Le record et l'hystérie

Jacques Dufresne
Pour comprendre parfaitement ce passage, intéressant et intelligible en lui-même, il faut se reporter aux distinctions de Klages entre les mobiles et les instincts, l'âme et le corps, les images et la représentation. Ces distinctions sont clairement résumés dans l'ouvrage d'où est tiré le texte qui suit.
Voir aussi L'hystérie selon Klages et La pensée de Klages
Voici une montagne. Un marcheur désire s'en rapprocher car il espère y trouver une source. Elle est son but. Son désir ne lui suffit toutefois pas pour atteindre ce but. Il faut que sa volonté prenne le relais. Il s'agit d'un mouvement voulu, dont on peut dire aussi qu'il est arbitraire
Dans ce cas, l'acte de volonté, la volition est l'effet du désir inspiré par le but.

Mais imaginons un second marcheur dominé par une volonté de puissance qui le pousse à occuper les hauteurs d'où il peut dominer ses semblables. Que se passera-t-il quand ce second marcheur apercevra une montagne? «Ici, dira Klages, la volition n'est plus l'effet du désir inspiré par le but, mais c'est le but qui est un effet du désir inspiré par la volition; il représente une occasion fortuite et toute trouvée de manifester la volonté, et cela le plus souvent dans le «but gratuit » de défier et de briser des résistances impuissantes.» On peut aussi qualifier cet acte d'arbitraire, mais le mot arbitraire ne signifie pas chose voulue, il signifie chose voulue inconditionnellement, comme dans le cas où une personne pleine de ressentiment prend prétexte de tout pour déverser son aigreur. C'est le ressentiment qui alors crée arbitrairement (au hasard) ses victimes.

Le batteur de records, ajoute Klages, est un enragé de l'arbitraire. Il ne court pas vers la montagne pour apaiser sa soif, mais pour donner un but - ce but pourrait tout aussi bien être l'argent - à une volonté qui, en lui, est coupée de l'affectivité aussi bien que de l'instinct. «Il est possédé par le simple désir de l'effet totalement indifférent à l'opportunité de cet effet, par la volonté de puissance toute nue sans choix d'un champ d'action de cette puissance, par le succès estimé pour le succès c'est-à-dire sans égard pour la nature du succès.»

La volonté de puissance, si forte soit-elle, n'est toutefois pas suffisante. L'approbation du spectateur devient nécessaire pour remplacer l'instinct dont la volonté est coupée. Et l'on découvrira bientôt que notre batteur de records, qui avait toutes les apparences d'un être autonome et authentique, est mû dans son action par l'anticipation de ses effets sur les spectateurs. Être déterminé par l'anticipation de la réaction d'autrui, n'est-ce pas là un trait de caractère que l'on prête à la personne que l'on qualifie spontanément d'hystérique?
«Un trait décisif de l'attitude hystérique, c'est, nous dit Klages, sa dépendance du spectateur. Celui qui mime, le fait pour un spectateur: un spectateur réel si possible, et à son défaut un spectateur imaginaire, ou alors en tout cas le spectateur qu'il porte en lui-même. En conséquence, un hystérique n'est jamais « à son affaire », et quoi qu'il fasse ou omette de faire ce n'est guère en vue d'un effet à produire, car c'est bien plutôt l'effet qu'il anticipe qui lui inspire à chaque instant la représentation du but à atteindre; c'est pourquoi la conduite de l'hystérique est déterminée par les changements du milieu et présente par là plus d'un point de contact avec ce qu'on appelle la médiumnité. »

Plus loin, Klages propose cette définition du comportement hystérique: «La réaction du besoin de représentation contre le sentiment de l'impuissance à vivre » (qui n'est nullement une impuissance à s'affirmer soi-même).
J.D.

LUDWIG KLAGES, Les principes de la caractérologie, Delachaux & Niestlé, Lausanne-Paris 1951, p 120-125.

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