Romans d'aventures et de rêve

Jean-Claude Lalanne-Cassou
Il existe peu d'essais comme celui que Jean-Claude Lalanne-Cassou a fait sur le roman, en regroupant le genre par espèces pour ensuite décrire avec précision les paradigmes classiques de chacune d'elles.
Il suffit d'aligner simplement le titre des chapitres pour comprendre l'ampleur de sa typologie: roman d'aventures certes, comme le titre l'indique mais aussi roman d'amour, roman gothique distingué du roman fantastique, roman policier et roman-feuilleton avec, en chapitre final, une catégorie lyrique intitulée «grand nord et grand large». Il y a aussi un chapitre ajouté qui traite des différentes adaptations de romans au cinéma. Plusieurs de ces adaptations, avertit l'auteur, méritent notre suspicion.
Chacune des catégories romanesques en liste fait l'objet d'une enquête passionnée où foisonnent de multiples références aux classiques de cette catégorie. Ainsi, le roman d'aventure américain est redéfini à partir de son origine, c'est-à-dire dans l'œuvre de James Cooper, Le Dernier des Mohicans. Et le paradigme des aventures de pirates a pour horizon d'événements L'île au trésor, de Stevenson, au même titre que le roman policier ne peut être évoqué sans voir apparaître Chandler.
L'enquête sur les différentes espèces de roman donne lieu aussi à de multiples remarques et jugements de l'auteur concernant la vie bien réelle de ces écrivains de l'émotion et du rêve. Dans sa description de l'un des plus célèbres romans d'aventures, Les trois mousquetaires, d'Alexandre Dumas, l'auteur en profite pour soulever la question de l'écriture «nègre» et le dilemme des droits d'auteurs qui lui est rattaché. Dumas eut recours à un tel procédé en utilisant les services d'Auguste Maquet, lequel, plus tard, fit un procès au romancier célèbre. Le récit de cette affaire par Cassou montre l'érudition et le style de ce dernier dans son analyse des petits et grands romans qui nous ont fait rêver. (Claude Gagnon)
«Le cas Dumas est fort intéressant, car il pose le problème de la création à plusieurs niveaux, pro­blème irritant pour nos mentalités modernes, toujours mal posé et, par le fait même, mal traité. En Occident, surtout depuis la période romantique et le mythe du créateur inspiré s'opposant à l'humble artisan médiéval qui sculpte, dans l'anonymat collectif, sa gargouille au faîte du clocher, nous vivons sur le concept de la paternité de l'oeuvre. Nous aimons mettre une signature (une seule) au bas d'un tableau: ainsi, ne pas avoir de portrait d'Isidore Ducasse en gêne beaucoup dans l'appréciation des Chants de Maldoror.
Or Dumas employait, comme la plupart des «feuilletonnistes» du XIXe siècle (tout comme de nos jours les auteurs de best-sellers), ce qu'on appelait communément des «nègres». Le plus connu est Auguste Maquet, qui collabora aux romans les plus importants et aux pièces de théâtre qui en furent tirées. Ce genre d'association finit souvent mal, c'est-à-dire par un procès. Il aura lieu en 1857, et d'une certaine façon, Maquet sera débouté. Dumas a toujours reconnu l'importance de ce dernier, mais on comprend – on en revient à notre prémisse – que pour un abonné du Constitutionnel une seule signature était plus atti­rante, sans compter qu'une ligne de Dumas rapportait davantage (et notre auteur était presque toujours couvert de dettes), qu'un paragraphe de Dumas-Maquet. Le père de Monte-Cristo refusera donc la double si­gnature, tout en reconnaissant que plusieurs romans étaient la propriété commune des deux auteurs. […]
Dumas réécrivant Maquet devient le seul proprié­taire de ses romans, et le procès est vite jugé. Comme Artaud, il lui arrive de ne pas modifier le texte de son collaborateur. On connaît l'anecdote. Il s'agit d'un chapitre du Vicomte de Bragelonne qui doit paraître dans l'édition du lendemain. Le texte de Dumas a été égaré, et on ne peut le joindre. Une fois encore, il est par monts et par vaux. On fait appel à Maquet, qui fournit la copie d'origine. C'est elle qui sera imprimée. Lorsque plusieurs jours plus tard on retrouvera les pages de Dumas dans un fond de tiroir, à la rédaction du journal, on constatera qu'il n'avait pas même changé une virgule. De même, A. Artaud conservera presque intégralement la traduction de L. de Wailly dans le chapitre XI (Le viol).
Apparente contradiction! Si une oeuvre littéraire est le fruit, dans tous ses paramètres – scénario, construction, rédaction, etc. – d'un travail de collaboration, elle appartient, à titre de créateurs, à tous ceux qui ont participé dans une égale et juste proportion à sa réalisation. Galland ou Artaud utilisaient seuls une matière préexistante; Dumas et Maquet «fabriquent» (selon le pamphlet de Mirecourt qui mit le feu aux poudres) tous deux ensemble, une oeuvre ro­manesque, ce qui est fort différent. À qui fera-t-on croire que Maquet n'était qu'un simple fournisseur de sources historiques et de copie?» (p. 33-39).

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