Les dîableries

Frantz Funck-Brentano
Quatrième partie de l'article biographique que consacrait à Luther l'historien Frantz Funck-Brentano dans une édition de 1934 de la Revue de Paris.
Diableries

Les manifestations diaboliques de la Wartburg sont demeurées célèbres dans la vie de Luther, mais elles n'y étaient pas une nouveauté. «Au temps de mes premières conférences sur les psaumes, dira-t-il, après avoir chanté matines, j'étais assis rédigeant mes premières leçons, quand le diable survint et fit du bruit jusqu'à trois fois derrière mon poêle, comme s'il eût traîné un boisseau hors de l'enfer. Voyant qu'il ne voulait pas finir, je ramassai mes livres, les rangeai et allai me mettre au lit... Je l'entendis une autre fois au-dessus de ma chambre dans le cloître, mais comme je remarquai que c'était le diable, je n'y fis plus attention et me rendormis.»

Jusqu'à la fin de sa vie, Luther aura les démêlés les plus divers avec l'ange des ténèbres. «Je portais le diable pendu à mon cou», dira-t-il; ou encore: «Je connais le diable à fond, de pensée et d'aspect, ayant mangé en sa compagnie plus d'un muid de sel.» Luther se mariera. Il dira en ses dernières années: «Le diable a couché auprès de moi, dans mon lit, plus souvent que ma femme.»

Satan se montrait au père de la Réforme sous les aspects les plus divers: tantôt sous forme d'une grosse truie noire, tantôt sous celle d'une torche enflammée; au château de Cobourg il se glissera dans la peau d'un vilain serpent, pour apparaître ensuite en étoile radieuse. Il convient d'ajouter que ces rapports quasiment quotidiens du prince des enfers, avec le docteur Martin Luther s'accompagnent souvent non seulement des paroles les plus grossières, mais de manifestations d'un réalisme qu'il serait difficile de reproduire ici. Les propos les plus «torcheculatifs» des héros du bon Rabelais sont fleurs virginales auprès des injures dont le grand réformateur accablait son ennemi. Et il faut ajouter — à l'honneur, ma foi! du diable — que ces propos de corps de garde lui déplaisaient beaucoup; sans doute n'aimait-il pas se trouver en compagnie de personnages mal élevés; il s'éclipsait.

Certain jour cependant, Satan apparut sous forme divine. Luther se trouvait en sa chambrette adressant une fervente prière à Dieu, quand la muraille qui lui faisait face s'illumina d'une resplendissante image du Christ percé de ses plaies. Luther considéra un instant l'apparition, en proie à la plus intense émotion, quand il se dit que cette figure pouvait bien n'être qu'un fantôme malfaisant, car le Christ, tel que nous le révèle l'Évangile, ne devait pouvoir se montrer aux hommes que sous une forme humble, modeste, empreinte de douleur, et Luther d'apostropher l’apparition:

— Disparais, démon abject!

L'image disparut; elle n'était qu'une transfiguration de l'Esprit du mal.

Pareille aventure advint à une jeune fille de Wittenberg; le docteur Martin en fut témoin. L'enfant gisait dans son lit, malade, quand lui apparut une figure de Christ dans une gloire lumineuse. Immédiatement on envoya au couvent des Augustins quérir Luther qui accourut. La jeune malade adressait à l'image une prière émue et pure.

— Prenez garde, mon enfant, si ce n'était que fantasmagorie diabolique!

La jeune fille se ressaisit, cracha au visage de l'apparition et celle-ci se mua en un vilain serpent qui s'élança sur le lit, mordit la malade à l'oreille d'où le sang coula, puis disparut.

Comme l'a marqué Henri Heine en des pages lumineuses, Luther ne croit plus aux miracles, mais donne foi aux sortilèges du démon et à son incessante intervention dans la pensée et les actions des hommes; à l'instar du docteur Faust de Gœthe, qui ne croit pas en Dieu mais voit accomplir sous ses yeux par Méphistophélès des prodiges surprenants. La croyance aux démons et aux sorcières, à défaut de saints, demeurera vivante et agissante en Luther jusqu'au dernier jour de sa vie. Pour lui, le monde est le théâtre limité d'une continuelle bataille entre Dieu et Satan et dont l'homme est l'enjeu: Dieu assisté de ses anges, Satan à la tête de ses diablotins.

Musset a parlé en vers magnifiques de la belle antiquité,

Où quatre mille dieux n'avaient pas un athée.

