Le fleuve chanté

Arthur Buies
Qui jamais a chanté, qui pourrait jamais chanter en strophes dignes de leur sujet ce roi des fleuves qui semble comme un bras de l'océan soulevé, puis retombé de tout son poids sur la terre qu'il a entr'ouverte; qui a gardé de la mer la majesté terrible ou souriante, tumultueuse ou assoupie, qui a pour bordure une chaîne de montagnes ondulant comme ses flots, les colorant des reflets de leurs longues pentes azurées, et pour lit de repos une vallée de cinq mille lieues carrées où la nature a entassé ses plus précieux dons, multiplié ses plus saisissants aspects?

    Le Saint-Laurent ne se prête pas à la poésie, à moins que ce ne soit celle de Milton, du Dante ou de Victor Hugo. Cette grande nature a des rudesses d'ébauche, des hardiesses et des échevèlements qui ne vont pas aux vers de l'élégie, à ces vers qui soupirent aux bords des lacs; elle manque de cet apprêt et de cette gracieuseté presque étudiée qui fait des sites européens comme autant de parures à demi complétées par l'art; elle n'a pas de coquetteries, elle ne minaude pas, mais elle grandit, elle soulève l'imagination et lui donne des ailes qui se déploient dans une liberté souveraine. Le pittoresque ne va guère à sa taille; elle le rejette ou le dédaigne comme un agrément puéril; une sorte de grandeur implacable lui fait repousser les embellissements de l'art comme des profanations. Tout en elle est neuf, saisissant, dominateur, et, dans les régions même les plus cultivées, elle garde de sa physionomie primitive quelque chose d'ineffaçable qui reparaît sans cesse sous les efforts de l'industrie humaine.

    La nature canadienne [...] veut être contemplée dans l'ensemble et dans l'envergure de ses formes gigantesques, et, pour cela, elle offre presque partout au regard un déploiement illimité; la vue, d'un point quelconque du St-Laurent, à mesure que le fleuve s'élargit, embrassant toujours un panorama variant de dix à vingt lieues, et souvent beaucoup plus, dans toutes les directions. À un tel fleuve, il faut des îles proportionnées à sa taille et un cadre altier dont l'image réfléchie puisse atteindre ses dernières profondeurs.
    (Arthur Buies, Nouvelles Soirées Canadiennes,
    vol. 3, 1884, p. 483.)

    Le Saint-Laurent ne se prête pas à la poésie, à moins que ce ne soit celle de Milton, du Dante ou de Victor Hugo. Cette grande nature a des rudesses d'ébauche, des hardiesses et des échevèlements qui ne vont pas aux vers de l'élégie, à ces vers qui soupirent aux bords des lacs; elle manque de cet apprêt et de cette gracieuseté presque étudiée qui fait des sites européens comme autant de parures à demi complétées par l'art; elle n'a pas de coquetteries, elle ne minaude pas, mais elle grandit, elle soulève l'imagination et lui donne des ailes qui se déploient dans une liberté souveraine. Le pittoresque ne va guère à sa taille; elle le rejette ou le dédaigne comme un agrément puéril; une sorte de grandeur implacable lui fait repousser les embellissements de l'art comme des profanations. Tout en elle est neuf, saisissant, dominateur, et, dans les régions même les plus cultivées, elle garde de sa physionomie primitive quelque chose d'ineffaçable qui reparaît sans cesse sous les efforts de l'industrie humaine.

Autres articles associés à ce dossier

À lire également du même auteur

« Il neigera toujours »
Il neige, il neige encore, et il neigera toujours, et quand il ne neigera plus, il neigera encore, et quand la fin du monde arrivera, quand le berceau du monde en deviendra le cercueil, eh bien ! il restera encore un morceau du Canada pour qu’il puisse neiger dessus... Le vent soufᤙ

Par une de ces nuits d'hiver
Être seul près d’un feu qui rayonne et pâlit tour à tour, par une de ces nuits d’hiver où les rafales du vent font crier les toits et gonflent les cheminées de bruits qui courent dans tous les sens; quand l’ombre des arbres, luttant avec le froid et monotone éc

La douceur de revoir Québec
Mais, au milieu des joies et des transports du retour, j'avais toujours devant moi l'image de Québec, ce cher vieux Québec, dont j'ai tant ri et que j'aime tant, ce bon petit nid qu'on ne quitte jamais tout entier et que l’on retrouve toujours intact au retour.Seulement cinq semaines apr

Émigration des Québécois au 19e siècle
La Confédération qui devait tout guérir«La Confédération qui devait tout guérir et enrichir tout le monde, n?a fait que coaliser les misères et mettre ensemble des provinces qui se dépeuplent . *?* Pauvre peuple! Le voilà donc qui abandonne en masse, par paroisses en




L'Agora - Textes récents

  • Vient de paraître

    Lever le rideau, de Nicolas Bourdon, chez Liber

    Notre collaborateur, Nicolas Bourdon, vient de publier Lever de rideau, son premier recueil de nouvelles. Douze nouvelles qui sont enracinées, pour la plupart, dans la réalité montréalaise. On y retrouve un sens de la beauté et un humour subtil, souvent pince-sans-rire, qui permettent à l’auteur de nous faire réfléchir en douceur sur les multiples obstacles au bonheur qui parsèment toute vie normale.

  • La nouvelle Charte des valeurs de Monsieur Drainville

    Marc Chevrier
    Le gouvernement pourrait décider de ressusciter l'étude du projet de loi 94 déposé par le ministre de l'Éducation, Bernard Drainville. Le projet de loi 94 essaie d’endiguer, dans l’organisation scolaire publique québécoise, toute manifestation du religieux ou de tout comportement ou opinion qui semblerait mû par la conviction ou la croyance religieuse.

  • Billets de Jacques Dufresne

    J'ai peur – Jour de la Terre, le pape François, Pâques, les abeilles – «This is ours»: un Texan à propos de l'eau du Canada – Journée des femmes : Hypatie – Tarifs etc: économistes, éclairez-moi ! – Musk : danger d'être plus riche que le roi – Zelensky ou l'humiliation-spectacle – Le christianisme a-t-il un avenir?

  • Majorité silencieuse

    Daniel Laguitton
    2024 est une année record pour le nombre de personnes appelées à voter, mais c'est malheureusement aussi l’année où l'abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

  • De Pierre Teilhard de Chardin à Thomas Berry : un post-teilhardisme nécessaire

    Daniel Laguitton
    Un post-teilhardisme s'impose devant l'évidence des ravages physiques et spirituels de l'ère industrielle. L'écologie intégrale exposée dans les ouvrages de l'écothéologien Thomas Berry donne un cadre à ce post-teilhardisme.

  • Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois

    Georges-Rémy Fortin
    Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu'une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l'humanité et pour la philosophie classique.

  • François, pape de l’Occident lointain

    Marc Chevrier
    Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu'il venait d'Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l'Occident ?

  • L'athéisme, religion des puissants

    Yan Barcelo
    L’athéisme peut-il être moral? Certainement. Peut-il fonder une morale? Moins certain, car l’athéisme porte en lui-même les semences de la négation de toute moralité.

  • Entre le bien et le mal

    Nicolas Bourdon
    Une journée d’octobre splendide, alors que je revenais de la pêche, Jermyn me fit signe d’arrêter. « Attends ! J&

  • Le racisme imaginaire

    Marc Chevrier
    À propos des ouvrages de Yannick Lacroix, Erreur de diagnostic et de François Charbonneau, L'affaire Cannon

  • Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain

    Georges-Rémy Fortin
    Nous sommes entrés dans l'ère du capitalisme de la finitude. C'est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué