Le chantier abandonné de 1964: les onze propositions de Daniel Johnson (père) sur l’éducation

Marc Chevrier
Une version légèrement modifiée de ce texte a paru dans le numéro 7 des Cahiers d'histoire du Québec au XXe siècle (printemps 1997)
En février 1964, l’Assemblée nationale adoptait la loi créant le ministère de l’Éducation. Dans un débat remarquable par la richesse des idées et l’élévation de la pensée, Jean Lesage et Paul-Gérin Lajoie, du Parti libéral du Québec, et Daniel Johnson et Jean-Jacques Bertrand, de l’Union nationale, s’affrontèrent. Tous d’accord sur la nécessité de créer un ministère de l’Éducation et de moderniser le système d’enseignement au Québec, les protagonistes de ce débat historique divergèrent néanmoins sur les principes et les moyens de cette réforme. Le 23 janvier 1964, le chef de l’Opposition, Daniel Johnson, exposa onze propositions résumant la pensée de son parti (1). Si certaines de ces propositions paraissent aujourd’hui avoir vieilli, d’autres, par contre, ont gardé une étonnante actualité, témoignant de la lucidité et de la prudence du diagnostic que Daniel Johnson et ses alliés posaient sur l’enseignement au début des années 1960. Ces propositions contenaient l’ébauche d’un modèle d’organisation du régime d’enseignement québécois que les modernistes libéraux de Jean Lesage, pressés de rompre avec la tradition et le passé, écartèrent puis jetèrent dans l’oubli.

Mon but n’est pas, tant s’en faut, de faire l’éloge posthume de l’Union nationale ou de vouloir réhabiliter, en encensant son héritier, le régime Duplessis, sur lequel, semble-t-il, il n’est guère possible de jeter la lumière d’un regard critique et récapitulateur sans se faire taxer de révisionnisme. Je ne suis pas de ceux qui se sentent le besoin d’intenter un procès à toutes les figures du passé et de leur administrer une sentence sans appel, l’affaire étant ensuite close et archivée. La preuve que nous envisageons l’histoire contemporaine du Québec avec assez peu de distance critique est que nous ne pouvons parler de la fin des années Duplessis et de sa suite sans donner dans le récit mythique. Ce que nous appelons la “révolution tranquille” est devenu plus un credo, une profession de foi, une adhésion sans réserve à l’oeuvre des modernisateurs des années 1960 qu’une expression décrivant une période de grandes transformation sociales et culturelles au Québec.

C’est pourquoi je me suis penché sur ce débat de janvier 1964, pour y découvrir deux interprétations de la modernité qui s’entrechoquèrent et qui suscitèrent, à mon sens, l’un des grands débats de notre histoire parlementaire. Avec l’essor des études critiques du discours, qui prospèrent dans les départements de littérature, de linguistique et certaines sciences sociales, on ne se contente plus de lire les débats politiques au premier degré. On y voit davantage rhétorique, stratégies discursives et idéologies qu’une pensée capable de nous interpeller. Mon intention à moi est modeste: exposer tout simplement le contenu du discours de Daniel Johnson, quitte à l’éclairer de quelques commentaires (2). Il va sans dire qu’une étude complète et approfondie de ce débat parlementaire devrait prendre en compte l’ensemble des discours prononcés en chambre et l’écho qu’il ont eu dans l’opinion publique, tel qu’en témoignent la presse et les écrits de l’époque, etc.(3)

a. Les onze propositions de Daniel Johnson sur l’éducation

Les propositions qui suivent sont tirées textuellement du discours de Daniel Johnson ou forment des paraphrases de ses idées.


