstantialité entre Dieu et les âmes sont des fragments de la substance divine. Etant primitivement prisonniers de la matière, ces frag­ments sont dans un état d'ignorance . C'est cette ignorance résultant du mélange de l'esprit et de la matière qui est le mal, et non pas la matière elle‑même. La matière est seu­lement cause du mal.

5) sur quelques points particuliers: tendance au docé­tisme, rejet de la tradition juive, refus des sacrements.

6) sur la liberté: Pour éviter toute confusion, il faut ouvrir ici une longue parenthèse.

Parmi les diverses façons de concevoir la liberté, nous en distinguerons quatre, auxquelles, croyons‑nous, toutes les autres se ramènent: le libre arbitre, tel que le conçoit Fénelon en s'inspirant des thèses scolastiques; la liberté de perfection; la liberté comme attribut fondamental de l'es­prit; et enfin la liberté comme faculté de choix transcendan­tal.

Le libre arbitre tel que le conçoit Fénelon est une faculté distincte de l'intelligence mais non pas indépendante d'elle. Cette faculté consiste dans le pouvoir de choisir entre deux biens dont l'un est fini dont l'au­tre est infini en réalité mais ne nous apparaît pas comme tel en raison des limites de notre connaissance. Lorsque le Bien est clairement connu, ce pouvoir n'existe pas.
"Si on suppose le souverain Bien présent, clairement connu, on ne saurait lui opposer aucun autre bien qui fasse contrepoids. L'infini emporte sans doute la balance contre le fini. La disproportion est in­finie. L'entendement ne peut ni douter, ni hésiter, ni suspendre un seul moment sa décision; la volonté est ravie et entraîner."(100)

Il n'y a de liberté que lorsqu'il y a ignorance du souverain Bien:

"La liberté consiste dans une espèce d'équilibre entre deux partis... Alors l'obscurité de ce grand objet, et l'éloignement dans lequel on le considère, fait une es­pèce de compensation avec la petitesse de l'objet fi­ni qui se trouve présent et sensible. Dans cette faus­se égalité, l'homme délibère, choisit, et exerce sa liberté entre deux biens infiniment inégaux."(101)

La liberté de perfection, c’est la conformité avec les lois de son être. C'est (...) c’est‑à‑dire l'état de celui qui, ayant la connaissance du bien infini, ne songe même pas à le comparer à un bien fini. C'est la liberté de Socrate qui disait que " nul ne fait le mal volontairement". C'est aussi la liberté du sage stoïcien en qui le principe directeur joue le rôle qui lui convient.

La liberté comme attribut fondamental de l'esprit, c'est la définition même de l'esprit, tel qu'on est obli­gé de le concevoir dans une perspective idéaliste. Cette définition se déduit d'un raisonnement de ce genre: étant donné que d'une part, il n'y a pas d'intuition intellec­tuelle, et que d'autre part le jugement ou le rapport ne peut pas être considéré comme un simple fait, il faut con­clure que la vérité dépend entièrement de l'activité d'une cause libre qui ne peut être que l'esprit.

C'est cette liberté qu'Alain a honorée, après Lagneau, qui s'était efforcé de la définir dans son cours sur l'évi­dence et la certitude:

"De ce que l'esprit est essentiellement liberté . il résulte donc qu'il n'y a pas de certitude pouvant être faite dans l'esprit sans lui. La certitude ne peut être dans la connaissance même que le fruit, le produit de la liberté; et, en ce sens, nous n’avons que la certitude que nous méritons, exactement ... L'intelligence découle donc de la volonté." (102)

La liberté comme faculté de choix transcendantal c’est la liberté qui permet de poser ce choix mystérieux mais décisif qui nous rend oui ou non disponible à la lumi­ère. C'est ce consentement ou ce non consentement à la lumière que Simone Weil évoque de la manière suivante:

"Par‑dessus l'infinité de l'espace et du temps, l'amour infiniment plus infini de Dieu vient nous saisir. Il vient à son heure. Nous avons le pouvoir de consen­tir à l'accueillir ou de refuser. Si nous restons sourds il revient e~ revient encore comme un mendiant, mais aussi comme un mendiant, un jour il ne revient plus."(103)

La position des gnostiques par rapport à ces quatre formes de liberté est très nette. Ils nient le libre arbi­tre, ou plutôt ils ne s'y intéressent pas. Le texte de l'E­vangile de Vérité que nous avons cité ne laisse aucun doute sur ce point. Ils nient également la liberté comme faculté de choix transcendantal ! C'est précisément ce que leur a reproché Clément d'Alexandrie (104). Quant à la liberté de La­gneau, ils n'y croyaient pas non plus puisqu'ils étaient dan une perspective réaliste et qu'ils mettaient l’intelligence au‑dessus de la volonté. Ils ne reconnaissaient que la li­berté de perfection. Ils ne voyaient pas d'intermédiaire en­tre la nécessité matérielle et la nécessité surnaturelle.

Il nous reste maintenant à définir la position de Si­mone Weil par rapport à chacune des thèses gnostiques que nous venons de résumer.

DIEU

"L'Éternel Principe souffre et ne souffre pas d'être appelé Zeus." (Héraclite)

C'est manquer de respect à Simone Weil que de nous interroger, comme nous semblons vouloir le faire, sur ce qu'elle pensait de Dieu. "Dieu ne se met pas au datif"(105) disait‑elle; en d'autres termes, c'est le méconnaître tout à fait que de le considérer comme un objet sur lequel on peut exercer sa réflexion, c'est le nier que d'entreprendre de prouver son existence ou son inexistence à partir d'une expérience commune quelconque. Elle disait aussi:

"Dès l'adolescence j'ai pensé que le problème de Dieu est un problème dont les données manquent ici‑bas et que la seule méthode certaine pour éviter de le résoudre à faux, ce qui me semblait le plus grand mal possible, était de ne pas le poser. Ainsi je ne le posais pas. Je n'affirmais ni ne niais. Il me parais­ sait inutile de résoudre ce problème, car je pensais qu'étant en ce monde, notre affaire était d'adopter la meilleure attitude vis-à-vis des problèmes de ce monde, et que cette attitude ne dépendait pas de la solution du problème de Dieu." (106)

Dieu ne peut donc être ni démontré, ni réfuté. Il ne se discute pas. C'est dire qu'il est transcendant. Mais les scolastiques, que Simone Weil considérait comme étrangers à la grande tradition mystique en raison de leur aristotélis­me, ne disaient‑ils pas eux aussi que Dieu est transcendant! Il faut bien voir qu'entre ces deux affirmations de la trans­cendance de Dieu, il y a Kant. Simone Weil ne se réfère pas souvent au grand penseur allemand, du moins dans ses oeuvres majeures; mais il ne faut pas en conclure qu'il est absent de sa philosophie. Bien au contraire, il y est par­tout présent, à la manière d'une évidence dont on ne songe même pas à rendre compte. Que naturellement nous pensons tout selon les formes de l'espace et du temps, et que par conséquent notre esprit n'atteint que les phénomènes, c’est une vérité que Simone Weil n'a jamais remise en ques­tion! C'est pourquoi les preuves classiques de l'existence de Dieu lui ont toujours semblé sans intérêt, voire sacri­lèges; c'est pourquoi aussi elle a toujours considéré que c'était réduire Dieu au monde que de le faire dériver du monde. Transcendant, ne veut pas dire pour elle "cause pre­mière", "ce sans quoi". Transcendant veut dire non représentable, désigne ce que nous ne pouvons penser faute d'une intuition correspondante. Dieu n'est pas seulement au‑delà du monde, Il est au‑delà de tout ce que la raison tournée vers le monde peut déduire de plus parfait.

À l'origine de cette purification de la notion de transcendance, il y a également les principales découvertes de la psychologie et de la sociologie modernes. Si étonnant que cela puisse paraître, Pavlov, Marx, Freud et l'effort de lucidité qu'ils représentent, ont été des éta­pes importantes dans l'évolution spirituelle de Simone Weil, comme en témoignent les notes de cours d'une de ses étudi­antes de Roanne, Anne Reynaud. Dans son enseignement, elle s'efforçait de montrer que la plupart des comportements humains peuvent s'expliquer par des lois analogues à celles de la matière, de façon à ce que l'esprit apparaisse dans toute sa pureté au moment opportun. À la fin d'un cours sur le réflexe, par exemple, elle disait à ses élèves:
"Les réflexes conditionnels jouent un grand rôle dans notre vie... On peut se poser la question: les idées morales, comme celle du mensonge, ne sont‑elles pas des réflexes ?"(107)

La pensée qu'Anne Reynaud a mise en exergue au début de son recueil de notes, caractérise très bien l'esprit de l'enseignement de son professeur:

"Que ce qui en nous est bas aille vers le bas afin que ce qui est haut puisse aller en haut".

Cette lucidité impitoyable que Simone Weil a toujours eue à l'égard des comportements humains, devait l'amener à rejeter les preuves morales comme la critique de Kant avait pu l'amener à rejeter les preuves cosmologiques; voir qu'on n'approche pas plus Dieu par la volonté qu'on le l'approche par l'intelligence. D'où l'idée d'un Dieu par­faitement transcendant, c'est‑à‑dire d'un Dieu qui ne peut être connu et aimé des hommes que s'il est descendu lui-­même en eux pour ouvrir leur esprit et leur coeur.

On peut penser que si Dieu ne s'était pas révélé elle dans une expérience mystique, Simone Weil se serait toujours donnée pour athée. Elle l'a elle‑même laissé en­tendre:

"Je croyais le (un poème de Herbert intitulé Love) ré­citer seulement comme un beau poème, mais à mon insu; cette récitation avait la vertu d'une prière. C'est au cours d'une de ces récitations que, comme je vous l'ai écrit le Christ lui‑même est descendu et m'a prise." (108)

"Dans mes raisonnements sur l'insolubilité du pro­blème de Dieu, je n'avais pas prévu la possibilité de cela, d'un contact réel, de personne à personne, ici‑bas, entre un être humain et Dieu". (109)

Nous avons parlé de transcendance et de pureté. "Les deux attributs sont inséparables l'un de l'autre. Pur signifie sans mélange. Le métal noble, qui ne comporte aucun alliage, est le plus beau symbole de la pureté. De même que l'or pur en se divisant ne donne que de l'or pur, de même, du Dieu pur ne peut venir que le Bien pur.

Mais qu'est‑ce que cela veut dire sinon que tout ce qui est pur est aussi transcendant; par définition en effet un Dieu qui n'est pas parfaitement transcendant est un Die entaché d'imagination humaine, donc un Dieu qui répand toujours l'ombre en même temps que la lumière,

Simone Weil employait souvent le mot Bien pur à la place du mot Dieu. Elle voulait par là faire encore mieux apparaître sa transcendance. De tous les attributs de Dieu en effet, seule la bonté est nettement d'un autre ordre. Tous les autres attributs risquent d'être interprétés com­me de simples superlatifs. Dire que Dieu est parfaitement beau, dire qu'il est tout‑puissant, dire même qu'il est l'Etre, risque d'être interprété comme: il est le plus beau, le plus puissant, le plus existant des êtres. Mais dire qu’il est bon ne peut pas vouloir dire qu'il est le meilleur par que toute bonté authentique vient de lui, est lui.

"La connaissance essentielle concernant Dieu est que Dieu est le bien. Tout le reste est secondaire."(110)
"Le bien est au‑dessus de l’être et Dieu est bien avant d’être ce qu'il est." (111) (113)

Il va sans dire qu'un tel Dieu n'a rien de commun avec le Dieu de l'Ancien Testament, ce que Simone Weil n'a pas manqué d'apercevoir:

"D'après l'Ecriture, les Hébreux avant Moïse n'ont connu Dieu que comme tout‑puissant. Autrement dit, ils ne connaissaient de Dieu que l'attribut de puis­sance et non le bien qui est Dieu même.

...Connaître la divinité seulement comme puissance et non comme bien, c'est l'idolâtrie, et peu impor­te qu'on ait un Dieu ou plusieurs."(112)

Les rapports que Simone Weil a aperçus entre le Dieu tout‑puissant d'Israël même et celui de l'Eglise ont ache­vé de former ses idées sur la transcendance et la pureté de Dieu. Idolâtrer Dieu, c'est justement le dégrader, l'inté­grer à ses propres convoitises, de manière à faire de lui une arme ou un talisman. C'est seulement au nom d'un tel Dieu que les chrétiens du nord ont pu exterminer les Albi­geois.

Il faut voir toutefois que pour Heidegger, "valoriser" "werten" signifie ramener les réalités transcendantes dans l'orbite des fins représentables, faire de "l'humain trop humain" la masure de toute chose. "Le fait d'estimer une chose comme valeur réduit en ef­fet ce qui est valorisé à n’être qu'un pur objet abandonné à l'estimation de l'homme".(idem).

Or, dans l’esprit de Simone Weil, c’est en pensant sur le mode de l’être qu'on opère cette objectivation dégradante. En cela elle est fidèle à Alain et à Lagneau qui disait:

"Dire que Dieu existe, ce serait lui accorder la même réalité qu'à un objet quelconque."(Célèbres le­çons et Fragments, PUF, 1964, p. 304)

La démarche de l'esprit par laquelle elle s'élève jusqu'au Bien est donc au fond identique à la démarche par laquelle Heidegger s'élève jusqu'à l'Etre. Par sui­te, il faut penser que ce qu'elle appelle le Bien cor­respond infiniment plus à ce que Heidegger appelle l'Etre qu'à ce qu'il appelle la valeur.

Simone Weil reprochait également aux Israélites d'a­voir méconnu l'idée de médiation:

"Le silence si mystérieux d'Hérodote concernant Is­raël s'explique peut‑être, si Israël était un ob­jet de scandale pour les Anciens à cause de son re­fus des connaissances égyptiennes concernant la pas­sion et la médiation divines."(114)

C'était une autre façon de leur reprocher de dégra­der Dieu. Car si Dieu est parfaitement pur et bon, il ne peut être connu des hommes qu'en se faisant connaître à eux, qu'en descendant jusqu'à eux. On comprend par là l'impor­tance que Simone Weil a toujours accordée à la Passion et a ses préfigurations. Croire en un Dieu parfaitement bon, c'est croire en un Dieu souffrant à la fois injustement, sans compensation d'aucune sorte et sans révolte.

