Une maison d'habitant en 1820

Joseph-Edmond Roy
L'habitant de Lauzon possédait une bonne maison, chaude en hiver, fraîche en été. Cette maison, percée de larges fenêtres où entraient l'air et le soleil, mais bien protégée contre les saisons froides ou les tempêtes par des contrevents ou de lourds volets, était bâtie de pierres, ou encore, comme l'on disait alors, de pièces sur pièces, c'est-à-dire en troncs d'arbres équarris, posés les uns sur les autres, avec un toit pointu à la façon normande, recouvert de bardeaux.

A quelques pas de la maison s'élevaient le fournil, la grange et l'écurie, la plupart du temps couverts de chaume, et cet ensemble de dépendances constituait ce que l'on appelle encore les bâtiments. On jugeait de l'aisance d'un habitant par le nombre et la grandeur de ses bâtiments.

Le Canadien n'avait pas le goût cependant de choisir une jolie situation pour sa maison d'habitation, soit à l'orée d'un bois, soit sur les bords d'un clair ruisseau. Il bâtissait de préférence sur la marge du grand chemin, sans souci de l'alignement ou du décor, cherchant surtout à se garer du vent dominant dans la localité. Il ignorait aussi l'art de grouper les dépendances de la ferme et de les entourer de bouquets de bois agréables à l'œil. C'est tout au plus si, au commencement du siècle, on commençait à planter des peupliers de Normandie pour ornementer les longues avenues. Les anciens Canadiens avaient eu pendant si longtemps à subir les attaques des Indiens qui se tenaient embusqués dans les bois à deux pas de leurs habitations, que l'on ne saurait s'étonner de voir leurs descendants préférer la rase campagne ou la plaine nue aux. massifs d'arbres ombreux.

L'intérieur de la maison de l'habitant canadien, doublé de planches de sapin, avec un plafond supporté par des poutres énormes, si on les compare à la hauteur et à la grandeur de l'appartement, est aussi simple que l'extérieur. Point de luxe, mais une grande propreté et beaucoup de confort. Dans la pièce d'entrée, qui sert à la fois de cuisine et de chambre à coucher, voici d'abord la large cheminée avec l'âtre ouvert et le foyer de pierres plates, la crémaillère et les chenets, la pelle à feu, le grand chaudron et les marmites, des poêlons et des lèchefrites, des tourtières, un gril, une bombe, tout un régiment d'ustensiles, car la batterie de cuisine de la ménagère canadienne a été de tout temps bien garnie. Au-dessus de la corniche, sont rangés les fers à repasser, un fanal de fer-blanc, des chandeliers.

On s'éclaire encore à la chandelle de suif que l'on fabrique à la maison; aussi voit-on dans les inventaires que chaque habitant possède un moule à chandelles. Quelques-uns ont aussi des lampes en fer où l'on fait brûler de l'huile de loup-marin. L'usage de la chandelle de baleine commence cependant à s'introduire. On ignore encore l'usage des allumettes et l'on se sert de loupes d'érable sèches pour allumer du feu à l'aide d'un briquet et d'une pierre à fusil.

Au fond de la pièce s'élève le lit du maître et de la maîtresse de la maison, le lit garni de la communauté, comme on dit solennellement dans les actes des notaires. C'est un véritable monument, dominé par un baldaquin, élevé de quatre ou cinq pieds, garni d'une paillasse de coutil, d'un matelas, d'un lit de plume, avec couvertes et draps de laine, des taies d'oreillers et un traversin couverts d'indienne rouge, puis la courtepointe. Dans cet énorme lit, tiendraient sans peine les sept frères du petit Poucet et les sept filles de l'Ogre, avec leurs pères et leurs mères; on y pouvait dormir dans tous les sens, en long et en large, en diagonale, sans jamais tomber dans la ruelle...

Le reste du mobilier est des plus sommaires; cinq ou six chaises de bois avec siège en paille, un rouet à filer avec son dévidoir, un métier à tisser la toile, une huche, une table, deux ou trois coffres peinturés de couleur criarde, rouge ou bleu, une commode, puis, près de la porte, le banc aux seaux.