1- Le débat doit être maintenu au-dessus de la politique
Il est intéressant de noter que M. Daniel Johnson ait entamé le débat sur cette mise en garde. «Ce fut toujours l’une des grandes traditions de la société québécoise de garder les choses de l’éducation en dehors des luttes partisanes.» Conscient de l’importance et de la nature du débat qui s’engageait à l’Assemblée nationale sur le projet de création du ministère de l’Éducation, il honorait ainsi une longue tradition parlementaire. On peut aussi interpréter cet avertissement autrement: ne politisons pas à outrance le système d’éducation lui-même. Johnson avait peut-être à l’esprit que le projet de loi 60, qui allait centraliser l’enseignement au Québec dans les mains d’un ministre et de ses fonctionnaires, risquait par le fait même de politiser tous les aspects de l’éducation, de la direction du régime scolaire jusqu’à la confection des programmes d’études. Si c’est cela qu’il entendait, l’histoire lui a donné raison. Jamais l’éducation n’a-t-elle été autant politisée qu’aujourd’hui.

2- Nous devons toujours rester en état de réforme
L’intention de Johnson derrière cette affirmation est double. Tout d’abord, montrer que l’Union nationale, au même titre que le Parti libéral du Québec, était elle aussi l’une des protagonistes de la modernité et de la Révolution tranquille. Il serait ainsi tout aussi faux qu’artificiel de prétendre que le débat opposait d’un côté les partisans de la réforme et de la modernité en éducation, dont se réclamaient Jean Lesage et Paul-Gérin Lajoie, et de l’autre les partisans de la tradition et d’un ordre scolaire ancien, auxquels les historiens et les intellectuels ont d’emblée associé l’Union nationale. Ensuite, si nécessaire fût la réforme de l’éducation au Québec, Johnson, très perspicace, vit que le culte de la réforme pouvait cacher une idéologie du changement social permanent, comme s’il importait plus aux partisans de la modernité que l’école changeât continuellement plutôt qu’elle n’évoluât pour trouver une assiette plus solide. Ainsi, de constater Johnson: «Il y a toujours et il y aura toujours des problèmes à résoudre dans tous les domaines, c’est la loi de la vie. Souvent les problèmes d’aujourd’hui résultent des réformes d’hier.» «De nos réformes d’aujourd’hui surgiront demain d’autres problèmes. Une société vigilante doit toujours d’ailleurs rester en état de réforme sous peine de se voir dépasser par les événements.» Comme propositions, il n’y a guère plus moderne que celles-là! Notons aussi la sagesse de ces propos, beaucoup de réformes sont des tentatives de réparation de réformes ratées. En somme, la réforme engendre la réforme, et cela apparaît d’autant plus vrai dans un système centralisé d’éducation comme au Québec, qui, éprouvant de la difficulté à reconnaître les erreurs, la perte de capital social et les inerties engendrées par cette centralisation, semble persévérer dans le statu quo.

Autre sage observation de Daniel Johnson: ne jugeons pas l’oeuvre du passé à la lumière de nos exigences présentes:
    Il faut apprécier l’apport de chaque génération en regard des moyens dont elles disposent. Rien ne serait plus odieux que de répandre le blâme et le mépris sur ceux qui ont donné le meilleur d’eux-mêmes à cause de l’enseignement à cette époque héroïque et pas tellement lointaine où tout se faisait à coup de dévouement.

Pour comprendre le sens de cette remarque, il faut se rappeler à quel point les partisans de la réforme en éducation avaient dénigré le régime scolaire d’avant 1964, héritage indigne de Duplessis. Même si ce régime, un partenariat entre l’État québécois, l’Église et la société civile québécoise, comportait de nombreuses lacunes que Paul Sauvé, faut-il le rappeler, avait commencé à combler en 1959-1960, les modernistes n’y virent qu’un assemblage disparate et inefficace d’écoles sous contrôle des curés et des congrégations religieuses. Ce fut en noircissant l’oeuvre dont ils avaient hérité que les modernistes comme Lesage, Lajoie et les commissaires de la commission Parent purent d’autant mieux en justifier le rejet. Daniel Johnson, identifié comme défenseur d’un ordre scolaire ancien répudié, tentait alors de montrer que ses adversaires commettaient peut-être une grave erreur d’interprétation historique: critiquer et évaluer des entreprises passées à la lumière des valeurs et des préoccupations présentes.