"La Passion, c'est l'existence de la justice parfai­te sans aucun mélange d'apparences. La justice est essentiellement non agissante. Il faut qu'elle soit transcendante ou souffrante. C'est la justice pure­ment surnaturelle, absolument dénuée de tout secours sensible, même l'amour de Dieu en tant qu'il est sen­sible. La souffrance rédemptrice est celle qui met la souf­france à nu et la porte dans sa pureté jusqu'à l'exis­tence." (115)

La dernière ligne de ce texte n'est pas sans rappeler la pensée de Basilide citée par Simone Pétrement:

"La Passion du Christ n'a pas d'autre but que d'opé­rer la discrimination de choses auparavant confondues."(116)

En réalité, tout ce que nous avons dit jusqu'à main­tenant du Dieu de Simone Weil ne fait que le faire apparaître comme identique au Dieu des gnostiques. Il n'est pas jusqu'à la preuve de l'existence de Dieu que donne Simone Weil qui ne soit gnostique. Entendons‑nous bien: il ne s’agit pas d'une preuve rationnelle, d'une preuve qui met Dieu à la portée de n'importe quel homme intelligent quel que soit son degré de pureté, mais d'une preuve ex­périmentale, qui consiste dans la simple constatation d'un fait surnaturel.

"Preuve ontologique expérimentale. Je n'ai pas en moi de principe d'ascension. Je ne puis grimper dans l'air jusqu'au ciel. C'est seulement en orientant ma pensée vers quelque chose de meilleur que moi, que ce quelque chose me tire vers le haut. Si je suis réellement tiré, ce quelque chose est réel. Aucune perfec­tion imaginaire ne peut me tirer en‑haut, même d'un millimètre. Car une perfection imaginaire se trouve automatiquement au niveau du moi qui imagine, ni plus haut, ni plus bas."(117)


Cette preuve est gnostique (118) en ce sens qu'elle oriente la pensée vers un Dieu transcendant, étranger et surtout en ce sens qu'elle ne peut être formulée que par un esprit déjà nourri et éclairé par la grâce. Simone Weil a même de nombreux textes sur Dieu que l'on croirait em­pruntés à Marcion ou à Mani. En voici quelques exemples:

"Dieu traverse l'épaisseur du monde pour venir jusqu’à nous"(119)
"Celui qu'il faut aimer est absent".(120)
"Deux forces règnent sur l'univers, lumière et pesan­teur." (119)

Un Dieu que l'on appelle Lumière est évidemment un Dieu que l'on conçoit comme impersonnel. Cela aussi est très gnostique. Mais qu'est‑ce qu'un Dieu impersonnel ? Est‑ce un être froid, abstrait, n’ayant d'autre bonté que celle qui consiste à faire descendre sa lumière sur les injustes aussi bien que sur les justes? Quand nous parlons ainsi, nous sommes esclaves de l'habitude, nous attri­buons à Dieu l'impersonnalité du bureaucrate. Ce dernier traite les hommes comme des choses parce qu'il a été lui­-même réduit à l'état de chose par le rouage inflexible de l'Etat, dont il n'est qu'un engrenage. Le moi a été remplacé en lui par le on. C'est en ce sens qu'il est impersonnel. Mais le saint qui aime du même amour le lépreux et le tyran, ressemble d'une certaine manière au bureaucrate: comme lui, il refuse de considérer le personnage des hommes, ce qui les détermine empiriquement; il le fait toute­fois par amour, pour le désir d'éternité caché derrière ce que le roi Lear appelle "les choses d'emprunt ", et parce qu'il sait que seul un bel amour est susceptible de rame­ner un être malheureux à la conscience de sa dignité. La différence entre cette impersonnalité et celle du bureaucrate est infinie. C'est l'impersonnalité du saint et non pas celle du bureaucrate qui est pour Simone Weil le reflet de l'impersonnalité de Dieu.

"Il est donc vrai en un sens qu'il faut concevoir Dieu comme impersonnel, en ce sens qu'il est le modèle di­vin d'une personne qui se dépasse elle‑même en se re­nonçant. Le concevoir comme une personne toute‑puissante, ou bien sous le nom du Christ, comme une per­sonne humaine, c'est s'exclure du véritable amour de Dieu."(121)

Mais lisons attentivement. Simone Weil a écrit: "Il est vrai en un sens". C'est donc qu'à ses yeux Dieu est, en un autre sens personnel. Prenons garde toutefois de ne pas nous méprendre sur la signification de ce mot, de ne pas nous lais­ser durer de nouveau par l'habitude. À côté du bureaucrate impersonnel qui est entièrement soumis à la lettre de la loi, il y a toujours le ministre partial qui distribue l'argent et les faveurs de l'Etat au hasard de ses caprices du moment, qui se soumet et la lettre et l'esprit de la loi. S'il arrive que l'on pense le Dieu impersonnel sur le modèle du premier, il arrive aussi que l'on pense le Dieu personnel sur le modèle du second.

Considérons le Dieu de Polyeucte qui est l'archétype même du Dieu personnel le plus adoré. Ce Dieu n'a‑t-il pas ses courtisans, n'est‑il pas très sensible à leurs flatte­ries ‑ les intercessions de Néarque et de Polyeucte sont‑elles autre chose que des flatteries sublimées ‑ n'a‑t-il pas des choix quelque peu arbitraires, sa manière de trans­cender la justice de ce monde n'est‑elle pas aussi une ma­nière de nier l'autre justice, celle qui répond toujours à l'amour par l'amour ? Robert Brasillach, qui connaissait bien Corneille, écrivait:

"Car Pierre Corneille catholique nous montre le don de Dieu allant à ceux qui en sont dignes, À Polyeucte, à Pauline, mais délaissant un autre qui semble digne de le recevoir, Sévère, et accablant un indigne, il fallu sans doute qu'une habileté scénique un peu plus grande pour nous faire admettre cette surprenante et absolue vérité, cette partiali­ té divine, ce réalisme déconcertant de la doctrine du Christ."(122)

Partialité! Le mot a été dit, retenons‑le. Il définit parfaitement bien le Dieu personnel des chrétiens qui pensent comme Corneille. S'il n'y a pas d'autre façon de concevoir Dieu comme personnel, il faut considérer que le Dieu de Simone Weil est uniquement impersonnel ! Un texte comme celui‑ci en fait foi:

"Il est impossible que la vérité entière ne soit pas présente en tout temps, en tout lieu, à la disposi­tion de quiconque la désire. "Qui demande du pain"... La vérité est du pain. Il est absurde de supposer que pendant des siècles personne ou presque n'a désiré la vérité et que pendant des siècles ensuite, des peuples entiers l'ont désirée ... Tout ce qui n'a pas été en tous lieux à la disposition de quiconque désire la vérité est autre chose que la vérité."(123)

Rien n'est aussi étranger à la pensée de Simone Weil que l'univers cornélien. On sait le peu d'estime qu'elle avait pour Rome. C'est tout dire. On croirait même qu'elle a composé certaines de ses plus belles réflexions sur l'a­mour ou sur la grâce, en visant explicitement les vers cé­lèbres de Corneille portant sur les mêmes idées.(124) Corneil­le fait dire à Polyeucte:

"...je vous aime beaucoup moins que mon Dieu mais bien plus que moi‑même."

Simone Weil répond:

"C'est pourquoi les expressions comme aimer le prochain en Dieu, pour Dieu, sont des expression trom­peuses et équivoques. Un homme n'a pas trop de tout son pouvoir d'attention pour regarder un peu de chair inerte et sans vêtements au bord de la route. Ce n'est pas le moment de tourner la pensée vers Dieu."(125)

Au moment de son exaltation, Polyeucte confesse :

"Si vous pouviez comprendre et le peu qu'est la vie et de quelle douceur cette mort est suivie."

Simone Weil écrit:

"Ceux qui désirent le salut ne croient pas réellement à la réalité de la joie en Dieu".(126)

"La croyance à l'immortalité de l’âme est nuisible parce qu'il n'est pas en notre pouvoir de nous représenter l’âme comme vraiment incorporelle. Ainsi cette croyance est en fait une croyance au prolonge­ment de la vie et elle ôte l'usage de la mort."(127)

Polyeucte déclare aussi:

"Qui marche assurément n'a point peur de tomber: Dieu fait part au besoin de sa force infinie Qui craint de le nier dans son âme le nie."

À cela Simone Weil répond:

"Reniement de saint Pierre. Dire au Christ: je te res­terai fidèle, c'était déjà le renier, car c'était sup­poser en soi et non dans la grâce la source de la fi­délité. Heureusement, comme il était élu, ce reniement est devenu manifeste pour tous et pour lui. Chez combien d'autres, de telles vantardises s'accomplissent et ils ne comprennent jamais";(128)


On pourrait comparer plusieurs textes encore et on y trouverait toujours la même radicale opposition. Dans tout Polyeucte, il n'y a qu'un mot que Simone Weil aurait pu écrire et ce mot est prononcé par Sévère, le seul qui ne s'est pas converti à la foi de Néarque:

"Car je voudrais mourir plutôt que d'abuser Des lettres de faveur que j'ai pour l'épouser".

À ces vers, fait écho cette réflexion de Simone Weil sur la nécessité du libre consentement dans l'amour:

"Vouloir l'existence de cette faculté de libre consen­tement chez un autre homme qui en a été privé par le malheur, c'est se transporter dans l'autre, c'est con­sentir soi‑même au malheur, c'est‑à‑dire à la destruction de soi‑même."(129)

Si l'auteur de ces lignes a pu concevoir Dieu comme personnel, ce n’est donc pas en le niant comme impersonnel. Il n'y a d'ailleurs peut-être de différence entre ces deux idées qu'au niveau de leur caricature. En les dégageant de leur caricature, Simone Weil ne pouvait sans doute qu'être mise en face de leur unité mystérieuse. Les textes suivants en témoignent:

"D'ailleurs, dans cette soudaine emprise du Christ sur moi, ni les sens, ni l'imagination n'ont eu au­cune part; j'ai seulement senti à travers la souffran­ce la présence d'un amour analogue à celui qu'on lit dans le sourire d'un visage aimé."(130)

"Une oeuvre d'art a un auteur, et pourtant, quand elle est parfaite, elle a quelque chose d'essentiellement anonyme. Elle imite l'anonymat de l'art divin. Ainsi la beauté du monde trouve un Dieu à la fois person­nel et impersonnel, et ni l'un ni l'autre."(131)

"Dieu doit être impersonnel pour être innocent du mal personnel pour être responsable du bien''. (132)

Si beaux que soient ces textes, nous ne devons cependant ‑pas nous cacher la difficulté qu'ils présentent. Au point où nous en sommes dans notre étude, rien ne nous per­met de justifier le peu de cas que Simone Weil fait du prin­cipe de non‑contradiction. On rencontre d'ailleurs la même difficulté chez les gnostiques. Les noms qu'ils donnent à Dieu "Lumière", "Etranger", "Inconnu", et le fait qu'ils ne lui attribuent aucun pouvoir créateur et aucun pouvoir d'intervention directe dans l'ordre des choses, nous suffit à prouver qu'ils le considéraient comme impersonnel.

Par contre, ils ont de nombreux textes qui évoquent un Dieu personnel de la même manière que le récit que Si­mone Weil a fait de son expérience mystique. Ainsi, par exemple, Il le chant de la perle" que l'on retrouve sous formes diverses dans toutes les religions dualistes.
"Dans l'histoire charmante du Fils du Roi, qui repré­sente le Sauveur, ce poème des Actes de Thomas qu'on appelle le "Chant de la perle" , on voit le jeune prin­ce partir pour un pays étranger, lointain, afin d'en rapporter la perle qui s'y, trouve, gardée par un dra­gon. Il y séjourne dans une auberge où personne ne le connaît. La perle que va chercher l'envoyé, c'est mê­me, elle aussi est étrangère au monde, elle aussi est fille de roi."(133)

"0 noble méprisée
Ton roi te cherche
Où sont tes vêtements angéliques
Tes robes qui ne vieillissent pas?
Qui a changé en toi
Ta charmante beauté ?" (134)

"Quand elle vient à la porte de la maison de Vie
Les éons vont à sa rencontre et la bénissent,
Viens en paix, toi, de noble naissance,
Qui dans la demeure des méchants fus servante,
Viens en paix, Perle pure,
Qui tirée du trésor de la vie.
Viens en paix, élue et pure,
Qui éclairais la sombre maison. (135)

Simone Pétrement cite un autre fragment qui ressemble encore plus au récit de Simone Weil:

"Alors s'est rendu près de moi l’étranger, Et m'a tiré d’au milieu d'eux, Il m'a tiré du feu. dévorant, Et m'a vêtu du vêtement de la puissante vie.(134)


LA CRÉATION

Simone Weil ne parle jamais de matière préexistan­te ni de démiurge. Elle considère que la création est l'oeu­vre de Dieu. Est‑ce à dire qu'elle ne fait que reprendre la pensée chrétienne traditionnelle ? Pas nécessairement. D'abord, elle ne cherche pas tellement à expliquer l'ori­gine du monde qu'à en découvrir la signification. On dira que c'est la même chose, qu'on ne peut découvrir la signification du monde sans s'efforcer d'en expliquer l'origine et vice‑versa. Cela n'est pas tout à fait juste. La question de l'origine pose le problème du commencement dans le temps, de la limite dans l'espace et par là oblige à se pla­cer sur un plan qui n'est ni celui de l'expérience surnatu­relle pure, ni celui de l'expérience commune. Elle amène aussi à prendre des positions qui sont très ambiguës, comme Kant l'a montré une fois pour toutes, et qui sont aussi très dangereuses parce qu'elles suggèrent une idée impure de l'é­ternité: en effet, si je dis que le monde a un commencement dans le temps, je suis presque inévitablement amené à con­fondre l'idée de temps et l'idée d'éternité, à considérer l'éternité comme quelque chose de quantitatif plutôt que comme quelque chose de purement qualitatif, comme une durée indéfinie plutôt que comme un instant inaltérable parce que de parfaite attention. On devine trop bien les conséquences morales d'une telle conception de l'éternité.