Ces milliers de divinités, dieux, déesses, faunes et dryades, génies des fontaines, des bois et des champs, sont remplacés, dans la pensée de notre héros, par les anges et les démons dont la terre est peuplée.

D'une puissance gigantesque, les anges font tourner la voûte céleste au-dessus de nos têtes. Une étoile glisse-t-elle au firmament? Ce que nous appelons une étoile filante, c'est un diable qui dégringole. Le Christ n'a-t-il pas dit: «Je voyais Satan tomber du ciel comme une étoile?» (S. Luc, ch. X). Tout arbre a son diablotin comme dans la Grèce d'Homère il avait sa dryade; c'est le diable qui fait choir les fruits avant maturité ou les fait pourrir. Les serpents et les singes sont animés de l'Esprit du Mal qui se sert d'eux pour nous nuire. Les épidémies, les guerres, la cherté de la vie sont œuvres du démon et tous les maux qui nous affligent. La peste éclate, c'est le souffle du démon. De même les dissensions et querelles de famille, les sentiments d'envie, la colère, la haine, la méfiance qui viennent se glisser entre mari et femme, père et enfant, frère et sœur.

Les orages éclatent sous l'action des démons. «Je suis fermement persuadé, dit Luther, que les diables sont installés dans les nuages.» Se met-il à pleuvoir? C'est eux qui répandent la pluie. Mais la douce brise qui rafraîchit et chante au murmure du feuillage, est l'haleine des anges. «C'est par la possession du diable que les hommes sont atteints de frénésie, de folie. Les médecins qui cherchent à guérir ces maux par les remèdes de leur science ne savent pas quelle est la puissance du Malin.

Je suis convaincu que c'est par l'artifice du démon que souffrent les sourds, les boiteux, les aveugles.» Les hystériques sont des possédés. Les somnambules sont endormis par l'action du démon: malheureux qui ont été baptisés par un prêtre ivre.

«Il y a des pays, note le réformateur, où les diables se logent de préférence, la Prusse notamment. En Suisse, non loin de Lucerne, en haut des montagnes, est un lac — l'étang de Pilate — où le diable s'est installé terriblement. Pareillement un étang dans mon pays. Jetez-y une pierre, vous verrez s'élever un grand orage, la contrée trembler tout alentour.» En un sermon prêché en l'église de Wittenberg, Luther croit devoir mettre ses auditeurs en garde contre les bains froids en plein air. «Soyez prudents, le Malin habite les forêts et les eaux. Ne voyons-nous pas chaque année des malheureux trouver la mort dans l'Elbe? Il est préférable de se laver chez soi.»

«Le système panthéistique des Allemands, écrit H. Heine, était devenu pandémoniaque; les divinités populaires de l'ancienne Germanie avaient été changées en diables affreux.»

Le grand poète développe sa pensée:

«La mythologie grecque est riante, gracieuse; poètes et artistes y ont mis leur empreinte; les dieux de la sombre Germanie ont déjà des masques sataniques. Sans se parer des grâces exquises de l'Olympe hellénique, le monde surnaturel des druides gaulois était cependant loin de revêtir les formes terribles des dieux teutons. Les légendes populaires des Français sont charmantes comparées aux légendes allemandes issues de nuages sanglants.» «Que les démons des fabliaux français, poursuit Heine, sont nets et propres en comparaison de la canaille infernale de nos esprits infects et mal léchés!» Et les sorcières germaines! «Quelle frayeur, dit Heine, éprouverait la fée Morgane si elle rencontrait une sorcière allemande, toute nue, enduite d'onguent et courant à cheval sur un balai au sabbat de Brocken, cette montagne qui sert de rendez-vous à ce qui a été conçu de plus hideux, de plus sombre! À sa cime est assis Satan sous la forme d'un bouc noir; chaque sorcière s'approche de lui, un cierge à la main, et le baise là où cesse le dos. Puis toutes ces sœurs infernales dansent en rond autour de lui. Le bouc bêle et l'infernal chahut lance au ciel un cri de joie féroce.»

De ces histoires de sorcières, la pensée de Luther fut pénétrée en son enfance: elle en restera farcie jusqu'à la fin de sa vie.

Il arrive parfois que des moines ou des curés, en exorcisant des possédés, en chassent le démon; mais celui-ci ne se laisse faire que dans le dessein de duper les gens et les enfoncer par là plus profondément dans les ténèbres du papisme.

En pareille circonstance le démon ne laisse pas de donner des marques visibles de son départ, en crevant une fenêtre, cassant un carreau, arrachant un pan de mur et cela pour se gausser des gens. Il arriva ainsi en l'église Saint-Cyriac du couvent de Weimelbrug-lès-Eisleben qu'un bon moine, franc buveur, enjoignit à un homme possédé d'ouvrir la bouche de manière qu'il pût y introduire deux doigts. Ce qui fut fait et le moine ordonna au diable de décamper quand sonnerait la petite cloche de Saint-Cyriac. Et le diable s'y conforma très ponctuellement, mais dans la seule vue de renforcer les gens dans leur croyance superstitieuse en la vertu de la clochette de Saint-Cyriac, «Et voilà, conclut Luther, comment l'Esprit du Mal tâche à détruire la foi en Jésus-Christ.»

En janvier 1544, dans la sacristie de l'église paroissiale de Wittenberg, sous la présidence du docteur Martin Luther, une nombreuse assistance s'était groupée autour d'une jeune fille de dix-huit ans — une hystérique sans doute — que le diable possédait. On commença par des prières communes, mais la demoiselle n'en gambillait que de plus belle. Visiblement le diable se moquait des assistants et des prières qu'ils adressaient à Dieu. Alors Luther, saisi de colère, donna à la jeune fille, c'est-à-dire au démon, un grand coup de pied; puis se hâta de gagner la porte, prévoyant sans doute que le diable, qui s'était ri des prières adressées à Dieu, trouverait moins drôle le coup de pied dont on venait de le frapper. Au fait, la demoiselle s'élança à la poursuite du docteur Martin qui avait pris la fuite. Malédiction! Le loquet qui fermait la porte à l'extérieur était automatiquement retombé. Que devenir? Docteur Martin, éperdu, courait de-ci, de-là, la jeune fille, on veut dire le diable, hurlant à ses trousses. Les fenêtres étaient barrées de fer. Enfin le bedeau de l'église fit passer une hache par un carreau brisé; on put enfoncer la porte et délivrer l'exorciseur, En ce duel avec le Malin — mais qui s'en étonnerait? — celui-ci avait eu le dessus. Ajoutons que le pieux diacre Förschel apprit peu après que le diable, — cédant cependant à l'énergique manifestation du réformateur, avait quitté le corps de la jeune fille, lui rendant paix et tranquillité.

Ainsi ne s'étonnera-t-on plus de l'horreur violente que Luther avait des sorcières. Il les nommait les «possédées du diable» et voulait qu'on procédât contre elles sans pitié. «Nulle miséricorde!» s'écrie-t-il. «J'aurais voulu suivre moi-même la coutume qui enjoignait aux prêtres de les lapider avant qu'on les jette au bûcher.» Plusieurs biographes reprochent à Luther d'avoir contribué à déchaîner la sanglante fureur de ce temps contre les malheureuses accusées de sorcellerie.

Dans le courant de sa carrière, sans parler des apparitions dont il vient d'être question, plus d'une fois Luther se heurta directement au démon. Certain jour, Satan voulut l'écraser sous la chute d'un pan de mur; Dieu le protégea miraculeusement. En 1536, à Torgau, Luther s'apprêtait à prononcer l'union du duc de Poméranie avec la sœur de l'Électeur de Saxe; mais voici qu'au moment de bénir l'anneau nuptial, celui-ci échappa des mains du pasteur et roula à terre. Après un premier moment de frayeur, Luther se ressaisit:

- Écoute, diable, — cria-t-il, d'une voix de stentor, — ce que nous faisons ici ne te regarde pas, tu perds ta peine! et il procéda à la bénédiction. Mais ce sont les attaques spirituelles du Malin qui lui furent le plus pénibles.

Luther a peint en termes émouvants ces heures de trouble, de doute et d'angoisse: «L'ennemi de tout bien et de toute santé me chevauche parfois à travers la tête.» La sueur lui en perlait au front; par moments il craignait d'étouffer et demeurait haletant, sans voix. «Parfois les attaques du démon vous tombent dans la tête comme la foudre; nul meilleur remède que de bien manger, bien boire, se donner du bon temps et les entreprises du Malin fondent comme neige au soleil.» Le moyen de le chasser dans ces moments où l'on ne peut plus prier est la société d'un ami joyeux, ou une pensée tournée vers quelque fiction plaisante, des contes populaires, une bonne farce dont on a été témoin ou que l'on se prépare à jouer, l'image d'une jolie fille. «Soigne ton ventre, ne va pas te tuer de jeûnes; tu en dormiras mieux; quand je ne dors pas, le diable a tôt fait d'accourir et de se mettre à discuter avec moi. Il parle d'une voix grave et forte.» «Quand je sens invinciblement que le Christ est réellement descendu sur terre pour racheter nos fautes et nous justifier, je vide une canette de bière au nez du Malin et me ris de lui.» «Si le diable insiste, jetez-lui au nez quelque bonne grosse ordure.» Il est très susceptible, il ne supporte pas qu'on lui témoigne son mépris, et s'il aime à vous faire voir son derrière, il n'aime pas qu'on lui montre le sien. Docteur Martin se plaisait à conter l'histoire de cette noble matrone de Magdebourg que le démon tourmentait de spectres nocturnes, enfin elle lui marqua son mépris d'une manière que Luther précise, mais que nous ne pouvons préciser ici. Elle ajoutait:

— Tiens, voilà ton viatique pour te mener à Rome auprès du pape, ton cher athée. (Pr. de t., éd. de Weimar, n° 975).

La musique fait fuir l'ange des ténèbres, car c'est un esprit triste; il déteste la gaîté qui peut se répandre en une âme humaine et s'efforce de l'en chasser. «L'Esprit du Mal, dit Luther, nous envie notre joie.»

De ces discussions solitaires avec Satan, plusieurs sont morts percés de ses traits, notamment Emser et Œcolampade, qu'on trouva au matin inanimés en leur lit.

Les heures les plus cruelles que le père de la Réforme passait en tête-à-tête avec son inlassable ennemi étaient celles où, s'emparant de sa pensée même, le Malin l'amenait à douter des articles essentiels de sa foi:

— Dieu existe-t-il? — Comment concilier la prédestination avec la bonté divine? — La doctrine de la justification par la foi seule, sans le secours des œuvres, est-elle vraiment fondée?

«Ha! ajoute Luther, Satan se donne grande peine pour m'arracher du cœur l'article de la rémission des péchés par les vertus du Christ, qui est pour moi le roc auquel je m'appuie contre ses attaques et tentations.»

Et puis, lui insinue le Malin, quelle est cette prétention de te croire le seul à posséder la vérité? — De quelle autorité crois-tu pouvoir imposer au monde tes conceptions religieuses? — Es-tu bien certain de ne pas avoir poussé vers la voie d'enfer tant de religieux, de curés, de religieuses que tu as fait abandonner leurs couvents ou leurs presbytères?»

«Quand l'esprit infernal me trouve oisif, il fait naître en moi des scrupules comme si mon enseignement n'eût pas été bon; comme si c'était moi qui eusse renversé et détruit les autorités établies et causé par ma doctrine tant de scandales et de troubles.» — «Les tentations de la chair sont vétille, la première femme y peut remédier; mais que Dieu nous préserve des tentations qui touchent à l'éternité! Alors on ne sait plus lequel des deux est Dieu et lequel est le diable. On en arrive à se demander si le diable ne serait pas Dieu?»

Là se retrouvent la pensée de Luther en sa sincérité, sa conscience scrupuleuse, son désir de parler et d'agir pour le bien des hommes: «Non! non! je suis dans le vrai; c'est Dieu qui m'inspire»; mais dans la solitude silencieuse le Malin vient lui murmurer: «Et si c'était moi!»

«Cette nuit, dit Luther (avril 1532), le diable, discutant avec moi, m'accusait d'être un voleur, d'avoir dépouillé le pape et tant d'ordres religieux des biens qui leur appartenaient:

«Lèche-moi le...! — lui répondis-je, — et il se tut. Bon moyen de s'en débarrasser.»

Mais souvent aussi le réformateur avait avec l'Esprit du Mal de longs entretiens; il prêtait l'oreille à ses arguments. Il lui arriva de se laisser convaincre par eux. De son aveu même, telle et telle partie de sa doctrine proviennent de ces infernales discussions.

Nicole l'a relevé en ses Préjugés légitimes contre les Calvinistes: «Il n'y a jamais eu que Luther qui ait osé se vanter dans un ouvrage imprimé qu'il avait eu une longue conférence avec le diable; qu'il avait été convaincu par ses raisons que les messes privées étaient un abus et que c'était là le motif qui l'avait porté à les abolir.» Bossuet revient sur le même point en son Histoire des Variations... (liv. IV): «En ce temps Luther publia ce livre contre la messe privée, où se trouve le fameux entretien qu'il avait eu autrefois avec l'ange des ténèbres et où, forcé par ses raisons, il abolit, comme impie, la messe qu'il avait dite durant tant d'années avec tant de dévotion.»