L’observation de Johnson est aussi intéressante en ce qu’elle révèle le changement de culture opéré par la réforme de 1964: passage d’un régime de don à un système de droits. Pluraliste, près de la société civile, le régime scolaire hérité des années Duplessis comptait beaucoup sur le don, le «dévouement» des congrégations religieuses (comme les frères enseignants) et des écoles publiques - sous-financées et mal pourvues -, qui compensaient la rareté des moyens par des contributions plus ou moins bénévoles. Or, pour nous les Modernes, le don est embarrassant; il oblige, crée des servitudes dont il est difficile de s’affranchir (4). Laisser la gouverne des écoles à des religieux et à des enseignants qui donnaient tant d’eux-mêmes, c’était renoncer à l’idée - bien républicaine - de gouverner par nous-mêmes et de faire de l’éducation, non une faveur dépendant de la générosité d’un ordre clérical, mais un droit sanctionné et garanti par la collectivité.

3- À nous d’inventer nos propres solutions
«La solution à nos problèmes ne réside pas dans l’imitation servile des expériences faites à l’étranger» insista Daniel Johnson. Sage mise en garde. Le Québec a souvent fait des emprunts à l’étranger qui ne lui ont pas beaucoup réussi. Pensons à l’idée de construire des polyvalentes, que des commissaires de la Commission Parent ont rapportée d’un séjour d’études aux États-Unis. Les modernistes ont souvent brossé un portrait peu flatteur du système scolaire québécois en le comparant à des modèles étrangers. Or, de nous rappeler Daniel Johnson, les Québécois n’avaient pas à en avoir honte.
    Il faut toutefois souligner que ces structures qui nous ont valu un siècle de paix scolaire étaient une invention spécifiquement québécoise, une création de notre cru! Parce qu’elles avaient été taillées à notre mesure, elles étaient uniques au Canada et on ne leur trouvait guère d’équivalent dans les autres pays du monde [...] nulle part le pluralisme religieux et linguistique n’était mieux respecté que dans le Québec. Nous n’avons donc pas à en rougir, même si le moment est venu de l’adapter à des réalités nouvelles.

4- Tout changement n’est pas nécessairement un progrès
Les modernistes en éducation ont voué un culte à l’idée de progrès, prisant le changement au point d’y voir la seule voie vers ce dernier. Sans donner dans le conservatisme, enclin à préférer l’ancien à la nouveauté, Daniel Johnson fit montre d’une grande prudence devant les changements précipités que les modernistes voulaient introduire au Québec. Citons-le:
    [...] ce serait tomber dans un autre genre de conformisme que d’accepter sans bénéfice d’inventaire tout ce qui est nouveau ou tout ce qu’on nous présente comme nouveau... Les changements qui sont véritablement des progrès ne sont pas ceux qui font table rase du passé. Ce sont ceux qui s’imbriquent dans le passé pour le continuer et pour le parfaire. Ce sont ceux qui transposent dans un nouveau contexte les valeurs permanentes et les lignes de forces d’une civilisation donnée.

Il est intéressant de noter que la définition donnée ici par Johnson du progrès révèle que dans son esprit la démocratie n’est pas qu’un simple régime procédural de décision et de changements collectifs. Elle suppose que la démocratie soit le cadre d’une communauté concrète, consciente de ses valeurs, comme du sens et de la continuité de son projet collectif. Les théoriciens de la démocratie libérale aiment la concevoir comme un régime neutre, ne défendant aucun ordre de valeurs particulier, sauf une morale commune de base nécessaire à la préservation de la société et au fonctionnement de l’État (5). Cette conception procédurale et neutraliste de la démocratie libérale a bien sûr inspiré les cité-libristes et les architectes de la réforme constitutionnelle de 1982. Elle semble maintenant compter parmi ses adeptes des nationalistes québécois, nouveaux défenseurs du nationalisme civique, fondé sur une culture politique de l’égale distribution des droits individuels et sur la morale habermassienne de la discussion (6).