L’éternité ainsi conçue comme quelque chose de quanti­tatif n'est plus qu'un objet de désir de même nature que tous ceux qu'on loge dans l'avenir. Par suite, elle exige un cer­tain déploiement de forces de la part des hommes. C'est là l'origine de bien des fanatismes.
Mais au lieu de partir d'une expérience mal définie pour en arriver à confondre le bien et le mal, on peut par­tir d'une connaissance du bien et de ses exigences, d'une expérience surnaturelle, et s'efforcer de concevoir la créa­tion de la façon qui rende le mieux compte de cette expérience. Dès lors, il n'est plus du tout nécessaire de s'at­taquer au problème du commencement dans le temps et de la limite dans l'espace. La création peut très bien être mise en rapport avec une exigence morale et, par là, acquérir u­ne signification sans que ces problèmes aient été résolus.

C'est ce qu'a fait Simone Weil. Ses idées sur la citation découlent de ses idées sur le bien. Ce texte le montre d'ailleurs très bien:

"Ce n'est pas seulement la Passion, c'est la création elle‑même qui est renoncement et sacrifice de 'La part de Dieu. La Passion n'en est que l'achèvement. Déjà comme Créateur, Dieu se vide de sa divinité. Il prend la forme de l'esclave. Il se soumet à la néces­sité. Il s'abaisse." (135)

Le monde est donc l'oeuvre de Dieu mais il n'est pas bon pour autant; ou du moins il ne l'est pas à la façon du monde créé par Yahvé. Ce monde ressemble à un enfant docile, un enfant qui est l'image même de son père. Le monde créé par le Dieu de Simone Weil ressemble plutôt à un enfant pro­digue. Il obéit à des lois aussi différentes que possible de celles de bon père. Il a son existence propre. Il est autre. Si bien qu'à le voir sans avoir été initié au mystère de sa naissance, on ne croirait pas qu'il est le fils de son père. Yahvé peut intervenir à chaque instant dans le monde, faire des miracles, changer le cours naturel des choses.
Le Dieu de Simone Weil ne le peut pas. Il a les mains liées Il est aussi impuissant devant sa création que le père de la parabole devant son fils qui vit au loin dans la débau­che? Est‑ce à dire que sa création est son contraire, qu'el­le est le mal lui‑même ? On le croirait puisque Simone Weil écrit quelque part:

"La création: le bien mis en morceaux et éparpillé travers le mal. "(136)

Puisque les morceaux de bien, ce sont les âmes, ne s’ensuit‑il pas que éparpillé à travers le mal "doit être interprété comme éparpillé à travers le monde".

C'est par là que Simone Weil se rapproche des gnosti­ques. Saint Irénée rapporte à leur sujet:

"Le plus grand des blasphèmes concerne le Créateur qui est un seul Dieu comme nous l'avons montré: ils le di­sent émané d'un manque ... d'une chute." (137)

Simone Weil, bien sûr, ne distingue pas le Dieu créa­teur du vrai Dieu. Mais il s'agit peut‑être là d'une simple différence de forme. Entre cette idée “déjà comme créateur Dieu se vide de sa divinité”, et celle qui est rapportée par saint Irénée, quelle différence fondamentale y a‑t-il ? Quand il laisse émaner de lui un démiurge dont le manque est la définition même, Dieu fait‑il autre chose que se vi­der de sa divinité ?

Il reste toutefois que Simone Weil parle toujours de la création comme acte d’amour. La parabole de l’enfant prodigue est encore ici très éclairante. De même que le père renonce par amour à sa paternité parce qu'il devine que son fils doit avoir une existence tout à fait propre, une autonomie totale, pour qu'un lien vraiment réel puisse s'établir entre eux, de même Dieu renonce par amour à être tout pour que le monde soit et pour que les êtres cons­cients qui l'habitent puissent retourner vers lui en toute liberté. Ce serait sans doute forcer le sens des mythes gnostiques que de leur faire dire la même chose. Il est remarquable en effet que dans ces mythes, il est beaucoup plus question de lumière, d'intelligence, de sagesse que d'amour. Bien sûr, on peut considérer, en dernière analyse, que ce ne peut être que par amour que Dieu ait laissé éma­ner de lui un éon assez libre pour se révolter contre lui et créer son propre royaume. Mais les gnostiques insistent surtout sur la révolte de l'éon, tandis que Simone Weil insiste davantage sur l'amour du père.

L'extrait de la lettre de Ptolémé à Flore, que nous avons cité, est peut-être de tous les textes gnostiques ce­lui qui est le moins sévère pour Yahvé, le Dieu créateur . Or, dans cet extrait, Yahvé est qualifié de juste, par op­position au Père qui seul mérite d’être appelé bon.

Quant aux textes sur la création que l'on trouve dans les Intuitions pré‑chrétiennes et qui révèlent un aspect de la pensée de Simone Weil au moins aussi important que celui dont nous venons de parler, ils sont aussi peu gnostiques que possible. Simone Weil y compare la Création du monde à la création artistique. Elle commence par établir une distinction entre l'art et la technique:
"Toutes les fabrications humaines, écrit‑elle, sont des ajustement de moyens en vue de fins déterminées, sauf l'oeuvre d'art où il y a ajustement de moyens, où il y a évidemment finalité mais où on ne peut con­cevoir aucune fin".(138)

En d'autres termes, dans la technique, la fin est représentable parce que située dans l'espace et le temps, cependant que dans l'art, elle est non‑représentable parce que transcendante. Cette distinction est admirable de clarté et de profondeur. Elle explicite, entre autres choses, l'intui­tion que nous avons quand, devant un mauvais tableau ou un mauvais poème, nous disons: ce peintre ou cet auteur n'est qu'un technicien.(139) Le mauvais artiste en effet, poursuit toujours une fin représentable. En regardant ses oeuvres, nous voyons toujours où il veut en venir; nous sentons qu'il veut plaire ou qu'il veut convaincre, qu'il veut flatter ou qu'il veut moraliser et nous sentons que tous ses effets sont calculés en fonction de l'une ou l’autre de ces fins qui, si elles sont en apparence moins utilitaires que celles du technicien, n'en sont pas moins représentables. Devant une grande oeuvre d’art au contraire, nous ne sentons que la dis­tance qui nous sépare de la réalité transcendante à laquelle notre intelligence a reçu la grâce de participer.

Simone Weil ajoute ensuite que, comme nous ne pouvons représenter la création que par la trans­position d'une activité humaine, il nous faut choisir entre l'art et la technique. Elle choisit l'art après avoir montré que : que:

"Quand on assimile le créateur à un technicien, à un fabricant d'horloges, comme on le fait aujourd'hui, on est entraîné dans les pires absurdités parce qu'on ne peut jamais trouver assez de finalité visible dans le monde pour prouver qu'il est analogue à un objet fabriqué en vue d'une fin et qu'il est même manifeste qu'il n'en est pas ainsi."(140)

L'analogie entre le monde et l'oeuvre d'art, au con­traire, est tout à fait légitime:

"Elle a sa vérification expérimentale dans le sentiment même de sa beauté, car le beau est la seule source du sentiment de beauté."(141)

C'est la preuve par la beauté du monde à laquelle nous faisions allusion au chapitre précédent. De même que le sen­timent de la beauté d'une belle oeuvre d'art nous donne la certitude que l'inspiration de l'artiste est réellement transcendante, de même le sentiment de beauté que nous éprouvons devant le monde est la preuve que Dieu en est le créateur.

"Car dans le monde comme dans l'oeuvre d'art, il y a finalité sans aucune fin représentable."(142)

Il faut bien voir toutefois que, quoiqu'étant aussi peu gnostiques que possible, ces lignes ne contredisent pas celles que nous avons analysées précédemment. Si le sentiment de beauté tel que l'éprouve et le décrit Simone Weil était assimilable à une ivresse cosmique, il y aurait évi­demment contradiction. On voit mal en effet comment un monde qui est aussi éloigné que possible de Dieu, pourrait en faire sentir la présence jusqu'à l'enivrement. Mais justement, ce n'est pas du tout ainsi que Simone Weil conçoit la beauté. Croire que la véritable émotion esthétique est de l'ordre de l'ivresse, qu'elle n'est qu'une perception particulièrement riche et intense , c'est confondre le sen­timent avec la sensation. Cette confusion apparaît avec évi­dence chez un Teilhard de Chardin, par exemple, qui est à notre époque le grand défenseur de la beauté enivrante:

"Un jour, en face des mornes étendues du désert, dont les plateaux étageaient leurs marches violettes à perte de vue, vers des horizons sauvagement exotiques devant la mer insondable et vide dont les flots, sans trêve, se mouvaient dans leur innombrable sourire, dans l'enveloppement d'une forêt dont l'ombre chargée de vie semblait vouloir me dissoudre dans ses replis profonds et chauds, un grand désir m'a saisi, peut­-être d'aller retrouver, loin des hommes, loin de l'ef­fort, la région des immensités qui bercent et qui en­vahissent, celles où mon activité trop bandée se dé­tendrait toujours, indéfiniment...Et toute ma sensi­bilité alors, s'est dressée comme à l'approche d'un dieu du bonheur facile et de l’ivresse, car la Matière était là et m'appelait. À moi, à mon tour, comme à tous les fils de l'homme, elle répétait la parole qu'en­tend chaque génération. Elle me sollicitait pour que me laissant aller à elle sans réserve, je l’adore."(143)

On imagine assez mal Simone Weil éprouvant et écrivant des choses pareilles! Elle n'a jamais confondu la qualité avec l'intensité. Le sentiment de la beauté n'a jamais été pour elle un simple prolongement de la perception utilitaire. Tout est proie pour la perception utilitaire, tout est dis­tance et tout est renoncement dans le sentiment pur. Cela, Simone Weil l'a toujours pensé: "La distance est l'âme de la beauté" (144), écrivait‑elle. Et plus loin:


"Le beau est un attrait charnel qui tient à distance et implique une renonciation, y compris la renoncia­tion la plus intime, celle de l'imagination . On veut manger tous les autres objets de désir. Le beau est ce qu'on désire sans vouloir le manger. Nous désirons que cela soit."(145)

Il est trop évident que pour celle qui écrivait ces lignes, la joie enfermée dans le sentiment de beauté n'a rien de commun avec l'ivresse. L'ivresse n'est pas autre
chose que le côté agréable de la tyrannie exercée par les sens sur l'esprit. La joie, telle que la conçoit Simone Weil, est au contraire un moment de grâce durant lequel cet­te tyrannie est abolie et remplacée par une harmonie qui ré­sulte du fait que le désir, libéré de son asservissement l'apparence par la vertu de l'objet beau, participe, tout en demeurant autre, à la quête de l'esprit. Une telle joie est contemplation pure, alors que l'ivresse n'est qu'une action imaginaire, comme le montre trop bien le texte du Père Teilhard.(146)

La beauté ainsi conçue comme distance ne contredit nullement l'idée que, pour créer le monde, Dieu a dû se vider de sa divinité. Bien au contraire, elle la continue, elle en est la conséquence. La différence entre les idées gnostiques sur la création et celles de Simone Weil se trou­ve donc sensiblement atténuée. Elle demeure toutefois très profonde. Pour les gnostiques en effet, le monde n'est qu'é­tranger au divin, il ne lui est pas à la fois étranger et soumis (147) comme pour Simone Weil.

Reprenant une idée platonicienne Simone Weil dira au contraire que le monde a une âme, qu'il est un vivant et même un vivant parfait. (I.P. pp. 26-27) Elle dira aussi que le monde est notre vraie patrie.



LE MONDE

"En effet, c’est le monde lui‑même qui se donne sa propre nourriture, par sa propre destruction. Tou­tes ses passions et ses opérations se produisent en lui, par lui‑même, c'est ainsi qu'il est devenu à partir d'un acte de création. Car celui qui l'a construit a pensé qu'il serait meilleur s'il se suf­fisait lui‑même, que s'il avait besoin d'autre chose." (Platon,Timée, 39b).

"Il n’y a aucun bien dans cet univers, mais cet univers est bon".(148)

De ce que nous avons dit à propos de la preuve par la beauté, il ressort avec netteté que Simone Weil croit au déterminisme. La beauté du monde, c'est justement le dé­terminisme, le monde n'est beau que parce que "Dieu n'y est présent que sous la forme de l'absence."

"La mer n'est pas moins belle parce que nous savons que parfois des bateaux sombrent, elle en est plus belle au contraire. Si elle modifiait le mouvement de ses vagues pour épargner un bateau, elle serait un être doué de discernement et de choix et non pas ce fluide parfaitement obéissant à toutes les pres­sions extérieures. C'est cette parfaite obéissance qui est sa beauté." (149)

Il n'y a pas que la nature qui est ainsi soumise aux pressions extérieures. Si l'on regarde de près, d'un regard vraiment attentif, les âmes et les sociétés humaines, on voit que partout où la lumière surnaturelle est absente, tout obéit à des lois mécaniques aussi aveugles et aussi précises que la loi de la chute des corps. Il s'agit donc d'un déterminisme universel. Les pressions extérieures gouvernent la nature dans l'homme aussi bien qu'à l'ex­térieur de l'homme. Et on a raison d'apercevoir derrière cette idée le profil de la pensée matérialiste moderne. Simone Weil ne retranche rien à toutes les théories qui tendent à démontrer que tout s'enchaîne ici‑bas selon des lois mécaniques. Elle les pousse au contraire à leurs li­mites extrêmes. Elle a écrit bien sûr:

"Le matérialisme rend compte de tout à l'exception du surnaturel."(150)

Mais en réalité, la reconnaissance du surnaturel n'apporte aucune restriction au déterminisme universel. Elle est au contraire ce qui le rend pensable. En effet, pour penser le déterminisme universel, il faut voir le monde dans son ensemble et, pour le voir dans son ensem­ble, il faut en être sorti, il faut être déjà mort, habi­ter déjà le royaume de la grâce.

Si on ne reconnaît qu'un ordre de réalité, on peut bien affirmer le déterminisme universel, mais on ne peut pas le faire sans se contredire. En l'affirmant, on le, nie déjà. Un maillon qui se sépare de la chaîne pour la regar­der dans son ensemble, la brise par le fait même qu'il s'en sépare. Toutes les philosophies uniquement matérialistes viennent se briser contre cette évidence. Les gnostiques affirmaient eux aussi à leur manière le déterminisme uni­versel. Mais s'ils ne tombaient point dans les contradic­tions des matérialistes, ils méritaient cependant le re­proche que leur faisait Plotin.

"Si Dieu est absent du monde, il n'est pas non plus en vous. Le monde contient en tout cas quelque cho­se qui vient de Dieu, il n'est pas abandonné de lui et ne le sera jamais." (151)

Ce reproche, Simone Weil ne le mérite nullement. Des textes comme celui‑ci le montrent assez bien:

"La matière est entière passivité et par suite, obéissance à Dieu. Elle est pour nous un parfait modèle. Il ne peut y avoir d'autre être que Dieu et ce qui obéit à Dieu".(152)

Les gnostiques se sont peut‑être élevés jusqu'à l'idée du déterminisme universel, mais ils se sont arrêtés là. Leur conception du monde révèle l’abîme qui les sépare des stoïciens tout autant que leur style. D'ailleurs, style et conception du monde sont deux choses inséparables. Le Goethe du Wilhem Meister, le Goethe devenu stoïcien, n'écrivait pas comme le Goethe du " Sturm Und Drang ". Si les gnos­tiques avaient réellement aimé l'ordre du monde, la néces­sité, ils n’auraient pas pu écrire comme ils ont écrit. Nous l'avons déjà fait remarquer. Nous touchons là le véritable point de rupture entre leur inspiration et celle de Simone Weil qui avait un style sévère et dépouillé comme celui de Marc‑Aurèle (153) et, qui écrivait:

"C'est parce qu'il peut être aimé par nous, c’est par­ce qu'il est beau que l'univers est une patrie. C'est unique patrie ici‑bas. Cette pensée est l'es­sence de la sagesse des stoïciens. Nous avons une patrie céleste mais en un sens elle est trop difficile à aimer, parce que nous ne la connaissons pas; surtout, en un sens elle est trop facile à aimer, parce que nous pouvons l'imaginer comme il nous plaît. Nous risquons d'aimer sous ce nom une fic­tion. Si l'amour de cette fiction est assez fort, il rend toute vertu facile, mais aussi de peu de valeur. Aimons la patrie d'ici‑bas. Elle est réelle; elle résiste à l'amour. C'est elle que Dieu nous a donné à aimer. Il a voulu qu'il fût difficile et ce­pendant possible de l'aimer."(154)

Bien qu'elle ait cru au Dieu transcendant des gnos­tiques, Simone Weil est toujours restée fidèle à la sages­se stoïcienne. Loin de susciter en elle un désir d'évasion, la patrie céleste lui faisait apercevoir avec plus d'acui­té la nécessité de l'incarnation. Il ne s'agissait pas pour elle, comme pour les gnostiques, de choisir entre l'amour du monde et l'amour de Dieu, mais entre l'amour céleste de la patrie terrestre et l'amour terrestre de la patrie cé­leste. Cette seconde forme de dualisme, très différente de la première, implique une méfiance à l'égard de l'imagina­tion, méfiance toute stoïcienne que Simone Weil a héritée d'Alain et de Spinoza et qui s'est ‑traduite chez elle par une guerre sacrée contre les abstractions et les illusions.

Quel rapport y a-t-il entre les abstractions et l'i­magination ? demandera‑t‑on. Il faut savoir que Simone Weil avait adopté la théorie spinoziste de l'idée générale. Elle enseignait à ses élèves de Roanne:

"Ce qu'on appelle une idée générale n'est en réalité qu'une simple image confuse. L'esprit commence toujours par cette image confuse et ne va qu'ensuite à la conquête de l'image particulière. Contrairement ce qu'on croit d'ordinaire, l'homme s'élève du géné­ral au particulier, de l'abstrait au concret."(155)

Cette dernière remarque est de la plus haute impor­tance. Elle résume parfaitement bien la conception que Si­mone Weil se faisait des rapports idéals de l'homme avec le monde. Elle révèle déjà celle qui allait sentir la né­cessité de partager le sort des ouvriers, celle qui allait devenir une mystique, celle qui allait démasquer toutes les formes d'asservissement, par les entités, celle qui allait considérer comme sacré tout ce qui est unique, tout ce qui est fragile, celle qui allait écrire:

"Les théories sur le progrès, " sur le génie qui perce toujours procèdent de ce qu'il est intolérable de se représenter ce qu'il y a de plus précieux dans le
monde livré au hasard. C'est parce que cela est into­ lérable que cela doit être contemple ... La vulnérabi­lité des choses précieuses est belle parce que la vulnérabilité est une marque d'existence".(156)

Le mouvement interne de l'oeuvre, aussi bien que de la vie de Simone Weil, est essentiellement un passage du général au particulier, de l'abstrait au concret, de l'en­tité à la réalité unique, fragile, sacrée.

"L'homme doit faire l'acte de s'incarner car il est naturellement désincarné par l'imagination.

"Désincarné (157) par l'imagination "créatrice d’abs­traction et aussi par l'imagination "combleuse de vide" cet­te faculté en nous" qui tend perpétuellement à boucher les fissures par où passerait la grâce", à recouvrir la nudité nécessaire pour entrer en contact avec l'Eternel de men­songes qui se ramènent tous à des transpositions de ce genre:

"Croire qu'on s'élève parce qu'en gardant les mêmes bas penchants
(exemple, le désir de l'emporter sur autrui), on leur a donne des objets élevés."(158)

Contre ces de l'imagination, un seul remède: l'amor fati, l'obéissance à la nécessité. "C'est pourquoi il faut aimer le monde..."Est‑il besoin de répéter que ce stoïcisme n'a rien de particulièrement gnostique. Comme nous l'avons noté à
propos du style gnostique, et comme l'indi­quent très clairement les grands mythes que nous avons résu­més, le besoin d'évasion est au centre de l'inspiration des religions dualistes. L'âme, ce fragment de lumière égarée dans la matière n'a qu'un désir: rejoindre son lieu d'ori­gine et pour cela éloigner les Gardiens qui la tiennent pri­sonnière, forcer les barrières qui la séparent de Dieu. Simone Weil croit au contraire qu'on ne peut pas atteindre Dieu sans aimer sa prison...puisque cette prison est par sa beauté un signe de l'amour de Dieu.

"Penser Dieu, aimer Dieu, ce n'est pas autre chose qu'une certaine manière de penser le monde".(159)
"Tous les péchés sont des essais pour fuir le temps"(160)

L âme

"Die Seele est mehr da wo sie liebt, als wo sie dem Leibe das Leben gibt." (161)

Simone Weil croyait, comme Platon, que le monde est le "Vivant Modèle". On peut donc s'attendre à trouver une similitude entre ses idées sur l'âme et ses idées sur le monde.

Elle n'a donné aucune définition de l'âme, elle n'en a parlé que par des allusions qui convergent toutes vers un même point, certes, mais qui éclairent ce point sans le cir­conscrire exactement. Il serait donc vain de partir à la re­cherche d'un concept facile à manier. Nous ne pouvons qu'é­voquer, à partir de certaines indications, une réalité qui, dans l'oeuvre de Simone Weil comme dans le monde d'ailleurs, demeure voilée.

"Tout ordre transcendant à un autre ne peut s'insérer dans celui‑ci que sous la forme d'un infiniment petit." (162)

Nous partirons de cette indication qui peut s'expliquer de la façon suivante; de même que la vie est une donnée négligeable par rapport à la masse de la matière inanimée, et de même que l'intelligence n'est accordée qu'à une espace
parmi des milliers d'espèces vivantes, de même à l'intérieur de l'homme, le surnaturel est infiniment petit par rapport à l'ensemble des pensées et des sentiments profanes. C'est cet infiniment petit qui est notre être.

"L'être de l'homme est situé derrière le rideau, du cô­té du surnaturel. Ce qu'il peut connaître de lui‑même, c’est seulement ce qui lui est prêté par les circons­tances. Je est caché pour moi et pour autrui. Il est du côté de Dieu, il est en Dieu, il est Dieu."(163)

À ce texte font écho les admirables réflexions sur la personne et le sacré qui se trouvent au début des Ecrits de Londres:

"Il y a depuis la petite enfance jusqu'à la tombe, au fond du coeur de tout être humain, quelque chose qui, malgré toute l'expérience des crimes commis, soufferts et observés, s'attend invinciblement à ce qu'on lui fasse du bien et non du mal. C'est cela avant toute chose qui est sacré en tout être humain."(164)

Mais ce sacré impersonnel, qui est l'être de l'homme, qui est le bien, qui est Dieu, ne doit pas être confondu avec l'âme dont il n'est en réalité qu'une partie infinitésimale. L'âme comprend en outre une partie spécifiquement humaine. Ce n'est encore que par de simples allusions que Simone Weil nous permet d'apercevoir la différence entre ces deux parties de l'âme.

"Deux compagnons ailés, dit une Upanishad, deux oiseaux sont sur une branche d'arbre. L'un mange les fruits, l'autre les regarde. Ces deux oiseaux sont les deux parties de notre âme".(165)

Cette allusion est très éclairante. La partie basse de l'âme, c'est celle qui tend à s'approprier le réel c'est ce qui dans le désir est de l'ordre du besoin, c'est ce qui dans l'intelligence se ramène à la fonction utilitaire. La partie haute de l'âme, c'est celle qui refuse de s'appropri­er le réel, c'est dans le désir, l'amour et dans l'intelli­gence, la contemplation; amour et contemplation étant les deux aspects de l'attention qui est proprement le regard de Dieu en nous. La partie basse de l'âme, Simone Weil l'appel­le parfois " matière psychique Il. Sur la signification de ce mot, elle s'est expliquée elle‑même aussi clairement que pos­sible:

"Il y a sous tous les phénomènes d'ordre moral, soit collectifs, soit individuels, quelque chose d'analo­gue à la matière proprement dite. Quelque chose d'a­nalogue; non pas la matière elle‑même. C'est pourquoi les systèmes que Marx classait dans ce qu’il nommait le matérialisme mécanique, avec une nuance de mépris justifié, systèmes qui cherchent à expliquer toute la pensée humaine par un mécanisme physiologique, ne sont que niaiseries. Les pensées sont soumises un mécanis­me qui leur est propre. Mais c'est un mécanisme. Quand nous pensons la matière, nous pensons un système méca­nique de forces soumises à une aveugle et rigoureuse nécessité. Il en est de mémé pour cette matière non tan­gible qui est la substance de nos pensées. Seulement, il est (très difficile d'y saisir la notion de force et de concevoir les lois de cette nécessité." (166)

Ces quelques lignes auront suffi à faire apparaître a­vec suffisamment de clarté que Simone Weil reconnaît un dua­lisme psychologique très semblable à celui des gnostiques et qu'elle croit comme eux que la partie haute de l'âme fait partie de la substance même de Dieu. Sans aller jusqu'à di­re avec Marie‑Madeleine Davy que “l'âme n'est pas pour Simone Weil un fragment de la substance divine” (167), notons toutefois que, sur ce dernier point, elle ne semble pas avoir adopté de position définitive. Si l'on s'en tenait à cer­tains textes, on devrait même admettre qu'elle a fait si­enne la doctrine qui dit que les âmes sont des substances immatérielles, mais créées et finies.

"La religion enseigne que Dieu a créé les êtres finis à des degrés différents de médiocrité. Nous constatons que nous autres humains nous sommes à la limite, l'extrême limite au‑delà de laquelle il n'est plus possible de concevoir ni d'aimer Dieu." (168)

Etant donné leur conception de la création, les gnosti­ques ne pouvaient pas admettre que la partie haute de l'âme ait été créée, c'est‑à‑dire faite à l'image de son créateur, car alors elle aurait été mauvaise. Simone Weil n'était pas enchaînée comme eux par ses idées sur la création. Rien ne l'empêchait de croire que Dieu ait pu créer à son image des substances spirituelles pour les abandonner ensuite par amour.

“Son amour maintient dans l'existence, dans une existen­ce libre et autonome, des êtres autres que lui, autres que le bien, des êtres médiocres”(169)

L’âme serait donc pour Simone Weil à la fois Dieu et autre que Dieu, à la fois finie, infinie. C'est là une contra­diction analogue à celle que nous avons rencontrée à propos de Dieu qui est, selon Simone Weil, à la fois personnel et impersonnel.

La liberté

Nous avons montré dans la première partie l'importan­ce que Simone Weil a toujours attachée à la faculté de choix. Elle reconnaissait que Dieu est la seule source du bien, que le grain de sénevé croît en nous sans nous, mais elle recon­naissait aussi que pour cela notre consentement est nécessai­re De même elle pensait que nous ne pouvons pas nous élever vers la perfection par nos propres efforts, mais cela ne l’em­pêchait pas de croire que:

“S’il y a vraiment désir, si l'objet du désir est vrai­ment la lumière, ce désir de lumière produit la lumi­ère. Il y a vraiment désir quand il y a effort d'attention.” (170)

Ce texte signifie au fond: nous ne pouvons rien sur nous‑mêmes mais nous pouvons tout sur Dieu; tout est grâce en ce sens que tout vient de Dieu, mais tout est liberté en ce sens que Dieu ne répond qu'à ceux qui frappent à sa porte et
qui, pour cela, renoncent à attacher une valeur absolue à toute autre occupation. Où situer cette faculté de libre choix ? Dans la partie haute de l'âme ? Cela reviendrait à affirmer que la lumière peut refuser la lumière. Encore moins dans la partie basse de l’âme car ce serait énoncer une absurdité. Il faut absolument la situer entre les deux et penser qu'il n'y a pas deux parties dans l'âme comme nous le disions, mais trois: une partie divine, infiniment petite et impersonnelle, une partie intermédiaire, la faculté de libre choix qui est le fondement de la personne et une partie basse appelée ma­tière psychique.

