Le nouveau code civil

Jacques Dufresne
Entretien avec le ministre de la Justice, Monsieur Gil Rémillard.
L' Agora: On doit trembler un peu à l'idée qu'on va apposer sa signature à un texte de loi qui va peut-être régler les relations humaines dans une société pendant plus de cent ans. L'ancien code ne remonte-t-il pas à 1866?

    Le ministre: Nous avons une charte des droits de la personne. Le code civil est une charte qui est encore plus proche de la vie des citoyens. Il y est question non seulement de nos droits, mais aussi de nos obligations. Nos droits se terminent là où commencent ceux des autres. C'est le code civil qui délimite cette frontière, mais au niveau des grands principes seulement. Les modalités d'application de ces principes sont précisées dans des textes de loi spécifiques comme par exemple la loi de protection des consommateurs, ou la nouvelle loi sur la protection de la vie privée. En ce qui concerne la vie privée, les principes présentés dans le code se réduisent à quatre articles seulement.

    L'Agora: Vous semblez très heureux d'avoir achevé cette immense tâche entreprise il y a plus de vingt ans. D'où tirez-vous votre sentiment de satisfaction?

    Le ministre: De l'extérieur on peut avoir l'impression que la réforme de code civil a seulement consisté à remplacer ici et là des bouts de loi qui ne correspondaient plus aux réalités nouvelles. Il a fallu au contraire repenser l'ensemble, revoir les grands principes à la lumière des consensus sociaux actuels. La commission parlementaire sur le projet, qui a duré plus de quatre mois, a été à cet égard particulièrement importante et intéressante. En tant que parlementaires, je pensais que notre rôle était d'identifier les consensus sociaux et de les traduire en termes législatifs. Cela suppose que l'on s'élève au-dessus de la partisanerie politique, ce que nous avons fait. Les 3168 articles du nouveau code ont été approuvés par l'ensemble des députés. Les corporations professionnelles du domaine juridique, les notaires et les avocats, avaient apporté une précieuse collaboration, qui s'est traduite par de nombreux amendements; la plupart des corps intermédiaires, de même que les citoyens ordinaires, ont aussi


    eu l'occasion de faire connaître leurs points de vue.

    L'Agora: Pourriez-vous nous donner quelques exemples de consensus que vous avez traduits en termes législatifs?

    Le ministre: Chacun désormais pourra choisir le moment de sa mort, en refusant par exemple l'acharnement thérapeutique. Cette possibilité existait déjà mais pas dans les mêmes termes et surtout, pas dans la loi fondamentale. Elle était d'autre part accompagnée alors d'une jurisprudence qui en limitait l'application. Dans le nouveau code, elle est renforcée.

    Cette mesure est rattachée à un principe encore plus fondamental: le respect de l'intégrité de l'être humain. Le respect de cette intégrité nous a également amenés à interdire tout mercantilisme en ce qui a trait au corps et aux organes. Les dons d'organes sont autorisés, mais non la vente d'organes. Pour les mêmes raisons, nous avons dit non à la mère porteuse... Il n'en est pas question!

    L'Agora: Un médecin peut-il acheter à l'extérieur un organe qu'il utilisera ici pour sauver la vie d'un patient?

    Le ministre: Cela relève de l'éthique médicale.

    L'Agora: Il n'y a rien dans le code à ce sujet?
    Le ministre: Il n'y a pas de loi qui porte sur l'achat. Cela devrait apparaître dans une loi spécifique concernant l'éthique et tout ce qui concerne la bioéthique, la génétique, les nouvelles technologies de reproduction. Dans le code civil, pour le moment, ce qui importe c'est d'établir les principes fondamentaux.

    L'Agora: Qu'avez-vous prévu pour le monde des affaires, où semble-t-il, les frais juridiques liés aux poursuites de tous genres s'accroissent dangereusement?

    Le ministre: Nous avons introduit le concept de bonne foi. Il était dans le code Napoléon, mais les légistes de 1866 ne l'avaient pas retenu. Cet article est le fondement de la relation entre les citoyens. Dans tout ce qui a trait aux contrats dans le code civil, on va se référer à la bonne foi.

    L'Agora: cela veut-il dire que tous les contrats pourront être mis en question?

    Le ministre: Pour obtenir la mise en question d'un contrat, il ne suffira pas de dire que l'autre partie était de mauvaise foi. Non, il faudra prendre en considération les divers articles du code civil relatifs à ces questions.
    Nous avons recherché le juste équilibre dans les forces des personnes qui transigent ensemble. Prenons l'exemple d'un consommateur qui part en voiture un dimanche après-midi... et tombe amoureux d'une maison modèle, qu'il achète sans avoir réfléchi suffisamment à son geste. Le nouveau code oblige le promoteur à faire un contrat préliminaire. Cela protège celui qui a acheté précipitamment la maison, mais aussi le promoteur. Nous évitons à ce dernier d'avoir à faire les frais d'une mauvaise créance. Au cours de la décennie 1980, de nombreux promoteurs ont eu de graves problèmes à cause de mauvaises créances.

