Conjectures sur Jules Laforgue

Chronique des lettres françaises
Sans vouloir exagérer son importance, il convient, si l’on veut bien comprendre Laforgue, d’examiner sa timidité, qui ne fut point d’un être sans énergie et sans courage, comme c’est le cas des timides inintelligents et paresseux, mais inhérente à son excessive sensibilité.

On peut deviner cette timidité de Laforgue à quelques faits significatifs : à l’entendre, lycéen, patauger aux examens oraux ; lecteur de l’impératrice d’Allemagne, lire comme en rêve les premières fois qu’il s’acquitta de sa fonction.

C’est par timidité encore que Laforgue s’est dissocié de façon curieuse. Il est très différent selon les êtres à qui il a affaire : aux yeux des indifférents, pour sa sœur, avec son ami, M. Ephrussi, avec miss Lea Lee… Vis-à-vis de lui-même, il porta tour à tour les masques qu’il présentait au public, et son plaisir était de les soulever pour voir derrière son vrai visage. Malaisément on imagine le chaos magnifique et monstrueux que fut son âme. La cassolette dans laquelle Laforgue brûla les parfums de son âme d’artiste, on a accoutumé de la faire reposer sur ce trépied : métaphysique, ironie, sentimentalisme. Les quelques premières bouffées qu’on en peut respirer, comme l’opium, provoquent des rêves extraordinaires. Et on regrette que cette âme se soit si vite éteinte. Pour d’aucuns, cependant, la mort, en ravissant Laforgue jeune encore, semble avoir été douce et propice à son œuvre : elle l’aurait sauvé des tardifs repentirs par quoi un auteur, souvent, pallie l’originale spontanéité de ses écrits. Mais n’eût-il pas plutôt perdu les rares scrupules qu’il possédait ? On ne peut que se livrer à des conjectures.

Il est douteux qu’il ait continué d’exploiter dans son œuvre le côté de sa personnalité tourmenté de fantasmagories cosmiques. L’angoisse métaphysique paraît bien, en effet, n’avoir été chez lui que la conséquence d’une crise.

Même si cette angoisse se fût prolongée, il eût très vraisemblablement jugé banal d’en faire à nouveau un prétexte à « éloquence ».

Quant à l’ironie, elle fut d’une rosserie cinglante chez l’auteur des Moralités légendaires, au point de devenir irritante parfois. Rien ne lui résiste. Les phrases les plus insignifiantes tournent à la moquerie, à la parodie.

Pourtant, à cause de son fonds sentimental, Laforgue offre prise au doute. On peut se demander s’il est toujours lui-même fixé sur la réalité de son attitude. S’il discerne quand il est ému et quand il plaisante. Laforgue a dû être lui-même une victime, bien souvent, de son ambiguïté. Un second chef-d’œuvre de l’acuité des Moralités légendaires était-il possible ?

Il faut remarquer comme cette ironie s’est agenouillée, vaincue, devant l’amour, comment elle a cédé la place à un pur lyrisme. D’autre part, deux aveux feraient voir dans cette ironie une attitude forcée, une pose de commande. Il a peur, dit-il, de la placidité berlinoise ; « aussi je n’écris pas une phrase, un vers, sans vouloir du suraigu, pour me prouver que je ne m’en vais pas ». Et aussi : « J’écris de petits poèmes de fantaisie (Les Complaintes) n’ayant qu’un but : faire de l’original à tout prix ». « La destinée d’un artiste, affirme-t-il, est de s’enthousiasmer et de se dégoûter d’idéaux successifs ».

Tant de volonté dans l’attitude donne à réfléchir. Laforgue aurait donc sciemment forcé la note de ses écrits, exagéré les vibratos de ses sensations et de ses émotions ! Vantardise de dandy, objectera-t-on. Mais les faits sont là, irréfutables. Laforgue a terminé sa brève carrière dans le monde des sentiments simples. Qu’il se fût ressaisi, c’est possible. Mais ce n’est qu’une hypothèse. Laforgue, selon M. Édouard Martinet, serait comme un de ces miracles de jeunesse audacieuse, dont une femme dévoile tous les trucs. (Qui dira les grands naufrages artistiques des mariages d’amour ?)

Le dernier livre de Laforgue, ses relations sur Berlin, la cour et la ville, témoignent d’une mesure significative. Elles amorcent le Laforgue qu’il désirait ardemment devenir. Elles sont le pont volant qui devait conduire le poète halluciné du Sanglot de la terre et l’ironiste sentimental des Moralités légendaires vers son idéal : la critique d’art. Il avait accumulé des notes, et se sentait « capable d’un sérieux et compact volume sur l’art allemand », ainsi qu’il l’écrivait à son ami, M. Ephrussi.

Bref, Laforgue dont l’esprit était de vif-argent, dont l’originalité étincelait aux chocs rapides, imprévus, des idées les plus disparates et des sentiments les plus contradictoires, Laforgue qui se faisait une joie de déconcerter ses semblables, Laforgue aspirait à les instruire. Doué de dons multiples, on a de ces fantaisies. On aspire à être le plus possible à l’opposé de soi.

Le destin a voulu que ce soient les Moralités légendaires qui confèrent à Laforgue l’immortalité, et non les livres qu’il projetait d’écrire. Le destin n’est peut-être pas aussi capricieux, aussi aveugle qu’on l’imagine. Pour durer, ce petit chef-d’œuvre devait être unique. Et il ne pouvait jaillir que de la plume d’un gamin « important », d’un gamin « monstrueusement développé », d’un gamin de génie. Ce que la mort, en le ravissant jeune, a voulu que demeure Jules Laforgue dans le souvenir des générations.

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