Cependant, si cette division représente vraiment le fond de la pensée de Simone Weil, quelle interprétation don­ner à tous les textes qui font allusion à deux parties dans l’âme ? Ce problème serait insoluble si nous cherchions dans l'oeuvre de Simone Weil une définition de la liberté qui sa­tisfasse le besoin de repos de notre intelligence. Nous ne trouverons jamais que des positions extrêmes et inconcilia­bles qui marquent l'emplacement d'un mystère beaucoup plus qu'elles ne résolvent un problème. Et nous en reviendrons toujours à cette remarque de Gustave Thibon:

"Nous répéterons que Simone Weil parle en mystique et non en métaphysicienne. Nous avouerons même volontiers que la pente de son génie qui la porte sans cesse à mettre en relief l'irréductibilité du fait surnaturel, la conduit souvent à négliger les points d'attache et les éléments de transition entre la nature et la Grâ­ce." (171)

Mais nous pourrions peut-être voir plus clair si nous prenions la peine de nous demander quelle est la position de Simone Weil par rapport à chacune des formes de liberté que nous avons distinguées à la fin de notre étude sur les reli­gions dualistes. Par rapport au libre arbitre tel que le défi­nit Fénelon, sa position est très nette:

"Le choix, notion de bas niveau",. Et plus loin: Le bien comme contraire du mal lui est équivalent en un sens comme tous les contraires."(172)


"Tant que je balance, explique Gustave Thibon entre faire et ne pas faire une mauvaise action ( par exem­ple, posséder cette femme qui s'offre à moi, trahir ou ne pas trahir cet ami,) même si je choisis le bien, je ne m'élève guère au‑dessus du mal que Je repousse. Pour que ma bonne action soit vraiment pure, il faut que je domine cette oscillation misérable et que le bien que j'accomplis au‑dehors soit la traduction exacte de ma nécessité intérieure." (173)

Cette critique du pharisaïsme est en même temps une négation du libre arbitre (174). Si le fait de choisir un bien n'élève pas au‑dessus du mal qui est opposé à ce bien, c'est au fond qu'il n'y a pas eu choix mais sollicitation plus for­te d'un côté que de l'autre. On n'a pas choisi, on a été choisi. On a seulement eu l'illusion de choisir parce que, igno­rant le bien et ses exigences, on se croyait entre deux or­dres alors qu'en réalité on était resté dans le même sys­tème de valeurs.(175) Et à l'intérieur du même système de va­leurs, il n'y a pas de choix possible parce que bout s'équivaut. Toutes les fins représentables, de quelqu'apparence de bien ou de mal qu'elles soient revêtues, sont toutes éga­lement contraignantes en tant que représentables.

Quoiqu'elle ait été l'élève d'Alain et, par là, in­directement l'élève de Lagneau, Simone Weil ne semble pas avoir cru davantage, du moins dans la seconde partie de sa vie à la liberté comme attribut fondamental de l'esprit. Elle n'aurait jamais dit que la certitude est le fruit d’une ­action, que nous n'avons que la certitude que nous méri­tons et encore moins que " l'intelligence découle de la vo­lonté, "La volonté, disait‑elle, n'a de prise que sur quel­ques mouvements de quelques muscles" (176)

Lagneau concluait logiquement:

" Il n'y a pas de mys­ticisme...N’attendons donc pas la certitude du hasard d'une révélation"(177). Pour Simone Weil, au contraire, la certitude découle de la contemplation. Elle est le fruit de l'attention, qui est chez elle synonyme d'attente. Nous ne créons pas les vérités, elle viennent s'écrire d’elles-mêmes dans l’âme lors­que nous sommes assez purs " pour les contenir sans leur don­ner notre forme ". Il entre bien quelqu'effort dans l’atten­tion: "L'attention est un effort, le plus grand des efforts peut‑être."(178) Mais ce n'est pas là un effort au sens propre du terme, c'est plutôt une disponibilité".(179)

"L'attention est liée au désir. Non pas la volonté
mais au désir. Ou plus exactement au consentement."(180)


Quant à la liberté de perfection, est‑il même nécessai­re de démontrer que Simone Weil y croyait ? Son oeuvre en­tière pourrait être considérée comme un simple commentaire de cette parole de l'Evangile: " Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait."

Faudrait‑il en conclure que la position de Simone Weil par rapport au problème de la liberté correspond tout à fait à celle des gnostiques ? Nous avons vu que les gnostiques re­jetaient le libre arbitre et la liberté comme attribut fon­damental de l'esprit et n'acceptaient que la liberté de per­fection. Il reste toutefois le problème de la liberté comme faculté de choix transcendantal (181). Nous savons déjà quelle est la position de Simone Weil par rapport à cette faculté puisque c'est à l'aide de l'un de ses textes que nous l'a­vons définie, Nous connaissons également la position des gnostiques. Puisqu'ils croyaient qu'une quantité déterminée de lumière avait été enfermée dans la matière au moment de la création et qu'aucune nouvelle création n'était venue accroître cette quantité, ils devaient croire également que seulement un nombre limité d'hommes étaient habités par l'esprit et capables de salut. D'où leur grand mépris pour la gé­nération (182) et d'où aussi leur croyance dans une rigoureuse prédestination. Il n'y a aucune croyance semblable chez Simone Weil.

"Aucun homme n'est au‑dessous de la beauté, écrit ‑elle, tous les hommes, même les plus ignorants, même les plus vils, savent que la beauté seule a droit à notre amour."(183)
Et ailleurs:

"Par suite, il n'y a pas dans la vie humaine de région qui soit le domaine de la nature. Le surnaturel est présent partout en secret; sous mille formes diverses, la grâce et le péché mortel sont partout." (184)

L’amour qu’elle a toujours eu pour les malheureux, pour les êtres tombés dans l'abjection, "l'espèce d'égalitarisme supérieur " (Thibon) qui la portait à expliquer les hautes mathématiques à des êtres ni assez doués, ni assez intéres­sés pour les comprendre, montre assez bien qu'elle croyait que le désir d'absolu habite en tout homme. Cette foi dans la vocation surnaturelle de chaque être humain, elle l'a ex­primée de toutes les façons et chacun des actes de sa vie en porte la marque.

Elle a bien parlé parfois de la prédestination, mais elle l'a fait à la manière de ceux qui ont aperçu le mystè­re de la liberté, qui ont médité cette parole de l'Evangile:

"Beaucoup d'appelés, peu d'élus". Elle n'a jamais érigé la prédestination en système comme certains gnostiques ont eu tendance à le faire.(cf texte Clément d'Alexandrie, p. 91)

­
Docétisme

"Le Christ guérissant des infirmes, ressuscitant des morts: c'est la partie humble, humaine, presque bas­se de sa mission. La partie surnaturelle, c'est la sueur de sang, le désir insatisfait des consolations humaines, la supplication d'être épargné, le senti­ment d’être abandonné de Dieu." (185)

Nous devons nous rendre à l'évidence que Simone Weil n’aurait jamais pu écrire ce texte si elle avait été seule­ment tentée de considérer le corps du Christ comme une sim­ple apparence. Nous devons toutefois prendre note d'une cri­tique qui fut souvent adressée à Simone Weil et qui concer­ne le docétisme quoique indirectement:

"Pour Simone Weil, le Christ de à vient une vérité intemporelle ... Il s'agit bien plutôt pour elle de rejoindre les archétypes éternels en sortant du temps et le Christ est le plus parfait de ces archétypes que de croire en un geste de Dieu venant ressaisir le temps pour lui donner un sens et le sauver. (186)

Si le Père Daniélou entend par la vérité intemporelle et par "archétype éternel", une vérité ou une Idée qui est sans rapport exclusif avec un temps et un lieu déterminés, avec un moment de l'histoire d'un peuple, sa remarque est fondée. Le texte dont il s'est inspiré le dit assez claire­ment.

"La Rédemption se place sur un plan éternel. D'une ma­nière générale, il n'y a pas de raison d'établir une liaison entre le degré de perfection et la chronolo­gie. Le christianisme a fait entrer dans le monde cet­te notion de progrès, inconnue auparavant; et cette no­tion, devenue le poison du monde moderne, I’a déchris­tianisé. Il faut l'abandonner. Il faut se défaire de la superstition de la chronologie pour trouver l'éternité."(187)

Il y a une chose cependant que le Père semble avoir momentanément oubliée, c'est qu'une vérité peut être sans rapport exclusif avec un temps déterminé sans cesser pour autant d’être en rapport avec le temps.(188) Et malheureuse­ment, si on ne fait pas cette distinction, on ne peut pas comprendre ce qu'est le Christ pour Simone Weil. Il est pour elle une vérité éternelle, en ce sens qu'il est le vrai rap­port du temps et de l'éternité, qu'il est celui qui a fait du temps l'image mobile de l'éternité en étant obéissant jus­qu'à la mort, et non pas en ce sens qu'il est sans rapport avec le temps, C'est ce qui explique pourquoi certains peuples de l'antiquité , et en particulier les Grecs, ont pu participer à lui, mais c'est en même temps ce qui explique la nécessité de l'Incarnation. Si le Christ n'avait pas souffert la Passion, il n'aurait pas pu être une vérité é­ternelle.

À propos de la seconde affirmation du Père, une remarque analogue s'impose. Si l'on entend par " donner un sens au temps ", le nier en tant que limite; si l'on entend par " sauver le temps ". faire de lui une machine à fabrique des dieux, il est on ne peut plus vrai de dire que Simone Weil n'a pas considéré l'Incarnation du Christ comme un ges­te de Dieu venant ressaisir le temps pour lui donner un sens et le sauver.

Mais le mot “sens”“ peut très bien vouloir dire "signification" plutôt que mouvement orienté . Par suite, on peut penser que le Christ a donné un sens au temps et cela, non pas en le ressaisissant ou en le sauvant, ( qu'est‑ce que ces mots peuvent d'ailleurs bien vouloir dire !) mais en montrant qu'on peut atteindre l'éternité à travers l'ins­tant à condition d’être déjà mort au passé et à l'avenir, C'est précisément ce que pensait Simone Weil. Toutes ses réflexions sur le temps sont inspirées par l'idée que la croix est le point de rencontre du temps et de l'éternité, l'instant parfait.

"Le passé et l'avenir entravent l'effet salutaire du malheur en fournissant un champ illimité pour des élé­vations imaginaires. Mais si on porte sur le présent la pointe de ce désir en nous qui correspond à la fi­nalité, elle perce à travers jusqu'à l’éternel." (189)

Si on ne confond pas l'idée du temps et l'idée d'un temps déterminé, et si on ne considère pas le mot “sens” com­me synonyme de mouvement orienté ( comme dans l'expression "sens de l'histoire" ) , mais comme synonyme de significa­tion, on ne peut pas dire, à moins d’être très malhonnête, que le Christ n'est pour Simone Weil qu'un réalité intempo­relle.

Ascétisme

L'ascétisme de Simone Weil a été jugé très sévère ‑ment par certains critiques. On a affirmé plus ou moins ca­tégoriquement qu'il procédait de l'obsession caractéristique de la femme qui refuse son sexe. Le chanoine Moëller qui s’est beaucoup préoccupé de cette question, s'est exprimé de la façon suivante :

"D'innombrables passages de Connaissance surnaturelle trahissent une obsession. Simone Weil parle sans ces­se de force sexuelle éparse dans l'univers; l'image­ serpent‑colonne vertébrale - phallus trahit une han­tise caractéristique. Il est à remarquer que cette obsession joue toujours en fonction de la sexualité. Pas une seule page ne parle de l'élément fémi­nin de la sexualité. On lira des textes caractéristi­ques sur l'agenouillement qui serait offrande du cou pour être décapité et aussi adoration et supplication devant le phallus, le sperme du Père qui donne la vie. Il y a ici le refoulement que j'ai signalé à propos des efforts de Simone Weil pour échapper à sa condi­tion de femme."(190)

À de tels jugements il n'y a rien à objecter sinon qu'ils tendent à prouver que le cas de tous ceux qui, à par­tir d'Homère et en passant par saint Jean de la Croix et sainte Thérèse, se sont servis de symboles sexuels, relève de la psychanalyse! On pourrait à la rigueur les prendre au sérieux si Simone Weil avait fait un usage abusif de ces sym­boles et si elle l'avait fait inconsciemment. Mais ce n'est pas le cas. Il y a peu de mystiques qui se soient méfiés au­tant qu'elle des élans qui procèdent de tendances instinctives insatisfaites, comme le montrent très bien des textes de ce genre qui abondent dans son oeuvre:

"Les parties basses de moi‑même doivent aimer Dieu mais pas trop, ce ne serait pas Dieu. Qu'elles aiment com­me on a soif et faim. (191)

"La chair est dangereuse pour autant qu'elle se refuse à aimer Dieu mais aussi pour autant qu'elle se mêle indiscrètement de l'aimer.(192) (193)

Qu'on soit saisi de "Erhrfurcht". de frayeur sacrée devant une vie comme celle de Simone Weil, il n'est rien de plus normal. C'est même plutôt un bon signe: quand la grandeur ou la beauté authentique n'effraient pas, c'est qu'elles n'ont pas été vraiment reconnues. Mais c'est un très mauvais signe de s'en offenser...