En ses derniers jours, Luther tracera un rapide croquis de ses efforts pour le triomphe de ce qu'il considérait comme la vérité:

«Dès l'origine du monde, le diable s'est efforcé d'éteindre la lumière divine; pour ma seule part j'ai subi du diable plus de vingt ouragans et assauts, tout d'abord par le fait des papistes inspirés du démon; à la seule diète d'Augsbourg chacun des évêques présents avait avec lui plus de diables qu'un chien n'a de puces à la saint Jean. Mon adversaire, le duc Georges, était possédé du démon. Puis, avec Münzer, Carlstadt et tous ceux qui ont déformé, exagéré ma doctrine, me cassant les carreaux de mes fenêtres, sont arrivés d'autres diables, mugissant, tourbillonnant au point de faire croire qu'ils allaient tout emporter: lumière, cire et mèche (il s'agit du flambeau divin).»

Mais Dieu ne permit pas que sa lumière s'éteignit. Après quoi sacramentaires et anabaptistes, poussés par le Malin, ont mis une fois de plus la lumière divine en péril; puis Michel Servet, Campanus. «L'Église, du fait de sa bienheureuse lumière, ne peut avoir de repos; incessamment elle doit s'attendre à de nouvelles tempêtes diaboliques.

«Vous qui viendrez après nous, priez Dieu avec ferveur et conservez bien la pauvre chandelle divine, car le diable ne dort ni ne chôme. Je le vois au loin, qui gonfle ses joues à en devenir écarlate, il souffle et fait fureur. Veillons, gardons la lumière de Dieu.»

Ces visions, hallucinations diaboliques, ont eu grande influence sur la vie, la pensée, la doctrine même de Luther, un état d'esprit maladif en son excessive nervoserie, sous la crainte perpétuelle, lancinante des peines de l'enfer. Aussi n'est-ce pas par sa doctrine que Luther peut être rangé parmi les grands hommes dont l'humanité est fière de s'honorer. Par la prédestination qu'elle enseigne, par la négation du libre arbitre, sa doctrine tendrait même — si l'on en suivait rigoureusement les conséquences — à l'immoralité. Ce n'est pas comme théologien que Luther fut grand et qu'il demeure admirable, c'est comme homme et comme patriote. Son énergie, sa vaillance, sa puissance d'action, telles qu'elles se révèlent en son existence, sont au-dessus de tout éloge. Il convient d'admirer l'amour profond, intelligent, dévoué qu'il témoigna à son pays natal et à ses concitoyens, mais sans la brutale étroitesse du pangermanisme actuel qui l'eût rempli de dégoût. Qui ne louerait son sentiment grandiose de ce qu'aurait dû être l'âme allemande et qu'il a si fortement exprimé. «Luther, conclut le célèbre historien d'outre-Rhin, Treitschke, a su créer un culte propre au génie allemand.» Il a compris et aimé le génie de la vieille Allemagne en ce qui l'a le mieux caractérisé, l'art musical. Avec quel zèle, quelle activité il en fit répandre l'enseignement dans les écoles populaires. Un esprit très fin, et profondément versé dans l'histoire de la musique, nous disait que c'était à Luther que l'Allemagne était redevable de ses Sébastien Bach, de ses Haendel, de ses Beethoven.

Enfin le monument incomparable que Luther a élevé à la gloire de son pays par sa merveilleuse traduction des livres saints: l'Ancien et le Nouveau Testament, les psaumes, les épîtres de saint Paul. Aussi salue-t-on en lui le créateur de la langue allemande commune à la nation entière, recouvrant les dialectes locaux qui, de son temps, divisaient encore le pays.

Le nouveau gouvernement du Reich a fait du 31 octobre, anniversaire du jour où le Réformateur afficha ses 95 célèbres propositions sur les portes de la chapelle du château de Wittenberg, une fête nationale, et, en 1933, pour le 450e anniversaire de la naissance de Martin Luther à Eisleben (Saxe), ont été frappées des pièces de monnaie portant sur la face son effigie, au revers l'aigle impériale avec l'exergue: Deutsches Reich. Reichsmark.

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