    L'Agora: Peut-on vraiment considérer le principe de la bonne foi comme un remède à la judiciarisation? Cette question a une portée plus générale. De nombreux observateurs se plaignent de ce que, dans le nouveau code, le mot tribunal revient plus fréquemment. S'il y a présomption de mauvaise foi, ou de déséquilibre des forces en présence, on dit que c'est le tribunal qui tranchera. Vous ne souhaitez sûrement pas que l'on vous reproche dans cinquante ans d'avoir alourdi la justice en la judiciarisant démesurément.

    Le ministre: Dans mon discours devant le Barreau du Québec, en juin dernier, j'ai annoncé un projet de loi qui va instaurer une médiation à tous les niveaux et dans toutes les cours de justice, pas seulement les petites créances, où déjà 85% des affaires se règlent par médiation. La médiation obligatoire dans le cas d'un divorce est déjà dans le code. On évitera ainsi ces scènes, inhumaines, injustes, où devant un juge qui doit donner raison à une partie ou à l'autre, un enfant de dix ans est obligé de choisir sa mère plutôt que son père.

    Il y aurait de la médiation obligatoire au niveau de toutes les cours de justice y compris la cour d'appel. Cela va aussi permettre de faire en sorte que les gens règlent leurs litiges avant d'aller devant les tribunaux. Les juges en chef sont parfaitement d'accord. Une expérience pilote a été menée avec succès.

    Certaines choses devront être interprétées par les juges, mais surtout parmi celles qui pourront servir à établir la jurisprudence.

    Mon principe c'est la responsabilisation du citoyen; je veux faire en sorte que le citoyen puisse trouver son propre moyen de régler son litige. Vus sous cet angle, les coûts élevés de la justice formelle - il serait illusoire de s'attendre à ce qu'ils diminuent beaucoup - n'ont pas que des inconvénients.

    L'Agora: La médiation elle-même fait partie de la justice formelle dans votre perspective, en ce sens qu'elle implique toujours l'intervention de professionnels, avocats le plus souvent, auxquels s'ajoutent parfois, comme dans la médiation familiale, des psychologues, des travailleurs sociaux et même des comptables. Cette pyramide d'interventions des professionnels au sommet de laquelle se trouve le juge, ne conviendrait-il pas de la faire reposer sur une base largement bénévole où interviendraient, au niveau local, des sages ayant reçu une formation de base?

    Le ministre: Vous faites allusion à la justice telle que la pratiquait Saint Louis sous son chêne. Dans une société complexe comme la nôtre, c'est une chose qu'il aurait été difficile de mettre en pratique. A supposer même qu'une telle base puisse être instituée, est-ce que les justiciables voudraient s'en satisfaire? Nous avons bien des raisons de croire qu'ils réclameraient la vraie justice. Les processus formels de la justice sont une garantie de notre démocratie, de notre liberté.

    L'Agora: Mais justement, pour que règne la vraie justice, ne faut-il pas que la sagesse et le bon sens l'emportent dans bien des cas sur la lettre de la loi? N'est-ce pas là ce que, vous juristes, appelez l'équité?

    Le ministre: Le législateur ne doit pas accepter qu'on s'habitue à une différence entre la justice (au sens de légalité) et l'équité. Quand l'application d'une loi s'accompagne trop souvent d'une telle différence c'est signe que l'heure est venue de modifier la loi. C'est l'une des raisons pour lesquelles il faut repenser la loi de l'aide juridique. Pensez au cas d'un couple de retraités, habitant le rez-de- chaussée de leur maison, qui sont l'objet d'une poursuite intentée par les locataires de leur sous-sol, lesquels ont droit à l'aide juridique. Les propriétaires peuvent se ruiner juste en frais juridiques.
    L'aide juridique a créé beaucoup de situations de ce genre. J'ai proposé diverses façons de remédier à cette situation, dont une participation initiale de 700$ pour tous les citoyens gagnant moins de 30,000$ par année.

    L'Agora: Revenons en terminant aux grands principes. Vous vous êtes efforcé de traduire les consensus sociaux en termes législatifs. Qu'arrive-t-il si lesdits consensus sont injustes? Le con- sensus auquel vous avez fait allusion, selon lequel la vente d'organes doit être interdite, pourrait bien se transformer en son contraire. Le contraire deviendra-t-il juste dans ce cas? Je pose ici le problème du droit positif. N'avons-nous pas tout à craindre d'un système juridique qui n'est pas rattaché d'une quelconque façon à un idéal transcendant de justice?

    Le ministre: Le concept de ce qui est équitable est subjectif dans une perception historique comme la nôtre. Mais de plus en plus il devient objectif de par le développement social qui se fait et qui accepte des moyens d'équité pour en arriver à la justice. C'est cela essentiellement qui est en train de se faire dans la société québécoise. Et nous donnons le ton, de plus en plus, sur le continent nord-américain. L'Europe, depuis Saint Louis, a cette tradition. Ici nous apprenons à nous responsabiliser en matière de justice.

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