En hiver, un poêle en fer, que l'on chauffe incessamment nuit et jour, tient le centre de l'appartement. C'est le véritable foyer où convergent hommes, femmes et enfants, ustensiles de maison ou de ferme. Tout s'y rencontre dans un pêle-mêle abracadabrant; on y prépare à la fois la nourriture de la famille et la pâtée des bestiaux; on y réchauffe les vêtements; on y déglace les instruments de travail.

Et si vous voulez maintenant connaître la vaisselle et la coutellerie dont usaient nos ancêtres, il y a cent ans, ouvrez ce buffet à deux panneaux, ou cette armoire à garde-manger, ou encore ce simple dressoir, et vous y verrez défiler les plats et les assiettes de grès ou de faïence, des cuillers d'étain, des fourchettes en fer, la cafetière et la théière en fer-blanc, des bols et des soucoupes, des douzaines de terrines en fer-blanc, un moulin à poivre, un couloir, un biberon, un fromager, un moulin à café, une boîte au sel. Quelques-uns ont encore des cuillers à pot en cuivre, du temps des Français, mais on commence à voir s'introduire des assiettes et des plats de terre de Londres.

Remarquez dans cet inventaire sommaire l'absence complète de couteaux. C'est que chaque habitant le porte encore avec lui, comme au temps jadis où il fallait se garer des attaques des Indiens. Et, pendant les repas, les hommes et les femmes se servent toujours de leur couteau de poche.

L’habitant de Lauzon, surtout celui qui habite les bords du fleuve, aime encore passionnément la chasse et la pêche. Aussi, dans toutes les maisons, voyez suspendu à la poutre du centre, le grand fusil à pierre avec la corne à poudre. Ce n'est plus cependant le fusil venu de France, car l'habitant a été désarmé aussitôt après la prise de Québec.

Autres articles associés à ce dossier

Tenir maison ou le mythe de Sisyphe

Hélène Laberge

Avec beaucoup d'humour et sans la moindre humeur, «il faut imaginer Sisyphe heureux» (Camus).

Des maisons et des hommes

Jean-Paul Audet


À lire également du même auteur




Lettre de L'Agora - Printemps 2025

  • Billets de Jacques Dufresne

    J'ai peur – Jour de la Terre, le pape François, Pâques, les abeilles – «This is ours»: un Texan à propos de l'eau du Canada – Journée des femmes : Hypatie – Tarifs etc: économistes, éclairez-moi ! – Musk : danger d'être plus riche que le roi – Zelensky ou l'humiliation-spectacle – Le christianisme a-t-il un avenir?

  • Majorité silencieuse

    Daniel Laguitton
    2024 est une année record pour le nombre de personnes appelées à voter, mais c'est malheureusement aussi l’année où l'abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

  • De Pierre Teilhard de Chardin à Thomas Berry : un post-teilhardisme nécessaire

    Daniel Laguitton
    Un post-teilhardisme s'impose devant l'évidence des ravages physiques et spirituels de l'ère industrielle. L'écologie intégrale exposée dans les ouvrages de l'écothéologien Thomas Berry donne un cadre à ce post-teilhardisme.

  • Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois

    Georges-Rémy Fortin
    Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu'une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l'humanité et pour la philosophie classique.

  • François, pape de l’Occident lointain

    Marc Chevrier
    Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu'il venait d'Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l'Occident ?

  • L'athéisme, religion des puissants

    Yan Barcelo
    L’athéisme peut-il être moral? Certainement. Peut-il fonder une morale? Moins certain, car l’athéisme porte en lui-même les semences de la négation de toute moralité.

  • Entre le bien et le mal

    Nicolas Bourdon
    Une journée d’octobre splendide, alors que je revenais de la pêche, Jermyn me fit signe d’arrêter. « Attends ! J&

  • Le racisme imaginaire

    Marc Chevrier
    À propos des ouvrages de Yannick Lacroix, Erreur de diagnostic et de François Charbonneau, L'affaire Cannon

  • Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain

    Georges-Rémy Fortin
    Nous sommes entrés dans l'ère du capitalisme de la finitude. C'est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué

  • Brèves

    La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – Chine: une économie plus fragile qu'on ne le croit – Serge Mongeau (1937-2025) – Trump: 100 jours de ressentiment – La classe moyenne américaine est-elle si mal en point?