5- Rien ne s’oppose à la création d’un ministère de l’Éducation, pourvu que l’État sache distinguer l’instruction de l’éducation, pour chacun desquels il a un rôle différent à jouer
Daniel Johnson était parfaitement conscient qu’à une époque de l’histoire du Québec où le coût de l’enseignement ne cessait de monter et où les Québécois avaient besoin d’une instruction de plus en plus poussée et adaptée aux exigences de la vie moderne, il fallait que les pouvoirs publics interviennent. D’où la nécessité d’un ministère de l’Éducation. Mais cette nouvelle mission dont s’acquitterait l’État devait s’exercer dans les domaines où elle était vraiment requise et en accord avec les droits des parents. D’où l’importante distinction entre l’instruction et l’éducation, question qui a d’ailleurs refait surface dans le rapport final de la commission des États généraux de l’éducation. Selon Johnson, l’instruction «vise à la formation de l’intelligence» alors que l’éducation «vise la formation de l’homme tout entier avec ses dimensions spirituelles et morales». «L’éducation est évidemment plus importante que l’instruction parce que son champ est plus vaste et ses buts plus élevés. Ce sont les hommes de coeur et de caractère plus encore que les esprits ornés et diserts qui font les grandes nations.»

Johnson ne niait pas à l’État un rôle en matière d’éducation, l’école étant, surtout dans les premières années de formation de l’enfant, le prolongement de la famille. Cependant, l’État n’a pas les premiers droits sur l’éducation.

6- Un ministère de l’Éducation n’est pas une panacée
L’exemple que donnait la France à l’époque d’un ministère de l’Éducation nationale dirigé par un ministre fascinait les modernistes québécois. Or, de constater Johnson, l’existence d’un ministère de l’Éducation n’était pas un gage de stabilité. La France avait connu 186 ministres de l’Éducation depuis Napoléon, soit un nouveau titulaire tous les dix mois. De plus, si «magnifique» soit l’organisation d’un tel ministère, elle ne garantissait pas l’efficacité des remèdes choisis pour relever le niveau général de l’instruction. Johnson cita André Laurendeau, qui avait écrit: «C’est le propre d’une jeune nation de croire à l’exclusivisme, de s’imaginer facilement qu’elle est la seule à avoir certains problèmes, qu’elle est la seule à connaître certaines périodes de difficulté.» Or, comme le souligna Johnson, la France, vieille nation dotée depuis longtemps d’un ministère de l’Éducation, connaissait des problèmes similaires à ceux du Québec en éducation.

Ces propos de Johnson montrent à quel point le modèle français de l’Éducation nationale, républicain, centralisateur et volontariste, servait de cadre de référence à tout le débat sur l’éducation de l’époque. En fait, cette fascination est plus ancienne qu’on pourrait le croire. Déjà, dans le rapport Tremblay de 1956, les commissaires proposèrent la création d’un département de l’Éducation nationale, quoique différent par son organisation du modèle français.

7- L’Union nationale est contre tout monopole de l’État en matière d’éducation, car ce serait usurper les droits antérieurs des parents et de l’Église
Ici, Daniel Johnson adopta une position qui pourra certes nous paraître traditionaliste. À vrai dire, à la différence des Libéraux de Jean Lesage, Johnson et son parti semblaient incapables de penser la séparation de l’Église et de l’État. Dans l’histoire du libéralisme politique, cette séparation a été la plus importance de toutes, la plus ardue aussi à concevoir. Le discours de Johnson chevauchait deux pensées: l’une libérale et moderne, presque républicaine, reconnaissant la nécessité d’un ministère de l’Éducation pour le bien commun de la collectivité; l’autre, conservatrice, refusant d’envisager que l’ordre moral des valeurs soit coupé de l’ordre politique des droits et de la volonté générale. Johnson défendait le pluralisme religieux et linguistique, sans toutefois penser que le pluralisme a pour prix, dans une société moderne, que l’État se garde de faire sien une religion ou un ordre de valeurs, qui relève de la liberté de conscience. Certes, l’Église catholique avait des «droits», en ce que participant à la gouverne du régime scolaire et administrant par ses congrégations des écoles, elle possédait des droits civils, acquis par contrat, par coutume ou par la loi. D’où ce débat sur la question de l’expropriation des écoles sous contrôle entre autres de l’Église.