Nul ne songerait à contester que Simone Weil se soit imposé des règles de vie d'une extrême austérité. C'était son droit le plus strict, sinon son devoir. De toute maniè­re,cela ne nous concerne pas. Cela ne nous concernerait que si elle avait érigé sa vocation particulière en loi univer­selle et elle ne l'a pas fait:

"Il est des êtres pour qui tout ce qui, ici‑bas, rap­proche de Dieu est salutaire, pour moi c'est tout ce qui en éloigne ... À mon avis, un véritable bonheur est chose non moins rare, non moins précieuse qu'une dou­leur pure et féconde. Certains êtres ont la vocation d'être heureux: je ne les envie pas mais je les admi­re, et, quand je crois en avoir rencontré un, je sou­haite passionnément que les circonstances le favori­sent."(194)

Selon que l'on considère la perfection comme consis­tant être sans faiblesse ou comme consistant à être transparent, selon que l'on donne la première place la volonté ou à l'intelligence, on fait de l'ascétisme une fin ou on le prend comme un moyen parmi d’autres moyens. Quoique très volontaire, Simone Weil était avant tout une contemplative. Aussi l'ascétisme n'a‑t-il jamais été pour elle qu'un moyen:

"Les préceptes ne sont pas donnés pour être pratiqués mais le pratique est prescrite pour l'intelligence des préceptes. Ce sont des gammes. On ne joue pas Bach sans avoir fait des gammes. Mais on ne fait pas non plus la gamme pour la gamme." (195)

Les gnostiques devaient avoir la même conception de l'ascétisme puisque eux aussi mettaient l'intelligence au‑dessus de la volonté. Mais il ne faut pas en déduire que Simone Weil partage leur mépris de la chair,‑ si toutefois ils ont méprisé la chair autant qu'on a voulu le faire croi­re ‑ une chose est certaine en tout cas, leur recherche de la pureté était d'un autre niveau et d'un autre style que celle des puritains modernes. Le simple fait que la religion cathare ait été l'âme de la civilisation occitane semble le prouver. Mais quoiqu'ils aient été assez nobles et assez libres pour être tolérants, ils n'ont jamais considéré l'a­mour charnel comme une des voies du salut. Et cela, Simone Weil l'a fait, ce qui est d'autant plus admirable de sa part qu'en raison de ses exigences personnelles, elle était un peu portée à l'intolérance. Elle considérait l'amour charnel comme une des formes de l'amour implicite de Dieu au même titre que l'amour de l'ordre du monde et l'amour des rites religieux.

"L'amour charnel sous toutes ses formes, de la plus haute, véritable mariage ou amour platonique, jus­qu'à la plus basse, jusqu'à la débauche (196), a pour objet la beauté du monde ... " (197)


Sacrements

Sur ce point, la position de Simone Weil diffère très nettement de celle des gnostiques. Si ces derniers ne pou­vaient admettre que le Christ ait partagé les misères humai­nes, à plus forte raison ne pouvaient‑ils admettre qu'il se fût fait identique à un morceau de pain. Et puisqu'ils croy­aient que seule la connaissance sauve, ils ne pouvaient pas admettre non plus que quelques gouttes d'eau accompagnées de quelques paroles pussent opérer une transformation réelle dans l’âme. L'Eucharistie et, le Baptême étaient pour eux les signes les plus évidents de la corruption, du matérialisme de l'Eglise (198) Or ces deux sacrements étaient justement ce que Simone Weil admirait le plus dans l'Eglise. On peut toute­fois penser que les gnostiques n'auraient pas tous désavoué l'interprétation qu'elle en donnait. Cette question mérite­rait une étude théologique approfondie qui déborde les cadres de ce travail.

Qu'il nous soit cependant permis de dire que M. Moré (cf p. 4) est injuste quand il dit que Simone Weil conce­vait les sacrements à la façon des Cathares. Il est inconce­vable qu'un parfait cathare ait pu écrire:

"La convention de l'Eucharistie ou tout e autre analogue est indispensable à l'homme; la présence sensible de la pureté parfaite lui est indispensable. Car l'homme ne peut diriger la plénitude de son attention que sur une chose sensible. Et il a besoin de diriger parfois son attention sur la pureté parfaite. Cet acte seul peut lui permettre, par une opération de transfert, de détruire une partie du mal qui est en lui. C'est pour­quoi l'hostie est réellement l'Agneau de Dieu qui enlève les péchés." (199)

Refus de mêler le surnaturel au social.

Voilà enfin un point sur lequel Simone Weil et les gnos­tiques sont tout à fait d'accord. L'accès à un corps social ne donne pas nécessairement accès à la vérité. Le Christ a dit: "Quand deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d'eux." Il n'a pas dit: "Quand deux cent ou trois cent ou un million..." Dès que l'on commence à perdre cette "nuance" de vue, la vérité se trouve compromise. Elle passe au service du nombre, et fort de cette capture, le nombre devient op­pressif. La loi du nombre est de s’accroître le plus possi­ble et par tous les moyens. La loi de la vérité est de des­cendre dans les âmes qui la désirent vraiment. Quand ces deux lois sont confondues,, tout est perdu. En Israël et dans l'Em­pire romain, nous dit Simone Weil, elles étaient confondues.

“L'Eglise est impure dans la mesure où elle s'est mo­delée sur Israël et sur Rome.”(200)

"Tout ce qui dans le christianisme est inspiré dé l'Ancien Testament est mauvais, et d'abord la con­ception de la sainteté de l'Eglise, modelée sur celle de la sainteté d'Israël." (201)

Toutes ces idées ne se trouvent peut‑être pas expri­mées aussi clairement chez les gnostiques que chez Simone Weil, elles n'en sont pas moins au centre de leur inspira­tion.

Notons toutefois que le mépris du social est compensé chez Simone Weil par un très grand amour pour ce qu'elle appelle les “métaxu”. Les métaxu, ce sont toutes les va­leurs intermédiaires qui permettent à l'âme de s'élever pro­gressivement vers le bien:

"Les métaxu sont la région du bien et du mal. Ne pri­ver aucun être humain de ses métaxu , c'est‑à‑dire cc ces biens relatifs et mélangés ‑ foyer, traditions ‑culture‑ qui réchauffent l'âme et sans lesquels, en­ dehors de la sainteté, une vie humaine est impossible" (202)

Les gnostiques ont‑ils attaché la même importance à ces valeurs intermédiaires ? Tout porte à croire que dans l'ardeur de leur foi en un Dieu sans rapport avec les réa­lités de ce monde, ils ont été portés à les négliger. Les problèmes relatifs à la Cité, auxquels Simone Weil a consacré une grande partie de son oeuvre, ne faisaient pas partie de leurs préoccupations. Ils ont négligé cet aspect de la pensée grecque pour concentrer toute leur attention sur son aspect mystique et mythologique (203). Tout semble indiquer que la sérénité apparente et les dimensions colos­sales de l'Empire jointes au caractère inévitablement abs­trait et impersonnel du pouvoir central leur faisaient appa­raître la chose politique comme gouvernée par une divinité "sourde aux prières et aux pensées humaines".

Sur presque tous les points qui viennent d'être étudiés, les idées de Simone Weil différent sensiblement de celles des gnostiques! On aura remarqué toutefois que cette différence est plus un prolongement qu'un rejet systématique. C'est une différence analogue à celle qu'il y a entre deux a­mis qui sont en accord sur certains points et en désaccord sur d'autres.

Simone Weil a, bien témoigné d ' Une grande admiration pour les gnostique! Mais admiration ne signifie pas identification, surtout chez un être qui croit que “l'amitié ne doit pas amoindrir les divergences”. S'il fallait con­clure que Simone Weil est gnostique parce qu'elle a grandement admiré les cathares et que, sur certains points, ses idées correspondent tout à fait aux leurs, il faudrait aus­si conclure qu'elle est stoïcienne, étant donné qu'elle a admiré les stoïciens au moins autant que les cathares et que, quand on lit ses textes sur la beauté du monde et sur l'obé­issance à la nécessité, on a vraiment l'impression de lire du Marc‑Aurèle. Et pourtant, est‑il deux doctrines qui, parle style aussi bien que par le contenu, diffèrent autant l'une de l'autre que la doctrine cathare et la doctrine stoïcienne.


Si l'on tient à tout prix à qualifier Simone Weil de gnostique, il faut donc le faire en apportant des nuances telles que le mot employé n'explique pas l'idée de son contraire. Dans de telles conditions, ne vaut‑il pas mieux se contenter de faire remarquer qu'entre la pensée de Simone Weil et la pensée gnostique, il existe un lien étroit certes, mais en aucune manière exclusif.

Aurons‑nous résolu les autres problèmes posés dans l'introduction ? Oui mais seulement dans la mesure où c'est résoudre un problème que de le remplacer par un problème plus profond. Car qu'est‑ce que nous avons fait ? Nous avons mon­tré que pour Simone Weil Dieu est à la fois personnel et im­personnel et que le monde est étranger au Bien tout en lui étant soumis . Nous avons fait apparaître des contradictions analogues à propos de l’âme et de la liberté.

On comprend que certains critiques s'y soient perdus. Pour peu qu'on se laisse hypnotiser par un aspect particulier de Simone Weil, on se condamne à accumuler contresens sur contresens. D'autre part, pour peu qu'on ne soit pas disposé à supporter le vide que la contradiction laisse inévitablement dans l'âme, on a tendance soit à penser que Simone Weil n'a pas fait un bon usage de sa raison, soit, si l'on persiste malgré tout à être sensible à la beauté de son oeuvre, à se masquer le caractère irréductible des dif­ficultés qu'elle présente.

Le dernier mot n'a toutefois pas été dit. La contra­diction a conduit Montaigne au scepticisme, mais elle a conduit Socrate à la plus haute certitude.

Il nous reste à voir où elle a conduit Simone Weil.

 

Notes

 

(62) P.G. p.29
(63)P.S.O. p.66
(64)Nietzsches, Dergland‑Buch Klassiker, Stuttgart, Band I p. 352
(65) Les Arts et les Dieux, p.183 (À propos de Descartes)
(66) P.G. p.132
(67) Livre des 24 philosophes.(Publié en 1923 par Baüker)
Texte de la fin du VIIe siècle attribué à Hermés, Père Perrin et G.Thibon, Simone Weil telle que nous l’avons connue, La Colombe, l952, p.73 L’opinion de J.Cabaud sur ce point concorde tout à fait avec celle du Père Perrin. Cf Cabaud, op.cit. p.275

Ttrismégiste ( lequel est du IIe ou IIIe siècle). Contient "Dieu est une sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part."(C.S.p.23)0r, on sait que la litté­rature hermétique est une des sources les plus importantes pour l'étude de la gnose.

"Tertullien contre Marcion": "Ie vrai Prométhée, Dieu tout puissant est mutilé par les blasphèmes de Marcion." On sait également que les seuls textes de Marcion dont l'authenticité est sont ceux cités par Tertullien in "Adversus Marci­onem".)

(68)Soulignons que Simone Weil n'a pas été une non‑violente inconditionnelle. Elle s'est reprochée amèrement d'a­voir été pacifiste vers les années 30. En 41, elle é­crivait: La non‑violence n'est bonne que si elle est ef­ficace."(P.G.p.100) (Cf texte cité en p.1 de ce trav.)

(69)"C'est qu'il y a un obstacle absolument infranchissable l'incarnation du christianisme. C'est l'usage des deux petits mots anathema sit. Non pas leur existence mais l'usage qu'on en a fait jusqu'ici ... La fonction propre de l'intelligence exige une liberté totale im­pliquant le droit de tout nier et aucune domination. Partout où elle usurpe un commandement, il y a excès d'individualisme. Partout où elle est mal à l’aise, il y a une collectivité oppressive ou plusieurs".(AD p.p, 55)

(70)Simone Weil ne rejetait pas tout dans l'Ancien Testa­ment: "Parmi tous les livres de l'Ancien. Testament un petit nombre seulement :Isaïe, Job, Cantiques, Daniel, Tobie, une partie d'Esdras, des Psaumes...des livres sapien­tiaux, le début de la Genèse est assimilable pour une âme chrétienne." (L.R.p.67)
(69) En. P. 197
(70) Sur les rapports entre les différentes religions dua­listes et sur la continuité de la tradition qu'elles forment, voir Obolensky, The Bogomils, chap.II
(71)A. Harnack, Précis de l'histoire des dogmes, Paris, Fischbacher, 1893,
(72) Nicolas Berdiaev, Les sources et le sens du communisme russe, NRF, Paris 1938, p.56
(73)Rappelons que l'Eleusinisme et l'Orphisme sont les deux principales de ces religions. Nous emprunterons à Erwin Rohde quelques réflexions sur la première et à Théodor Comperz quelques réflexions sur la se­conde. Les mystères d'Eleusis: au centre de cette religion, il y a la légende de Dyonisos‑Zagreus. On connait cette légende: Déméter, la déesse de l'abondance, la déesse‑mère, la magna mater, avait eu de Jupiter une fille nommée Perséphone, Proserpine en latin. Cette fille bien‑aimée lui fut un jour ravie par Pluton, le dieu des Enfers. Déméter en conçût une immense douleur et s'en plaignit à Jupiter. Non con­tente de la consolution que lui apporta le maître des dieux, elle décida de se mettre elle‑même à la recher­che de sa fille. Nous citons maintenant Rohde:

"Ce vieux culte éleusinien est donc le service divin d'une communauté très refermée. La connaissance des rites sacrés et par là, le clergé, est limitée à la descendance des quatre princes d'Eleusis , entre les ‑quels Déméter a partagé autrefois les sièges hérédi­taires. La promesse de foi solennelle qui est jointe à la participation au culte d'Eleusis est très parti­culière. Elle s'énonce comme suit:" Heureux l'homme qui a contemplé des actes divins ! Mais celui qui n’est pas initié et qui ne peut pas participer au rite sacré, n’aura pas le même sort après sa mort dans l'épaisse obscurité de l'Hadès." ( Erwin Rohde, Psychè,)

(74)Cf J.E. Ménard: Le sens de gnosis dans l'Evangile de Vérité, in Studia Montis Regii, 1962, fascicule I :

"La gnose apparaît ainsi comme une science secrète, et la formation exigée pour y parvenir ressemble non à l'ins­truction donnée par le philosophe, mais à celle que communique le mystagogue".

