L'être vivant comme machine

Jacques Monod

En 1965, dans le cadre des Entretiens de Genève, eut lieu un colloque mémorable intitulé Le robot, la bête et l'homme. Entre autres, Jacques Monod, Ernest Ansermet, Vercors, Roger Caillois, le R.P. Henri Niel figuraient parmi les conférenciers. La variété, la qualité et la pertinence des positions adoptées nous autorisent à considérer ce colloque comme l'un des événement intellectuel fondateur de l'ère du numérique.

Voici un extrait de la conférence de Jacques Monodo assorti d'un lien vers le site Les classiques des sciences sociales, lequel a assuré la numérisation des actes du colloque.

 

«Au sein de cette conception mécanistique moléculaire de l’être vivant, quelle est la place de l’homme ? A-t-il une place particulière ? Du point de vue de la biologie moléculaire, l’homme ne pose aucun problème particulier. Considéré objectivement par cette science, il est en principe totalement intelligible. Ce n’est que son existence subjective qui demeure pour l’homme lui-même un mystère — et ce mystère sur lui-même porte l’homme à se donner un statut particulier dans l’univers. Or, toutes les attitudes qui, d’une manière ou d’une autre, aboutissent à placer l’homme à part dans la création peuvent se ramener à la même affirmation : à savoir que l’homme, même s’il est un animal du point de vue structural, se distingue des animaux en ce qu’il a des idées, qu’il sait qu’il a des idées et qu’il se demande pourquoi.

Autrement dit, l’objet de la philosophie n’est pas l’étude de l’homme, mais l’étude des idées de l’homme. Or, cette étude doit être elle-même entreprise d’une manière scientifique.


Si les conceptions épiphénoménistes de l’idéation sont aujourd’hui abandonnées, on est en droit, sur la base des théories modernes de l’information, de considérer que les idées, pour être subjectives à certain stade, peuvent aussi être considérées comme des êtres ayant un certain contenu objectif de signification qui, dans certains cas, peut s’exprimer par des quantités définissables. Les idées sont donc, pour un biologiste, un domaine sur lequel il peut proposer quelques notions encore vagues, mais qui pourraient être précisées par la suite.

Si on admet qu’il est légitime de considérer les idées comme des êtres, ayant une organisation, une structure, un contenu, ces êtres sont comparables à des êtres vivants pour avoir la capacité d’auto-reproduction. Une idée se transmet d’un système nerveux central à un autre, d’un système nerveux central à plusieurs autres systèmes nerveux. En se transmettant elle se transforme, elle va survivre, elle va réussir ou elle ne va pas réussir, selon certains critères que l’on pourrait chercher à définir d’une manière plus objective qu’on ne l’a fait jusqu’à présent. Peut-être écrira-t-on un jour le pendant « idéologique » de l’ouvrage « biologique » de Darwin sur « L’Evolution des espèces », sous la forme d’une théorie de la sélection naturelle des idées.[...]

A ceux, enfin, qui chercheraient à spécifier l’homme comme un être moral, on pourrait valablement répondre que l’homme n’a pas le privilège du sentiment moral.Les idées morales, dans le contexte qui vient d’être décrit, sont un produit de l’évolution et du commerce des hommes entre eux, comme les autres idées, et on peut se demander si certains des comportements des animaux qui vivent en société ne ressortissent pas à la notion d’une éthique. On peut surtout se demander si l’éthique de l’homme n’est pas dans une certaine mesure transmissible même à l’animal.

Est-il insensé de penser qu’un chat, surpris en train de voler un morceau de gigot, s’enfuit non par crainte d’être battu, mais parce qu’il sait qu’il fait mal ? Est-il impensable que ce chat ait acquis à notre contact des idées éthiques ? »

Source et suite

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