Mais ne reprochons pas à Johnson de pas avoir été un pur «libéral», c’étaient ses adversaires politiques qui prétendaient l’être. Il était normal pour les intellectuels et les hommes politiques de cette époque de puiser à la doctrine de l’Église catholique, qui les avait formés dans ses collèges classiques. Fidèle à la pensée du pape Jean XXIII, le chef de l’Opposition clama haut et fort que «tout monopole d’État en matière d’enseignement constitue une usurpation des droits antérieurs des parents et de l’Église», en insistant sur le devoir et la responsabilité des parents de revendiquer leurs droits contre toute usurpation possible de l’État. De plus, en défendant les droits de l’Église, qui avait été depuis la Conquête la gardienne de la société civile québécoise, Johnson se portait au secours non pas tant d’un ordre clérical que du principe qui avait permis à cette société civile d’exister (7).

8.- Tout monopole d’État mettra en danger la démocratie
C’est ici que Daniel Johnson exprime toute l’originalité et la profondeur de sa pensée. Il s’inquiétait de ce que la légitimité politique dont bénéficient un ministre de l’Éducation et des commissaires d’écoles élus ne suffisât pas à contrer les excès «totalitaires» d’une direction centralisée de l’enseignement. Ce n’est pas parce qu’il y a des élections tous les quatre ans qu’on peut entièrement s’en remettre à l’État en matière d’éducation. Bref, la démocratie politique a ses limites; le mandat électif confié aux gouvernants ne dispensant pas les gouvernés d’être vigilants.

À la démocratie politique, certes nécessaire mais insuffisante, Daniel Johnson opposa la démocratie sociale, ou «organique». Celle-ci met à contribution les citoyens et les «corps intermédiaires» et exerce sur les institutions politiques un contrôle continu entre les élections. Johnson définit la démocratie organique comme suit:
    La démocratie en 1964 ne peut se réduire à un vote donné tous les quatre ans; elle ne consiste pas à abolir la liberté et la responsabilité des citoyens, des corps intermédiaires, mais à la vivifier. Une démocratie vivante, une démocratie organique doit être l’affaire de tous les jours; elle doit être l’affaire non pas seulement de la tête mais de tous les membres et de toutes les cellules du corps social: elle n’est pas une centralisation, mais une décentralisation des responsabilités.

    Elle doit permettre aux citoyens, aux professions, aux communautés locales et à tous les groupements d’avoir une vie propre, de participer d’une façon active et autonome à la réalisation du bien commun.

Mais qu’arrive-t-il si, écartant la démocratie sociale, l’État soumet l’éducation à la seule démocratie politique? Là-dessus, l’avertissement servi par Daniel Johnson prend une allure prophétique. Qu’on en juge:
    Qu’arrivera-t-il si tous les pouvoirs, même dans le domaine de la pédagogie, sont concentrés entre les mains d’un seul homme, fût-il un surhomme? Il est évident que le ministre ne pourra pas tout faire lui-même. En définitive, la pédagogie sera élaborée par des fonctionnaires, qui peuvent être compétents, mais qui n’ont aucun contact direct avec le peuple ni avec les forces vives de la nation, et dont les décisions risquent d’être à la fois mal adaptées aux besoins, mal comprises et parfois mal acceptées. On aboutira alors à un régime bureaucratique et autoritaire qui sera la négation même de la démocratie.