Un destin privilégié après la mort est donc promis à
celui qui participe au culte d'Eleusis. Mais déjà dans
la vie, il est grandement changé celui que les deux
déesses aiment. Il est même favorisé sur le plan ma­
tériel...

Voici maintenant ce que nous savons sur le mystère lui‑même. Nous citons toujours Rohde:

"Le mystère était un acte dramatique, plus exactement de la pantomime religieuse accompagnée de chants sa­crés et de proverbes ainsi que d'une représentation du vol de Perséphone, semblable à celle que certains auteurs chrétiens nous ont laissée. Une telle représentation des aventures des dieux était une pratique très répandue en Grèce. Ce qui est particulier à la fête d'Eleusis, c'est l'espérance qu'elle offrait aux initiés: bonheur pendant la vie et meilleur sort après la mort; immortalité de l'âme. Les raisons de cette immortalité de l’âme étaient exprimées sous forme allé­gorique par le mystère lui‑même:"Déméter est la terre, Perséphone sa fille, la semaille, la graine. La captu­re de Perséphone par Pluton et son retour dû à Adonis sont signifiés par l'ensemencement de la graine et par sa croissance ou, dans une interprétation plus large, par le renouveau annuel de la végétation." (Rohde, psyché) La graine, disparue dans la terre est une image de l'âme morte, sa croissance est l'image de l’âme ressuscitée.

La religion orphique: Quant aux cérémonies extérieu­res, cette religion s'apparente de très près à celle d'Eleusis. Elle est toutefois d'inspiration plus pure que cette dernière. Elle insiste plus sur la pureté intérieure que sur la richesse, elle exige plus qu'el­le ne promet. Voici le résumé de sa doctrine d'après Théodor Comperz:

"Mythe des Orphiques. C'est la légende de Dyonisos‑Za­greus. Le Père céleste a confié au fils de Zeus et de Proserpine le gouvernement du monde. Les Titans le poursuivent qui, auparavant, ont combattu contre Oura­nos et ont été vaincus par lui. Le fils des dieux échappe à leurs coups sournois en se métamorphosant plusieurs fois, jusqu'à ce qu'il tombe entre leurs mains sous la forme d'un taureau, pour être ensuite déchiré et dévoré par eux. Athéna ne sauve que son coeur; mais Zeus avale ce coeur et il engendre ainsi le nouveau Dyonisos. Pour punir les Titans de leur crime sacrilège, Zeus les frappe avec le rayon de son éclair. De leurs cendres naît l'espèce humaine. L'être des hommes provient donc de celui des Titans auquel se mêlent des éléments (divins) provenant de Dyonisos ‑ Zagreus. Les Titans sont l'incarnation du mau­vais principe. Dyonisos est l'incarnation du bon prin­cipe. Leur union est la cause du conflit entre le di­vin et le non‑divin qui sévit si souvent dans le coeur de l'homme.

L'expérience profonde de l'opposition, du contraste violent entre, d'un côté, les souffrances et l'im­pureté terrestre et, de l'autre, la pureté et la béatitude divine, constitue le centre de l'inspira­tion propre à l'orphico‑pythagorisme.

C'est de cette source que provient la soif de la pu­reté, de la réconciliation et du salut final." (Théodor Comperz, Die Griechische Denker,

(75) Harnack, op.cit.p.
(76) Nietzsche, Die Bergland Buch Klassiker, Band I, Also
Sprach Zarathoustra, Zweiter Teil, Vom Lande der Bil-­
dung, p.402

(77) "Quand on étudie l'époque impériale, on est frappé par son besoin de Dieu. Les diverses oeuvres qui fleurissent à ce moment de l'histoire manifestent chez l'homme un sens profond du mal, une conviction non moins profonde de sa faiblesse et de sa corrup­tion, et le désir immense d'une religion qui rachète et d'une union plus intime à Dieu. Un rationaliste pourrait retracer dans de pareils sentiments reli­gieux certaines superstitions, mais une vue plus profonde permet d'y voir, malgré les superstitions, les truquages et les absurdités occasionnelles, une preuve évidente que la nature humaine recèle des ins­ tincts et des perceptions spirituels qui ne peuvent être parfaitement assouvis par un rationalisme maté­ rialiste. À Rome, Juvénal pourra bien se moquer de cette dame de la société qui, à la demande d'Isis se jette dans les eaux glacées du Tibre ou qui part en pèlerinage en Egypte. Mais qui pourra jamais dire quelle soif spirituelle, inassouvie par le formalis­ me de la religion de Rome ou par les vagues divini­ tés de la Grèce a pu émouvoir cette âme éperdue ? On y sent le besoin caractéristique de l'époque, une re­ ligion plus individuelle, plus personnelle." (J.E. Ménard, Le"Sitz im Leben" de l'Évangile de
Vérié, in Studia Montis Regii, 1963)

(78) Platon, Le Phédon, 77‑78.

(79)"Que veut‑il donc qu'il pense ? Ceci: Je suis comme les ténèbres et les fantômes de la nuit. Lorsque la lumière apparaît, il comprend que la crainte dont il a été saisi n'est rien. C'est ainsi qu'ils étaient ignorants à l'égard du Père, Lui qu'ils ne voyaient pas. Puisque cela inspirait de la crainte et de la confusion, de l'instabilité, de l'indécision et de la dissension, il y avait beaucoup d'illusions qui les hantaient et de vides absurdités, comme s'ils étaient plongés dans le sommeil et s'ils étaient envahis par des rêves troublants; ou bien ils s'enfuient quelque part ou bien ils reviennent sans force, après avoir poursuivi celui‑ci ou celui‑là, ou bien ils frappent quelqu'un, ou bien ils reçoivent des coups, ou bien ils tombent des hauteurs, ou bien ils s'envolent dans les airs sans pourtant avoir des ailes ...Jusqu'à ce que ceux qui passent par tout cela se réveillent. Ils ne voient rien, ceux qui sont au mi­lieu de ces confusions, parce que ce n'était rien que tout cela. C'est ainsi qu'ils ont rejeté l'ignorance loin d'eux, comme le sommeil qu'ils ne tiennent pour rien, pas plus qu'ils ne tiennent ses oeuvres pour solides... Heureux celui qui s'est retourné sur lui­ même et s'est réveillé." (J.E. Ménard, Evangile de Vérité , rétroversion grec que et commentaire, Letouzay § Ané, Paris 1962, p.56)

(80) On comprend que les gnostiques aient été de tous temps ac­cusés d'immoralité. Il est possible toutefois qu'on se soit fortement exagéré les conséquences de leur toléran­ce. L'argument était trop tentant: vous qui prêchez le détachement absolu, voyez comment vous vivez!

(81) Saint Irénée, Contre les hérésies, Liv. 3, Trad. Albert Sarreau, Namur 1963, p.54.

(82) À propos des rapports entre la foi orthodoxe et la foi des gnostiques, le Père Mondésert fait cette remarque:

"Pour les gnostiques qui, eux aussi, utilisent ces ter­mes philosophiques, la foi est donnée avec la nature, d'après un choix arbitraire de Dieu." (Clément d'Alexandrie, Les Stromates, Sources chréti­ennes, 1954, Introduction, p.16)

(83) Il faut noter que les Valentiniens avaient des sacrements. Ces sacrements étaient toutefois bien différents des sacrements chrétiens. Pour plus de détails sur ce point, il faut voir: J.E. Ménard, Introduction à l’É vangile selon saint Philippe, in Studia Montis Regii, Faso. 2,1964, p.224.

(84) Harnack, op. cit. p.
(85) Simone Pétrement, op.cit. p. 277
(86) Harnack, op.cit. P.
(87) À ce propos on lira avec intérêt cette remarque d'Emile Mâle :"Cet art des grecs d'Orient est encore tout pénétré de l'antique esprit hellénique. Ce que les Grecs ont vu dans l'Evangile, c'est son côté lumineux, non son côté douloureux. Quand sur les sarcophages, ils représentent la Passion, ils n'en montrent ni les humiliations, ni les souffrances. La couronne d'épines qu'un soldat tient au-­dessus de la tête de Jésus ressemble à une couronne tri­omphale; devant ses juges, devant ses bourreaux, le Christ, garde la ferme attitude du héros antique, du sage sto­ïcien." (Emile Mâle, Art religieux du XIIe siècle en Fran­ce, Armand Collin, 1953, p.50).


(88) Simone Pétrement, op.cit. pp. 282‑283.
(89) Harnack, op.cit. p.
(90) Sagnard, Extraits de Théodote, Sources chrétiennes, no
23, 1947, p.
(91) H/W Barth, cité par Pétrement in op.cit. p.189.
(92) Extraits de Théodote, op.cit. p.
(93) Extraits de Théodote, op.cit. P.
(94) Harnack, op. cit. p.
(95) Ptolémée, (disciple de Marcion) Lettre à Flora, trad. G. Quispell Sources chrétiennes, No 24 1949. pp. 65‑66. Cf aussi le commentaire de Quis­pel, p.8 et suivantes.
96)Nous résumons ici l'exposé de la doctrine manichéenne, fait par H.C. Puech, dans " Le Manichéisme, son fonda­teur, sa doctrine, Edition du Musée Guimet, Paris 1949.
(97)Steven Runciman
(98) Idem, p.
(99) Dans le cas précis du manichéisme, cette explication ne vaut que pour la matière. Mais nous avons vu que, leur matière ou leurs Ténèbres ressemblaient beaucoup au monde des gnostiques.

(100)Fénelon, Lettres sur divers sujets de Métaphysique et de religion, Oeuvres de Fénelon, Letendu, Paris 1837, p.529.

(101)Idem, p.528: Est‑il besoin de souligner que ce libre‑ar­bitre correspond tout à fait à la liberté d'indifférence de Descartes

(102) Lagneau, Célèbres Leçons et Fragments, PUF, 1964, p.182.
(103) P.S.O. p.102. Ce texte rappelle le "timere Jesum transeuntom et non revertentem" de st Bernard.

(104) "À ce propos, les sectateurs de Basilide regardent la foi ‑ puisqu'ils en font l'affaire de l'élite ‑ com­me une disposition naturelle qui découvre les vérités scientifiques sans démonstration dans une appré­hension intellectuelle. Quant aux valentiniens, ils assignent la foi à nous, les simples, mais ils veu lent que la gnose réside en eux‑mêmes qui sont sauvés de par leur nature, selon la qualité de leur semence supérieure; ils disent que cette gnose est très différente de la foi, comme le pneumatique du psychique. Dans ces conditions, la foi n'est plus l’acte d'une libre détermination, puisqu'elle est une supériorité de nature." (Clément d'Alexandrie, Stromate II, Sources chréti­ennes, no 24, 1954, p.35.)

(105)P.G. p.50
(106)A.D. p.36
(107) Anne Reynaud, L.P. p. 18
(108) A.D. p.44
(109) A.D. p.45
(110) P.S.O. p.48
(111)P.S.O. p.49
(112)P.S.0, p.48

(113) Cette pensée s'oppose radicalement, en apparence du moins, à cette admirable réflexion de Heidegger: Proclamer comme le dernier mot sur Dieu qu'il est la valeur suprême, c'est dégrader l'essence de Dieu. Une pensée sur le mode des valeurs est, en ce sens comme ailleurs, le plus grand blasphème contre l’être qui se puisse concevoir" (Lettre sur l'humanisme p.125)

(114)P.S.O. p.51
(115)P.G. p. 106
(116)Cf p.
(117)P.G. p.116

(118) Mais Simone Weil a une autre preuve de l'existence de Dieu qui , elle, n'a rien de gnostique. On pour rait l'appeler preuve par la beauté du monde. Nous étudierons cette preuve au chapitre suivant. Soulignons simplement pour l'instant qu'un Dieu qui peut être atteint à travers la beauté du monde, ne peut pas être considéré comme parfaitement identique au Dieu des religions dualistes.

(119)P.G. p. 126; p.1
(120) P.S.O. p.36
(121) A.D. p.172
(122)Robert Brasillach,Corneille,Fayard,1941, p.338
(123)C.S.p.270 ."Pour être gratuite, la grâce n'est pas arbi­traire".( Cah.p.62)

(124) "Comment ose‑t-on prétendre que les âmes bienheureuses sont autres que Dieu, séparées de lui, alors que le Christ nous a donné l'ordre "Soyez parfaits comme vo­tre Père céleste est parfait". Mais les théologiens ont dû le prétendre, parce que si on disait aux gens qu'ils ont à choisir entre l'anéantissement et l'éva­nouissement en Dieu, ils ne trouveraient pas que la différence est suffisante pour que cela vaille la pei­ne de choisir le bien. Au lieu qu'en leur montrant d'un côté le fouet à perpétuité et d'un autre côté une provision inépuisable de morceaux de sucre, on a des enfants dociles à l’Église.

Les méthodes éducatives des maîtres romains avec leurs esclaves‑promesses et menaces projetés après la mort. On le voit bien dans le Polyeucte de Corneille.
"Mais dans le ciel déjà la palme est préparée" ... Un chien qui saute pour avoir un morceau de sucre." (C.S. p.310)

(125) A.D.p.138
(126) P.G.p.43: Notons que ce texte pourrait être considéré comme une critique indirecte mais néanmoins très sévère des religions dualistes qui sont, en effet, des religions du salut.
(127) P.G. p.43

(128)Polyeucte reconnaît bien sûr que sa force lui vient de Dieu mais le ton qu'il prend pour le dire prouve qu'il est au fond convaincu du contraire. Il parle de Dieu avec la même assurance que s'il par­lait d'un pays qu'il vient de visiter. Il n'a pas cet­ te mystérieuse distance, ce sentiment de la fragilité du sacré qui, aux yeux de Simone Weil comme de tous les vrais mystiques, est le critère de l'authenti cité de l'expérience surnaturelle.

(129) A.D. p.134
(130) A.D. p.45
(131) P.G. p.171
(132) C.S. p.59
(133)Simone Pétrement, op.cit. p.166

(134) A Manichean psalm‑book, part II, p;146, ed; et trad. C.C.R. Allberry, Stuttgart, 1938. Cité par S. Pétrement

(135) Ginzâ der Schatz, oder der grosse Buch der Mandäer, Goettingue 1925, 11‑14 et 17‑20. Texte traduit et cité par S. Pétrement.

(134) Idem, 575, 27‑30. La Ginzâ est le "Trésor" des Mandéens, secte religieuse de Mésopotamie, les seuls gnostiques qui aient subsisté jusqu'à nos jours.

(135) P.S.0. p.35
(136) P.G. p.80
(137) Saint Irénée, op.cit. p.92

(138)I.P. p.23. On reconnaît là l'influence de Kant pour qui "le beau est une finalité sans fin et une satisfaction sans concept".

(139)Aujourd'hui, on n'a malheureusement que très rarement l'occasion de dire: c'est au moins un bon technicien !

(140) I.P. p.28
(141) Idem
(142) I.P. p.29

(143)Teilhard de Chardin, inédit extrait de: "La vie cosmique",
Nieuport‑Ville, 24 mars 1916, no 14 de la bibliothèque
Cuénot; cité par Claude Cuénot in Teilhard de Chardin.
Coll. Ecrivains de toujours, 1962, p.18

(144)P.G. p.172
(145)P.G. p.171

(146)L'ivresse dont il est question ici n'a évidemment rien à voir avec l'ivresse cosmique telle qu'elle apparaît dans des hymnes comme "Le Printemps" de Méléagre ou dans les poèmes de Goethe sur la nature.

(147) "C'est une théorie gnostique, que le monde d'ici‑bas est semblable à un cadavre, et qu'il est un lieu où l'homme, semblable à un cadavre, est dévoré par les Archontes, par le dieu de ce monde, qui, se servant de démons mâles ou femelles, les envoie dans des corps d'hommes et de femmes, pour provoquer toutes sortes de passions, et ensuite dévorer ses enfants. Celui qui n'a pas la gnose est attaché à la fatalité dominée par les Archontes, puisque la nourriture qui lui est fournie par eux est mauvaise." (J.E. Ménard, Introduction à l'Evangile selon saint Philippe, in Studia Montis Regii, Fasc. 2, 1964, p.216)

(148)C.S. p.166
(149)P.S.0. p. 97
(150) O.L. p.232
(151) Plotin. Ennéades II, Paris, 1924, p.134, cit. in Bréhier
(152) P.S.O. p.97

(153)À propos du style de S.W., V.H. Debidour écrit:
"On n'en peut rien dire: il n'est ni abstrait, ni concret, ni haché, ni ample, ni terne, ni brillant. Il est prenant, dans sa chaîne de raisonnement et sa trame d'émotion, il fixe des formules lancées en flèche ou en coup de couteau mais on ne s’en aperçoit qu’ensuite, en se rendant compte qu'il est inoubliable par le don qu'il a de se faire oublier dans sa limpide densité". (Simone Weil ou la transparence, Plon, 1963,p.15)

(154) A.D. p.171
(155) L.P. p.40
(156) P.G.p.125

(157)Simone Weil prend évidemment le mot désincarné dans un sens tout à fait différent de celui que lui donne le langage courant.

(158)P.G. p.62
(159)C.H. I p.46
(160)C.S. p. 47
(161) Mieister Eckehart, Schriften, Diederichs Verlag, Köln, 1959, p.67;
(162) P.G. p.
(163) P.G.p.
(164) E.L. p.13
(165) A.D. p.156
(166) O.L. pp.233‑234
(167) M.‑M. Davy, Int. au message de S.W., Plon,1954, p.
(168)P.S.O. P‑35
(169)Idem
(170)A.D. P;88
(171)G. Thibon, Introduction à P.G., p.256
(172)Cah. I p.171
173)Gustave Thibon, Int. à P.G. p. 228

(174)On ne comprend vraiment pas ce que le chanoine Moëller veut dire quand il affirme que Simone Weil confond le libre arbitre et la liberté de perfection. Elle nie le libre arbitre à la fois comme faculté distincte et comme source de progrès intérieur. Si elle le confondait avec la liberté de perfection, elle devrait nier également cet­ te liberté. Or elle ne le fait pas comme la suite le montrera.

(175)Cf Cah. I p,93
(176)Cah.II p.97

(177)Lagneau, op.cit. p. 184.

Lagneau n'a pas abandonné l'univers kantien. Il n'aurait sans doute pas consenti à signer ce texte de S.W.:

"La vraie définition de la science, c'est qu'elle est l'étude de la beauté du monde. La matière, la force a­veugle ne sont pas objet de science. La pensée ne peut les atteindre. La pensée du savant n'atteint jamais que les relations qui saisissent matière et force dans un réseau invisible, impalpable et inaltérable d'ordre et d'harmonie. Le filet du ciel est vaste, dit Lao‑Tseu; ses mailles sont larges; pourtant rien ne passe au travers." la pensée humaine aurait‑elle pour objet au­tre chose que la pensée ? C'est là une difficulté, tel­lement connue dans la théorie de la connaissance qu’on renonce à la considérer, on la laisse de côté comme un lieu commun. Mais il y a une réponse. C'est que l'ob­jet de la pensée humaine est, lui aussi, de la pensée. (En. p. 222) Si Lagneau avait été profondément enraciné dans ce réa­lisme éternel, qui seul peut faire de la science autre chose qu'une servante de la technique, il n'aurait ja­mais cru nécessaire de faire dépendre toute certitude d'une activité de l'esprit humain.

(178) A.D. p. 92
179)On voit par là que par le fond de son inspiration, Si­mone Weil est beaucoup plus près d'un penseur existen­tiel comme Gabriel Marcel, que de ses maîtres rationa­listes. G. Marcel écrivait dans Etre et avoir: “Approfondir la notion d'indisponibilité. Il me semble qu'elle correspond à ce qui constitue le plus radica­lement la créature comme telle. Je nie demande de ce point de vue, si on ne pourrait pas définir la vie spi­rituelle tout entière comme l'ensemble des activités par lesquelles nous tendons à réduire en nous la part de l'indisponibilité. Connexion entre le fait d’être indisponible et le fait de se sentir ou de se juger indispensable. Montrer, en effet, que cette indisponi­bilité n'est pas séparable d'une certaine façon d'adhérer à soi‑même, qui est quelque chose de plus" primitif et de plus radical que l'amour de soi.(Gabriel Marcel, op. Cit ; p. 100)

Simone Weil a repris la même idée à plusieurs reprises:
"La réalité du monde est faite par nous de notre atta­chement. C'est la réalité du moi transportée par nous dans les choses. Ce n'est nullement la réalité extéri­eure. Celle‑ci n'est perceptible que par le détachement total. Ne reste‑t-il qu'un fil, il y a encore attache­ment." (P.G.p.16)

On pourrait rapprocher beaucoup d'autres textes de ces deux auteurs. Nous donnerons un autre exemple.

"Mauvaise manière de chercher. Attention attachée à un problème. Encore un phénomène d'horreur du vide. On ne veut pas avoir perdu son effort. Acharnement b', la chas­se. Il ne faut pas vouloir trouver: comme dans le cas d'un dévouement excessif, on devient dépendant de l'ob­jet de l'effort. On a besoin d'une récompense extérieu­re, que parfois le hasard fournit et qu'on est prêt à recevoir au prix d'une déformation de la vérité". (P.G. p.135)

"J'écrivais hier à L. après avoir lu son remarquable examen de l'idéalisme: l'espérance est au désir ce que la patience est à la passivité: je pensais à celle du savant. Mais ne tend‑elle pas à ressembler à celle du chasseur ? Idée d'une vérité‑proie, d'une vérité que l'on conquiert. Au fond, le problème métaphysique de la vérité n'est‑il pas de savoir s'il n'y a pas dans la vé­rité quelque chose qui se refuse à se prêter à l'espè­ce d'asservissement auquel nous tendons à le réduire.(Etre et Avoir,Aubier ‘35, p.155)

180)P.G. p. 136

(181)"Il faut choisir entre la vérité et la mort ou le men­songe et la vie. Si on faire premier choix, si on s’y tient, si on persiste indéfiniment à refuser de mettre son amour dans les choses qui n'en sont pas dignes, c'est‑à‑dire dans toutes les choses d'ici‑bas sans exception, cela suffit." (PS.O. p. 43) Notons aussi ce souvenir que Gustave Thibon conserve de ses entretiens avec Simone Weil: "Elle croyait que chaque homme, à un moment ou l'autre de sa vie, est amené à poser un choix fondamental qui décide de l'orienta­tion et de la valeur de tous ses choix postérieurs. El­le pensait même que dans certains cas, ce choix pouvait se faire à un âge très tendre.(Inédit).

(182) À ce propos, Zoé Oldentourg cite une anecdote à la fois très amusante et très révélatrice : "Ainsi, à Toulouse, les inquisiteurs rencontrent un ad­versaire inattendu en la personne d'un certain Jean Tis­seyre, habitant du faubourg cet homme du peuple parcourait les rues de la ville et haranguait la foule en ces termes:" “Messieurs, écoutez‑moi. Je ne suis pas hé­ rétique: car j'ai une femme et je couche avec elle ,j'ai des fils, je mange de la viande, je mens et je jure, et je suis un bon chrétien. Aussi, ne croyez pas un mot de ce qu'on dit que je ne crois pas en Dieu. On pourra bien vous le reprocher aussi comme on me le reproche à moi‑même, parce que ces maudits veulent supprimer les honnêtes gens et enlever la ville à son maître." (Zoé Oldenbourg, Le Bûcher de Montségur, NRF,1962 p. 205).

(183) A.D. p.155
(184)A.D. p.167
(185)P.G. p;102
(186)Jean Daniélou s.J. Réponse aux questions de Simone Weil, Aubier 1964, p.35
(187) L.R. p.50

(188)Il est bien certain par exemple, que plus une oeuvre d'art est parfaite, moins elle a de rapports exclusifs avec un temps déterminé. Il y a deux régions dans l’âme, une qui est étroite ment liée aux particularités, bonnes ou mauvaises du temps présent, et une autre, endormie chez la plupart des hommes, qui éprouve et pense les rapports du temps et de l’éternité. C'est de cette second région que naissent les grands chefs- d'oeuvre. La première a son rôle à jouer, mais c’est un rôle secondaire. De sources d'inspiration qu'elles sont pour les artistes médiocres, les particularités du temps présent passent au rang de moyens d'expression chez les grands créateurs. Le mau­vais Picasso et ses imitateurs ne nous parlent jamais que de nos désordres intérieurs. Vermeer nous fait contempler la Cité éternelle de de Platon à travers un instant de sa cité temporelle. Gide ne nous montre jamais rien que nous puissions seulement admirer. Shakespeare nous agenouille devant Cordelia. Bien sûr, Shakespeare et Vermeer ont vécu et peiné à un moment déterminé du temps. Mais faut‑il en conclure que leurs chefs‑d'oeuvre, étaient de ce fait appelés à s'ins­crire comme catalyseurs dans l'histoire qui devait continuer après eux ? Ce serait de la pure déraison. Qu'im­porte.le roi Lear à l'histoire d'Angleterre qu’importe la vue de Delft à l'histoire des Pays‑Bas ! La per­fection est sans puissance. Elle ne sait que mendier un consentement à la partie la plus secrète et la plus désarmée de l'âme. Et on voudrait malgré cela que le Christ ait de la puissance. On voudrait que ce soit lui et non la masse des chrétiens qui ait retourné les armées de Constantin. Cela revient à penser que la perfection cesse d’être pure en devenant infinie. C'est l'erreur à la fois la plus néfaste et la plus grossi­ère dont nous pouvons nous rendre coupables.

(189) P.G. p.22
(190)Charles Vioëller, Op.cit. p. 275
(191)Cah.II p.12

(192) P.G. p.63: Ajoutons à ce texte le témoignage de G.Thibon qui a connu personnellement Simone Weil et qui, de plus, s'est toujours méfié comme pas un des faux mysticismes:
"Son ascétisme pouvait paraître exagéré dans notre siècle de demi‑mesures ou, pour employer l’expression de Léon Bloy, les chrétiens Galopent modérément vers le ma­rtyr; il n'en restait pas moins pur de toute exaltation sensible, et l'on ne percevait aucun décalage entre le niveau de sa mortification et celui de sa vie intérieure?" (Int. à P.G. p. 213)

(193) )"Le freudisme tout entier est imprégné du préjugé qu'il se donne pour mission de combattre, à savoir que ce qui est sexuel est vil.
Il y a une différence essentielle entre le mystique qui tourne vers Dieu la faculté d'amour et de désir dont l'énergie sexuelle constitue le fondement psychologique, et la fausse imitation de mystique qui, laissant à cette faculté son orientation naturelle et lui donnant un objet i­maginaire, imprime à cet objet comme étiquette le nom de Dieu La discrimination entre ces deux opérations, dont la seconde est encore au‑dessous de la débauche, est difficile, mais el­le est possible." (P.G. p. 64)

(194) Lettre a G.Thibçn citée in S.W. telle que nous l'avons connue. p. 145
(195) P.G. p.143

(196)Ce mot ne prend toute sa signification qu'à la lumière du texte suivant: “Les êtres humains vraiment beaux méritent d’ê­tre aimés. La concupiscence inspirée par la beauté d'un visa­ge n'est pas l'amour que cette beauté mérite; c'est une espè­ce de haine qui saisit la chair devant ce qui est trop pur pour elle”(C.S. p. 89)

(197)A.D, p.162
(198)Cela est vrai des cathares. Mais il semble qu'il n'en é­ tait pas de même pour toutes les sectes primitives ...
(199) A.D. p. 185
(200) (201) P.S.O. p. 52
(202) Cah I pp. 80‑81

(203) Pour les Bogomils et les cathares, ce problème est évi­demment quelque peu différent. Obolensky prétend, par exem­ple “que le bogomilisme était étroitement relié aux aspects économiques et sociaux de la vie bulgare au dixième siècle”. (Obolensky, op. cit. chap.III) À propos des cathares, cf Zoé Oldenbourg, op.cit.pp.20 à 49.)

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