En fait, la «démocratisation» de l’éducation promise par le projet de loi 60, conçue et souhaitée par la commission Parent, consistait à introduire au Québec un État administratif, qui monopolise les compétences pédagogiques, court-circuite la société civile et échappe au contrôle parlementaire. Nos hommes politiques de l’époque, qui avaient en tête le modèle français de l’Éducation nationale, ont peut-être aussi importé dans une certaine mesure l’État républicain. Or, comme l’a brillamment montré Tocqueville dans L’Ancien Régime et la Révolution, cet État républicain, né d’une révolution, a pourtant perpétué l’oeuvre de cet ancien régime avec lequel il prétendait rompre, en achevant de centraliser dans l’État la société française. Reste à savoir si l’instauration de l’État administratif au Québec était plus qu’un emprunt culturel, soit une rupture avec son passé, soit sa continuation sous une forme plus subtile (8).

9- Il importe de créer un vrai ministère de l’Éducation, capable d’administrer le système scolaire et de coordonner les efforts de tous, son intervention étant subsidiaire à celle des parents, des commissions scolaires et des éducateurs
Daniel Johnson reconnut d’emblée l’importance de créer au Québec un vrai ministère de l’Éducation «qui ait la responsabilité de coordonner les efforts de tous et d’aiguillonner au besoin les secteurs déficients». Mais dans son esprit, dont la pensée fut proche de celle du rapport de la commission Tremblay de 1956, l’intervention de l’État en éducation n’est pas synonyme de mise en tutelle du régime scolaire. Daniel Johnson posa cette question: «Or, quelle est la fonction normale d’un ministère sinon d’administrer? Le procureur général n’a pas pour mission de se substituer aux juges pour rendre la justice, mais il n’en dirige pas moins un vrai ministère.» En d’autres termes, nous dit Johnson, l’État québécois peut très bien financer et administrer le réseau scolaire québécois sans nécessairement se substituer à la mission pédagogique des éducateurs et des écoles, qui sont mieux placés et plus compétents que l’administration publique pour s’en acquitter. C’était énoncer là le principe philosophique qui avait nourri les travaux de la commission Tremblay et peut-être les réflexions de plusieurs intellectuels pendant la fin des années 1950: la subsidiarité (concept invoqué par l’un des députés de l’Union nationale en chambre). Ce concept, tiré de la doctrine sociale de l’Église, qui s’est laïcisé en Europe en devenant l’un des principes régulateurs de l’Union européenne, cristallise une idée assez simple: il ne revient pas à l’État de se substituer aux initiatives et aux actions que la société civile peut très bien entreprendre elle-même, sauf lorsqu’elle en devient incapable ou lorsqu’elle s’attaque à un problème qui par sa nature dépasse ses compétences (9). Daniel Johnson résuma en ces termes ce que devrait être le rôle - subsidiaire - de l’État en matière d’éducation:
    Grouper en un tout organique et harmonieux tous les services administratifs financiers sans toutefois se substituer aux parents, aux commissions scolaires et aux éducateurs, voilà la fonction d’un vrai ministère de l’Éducation.

Certes, l’agencement des responsabilités de tous et chacun dans un «tout organique et harmonieux» peut paraître une représentation idyllique du régime scolaire. D’autant plus qu’il s’agit de faire coexister des corps aux intérêts divergents, chacun risquant d’empiéter sur les attributions de l’autre. Pour que ce «tout» tienne bon, peut-être faut-il envisager de le diviser, de mieux séparer les fonctions et les responsabilités au sein de ce régime. D’où l’idée qui suit.

10- Il doit y avoir une séparation entre l’administration du réseau scolaire, qui revient à l’État, et la fonction pédagogique, qui revient aux pédagogues
Lors du débat de janvier 1964, Lesage et Johnson s’opposaient en particulier sur le rôle conféré au Conseil supérieur de l’éducation. Le premier en fit un organe consultatif, dont les membres sont nommés par le gouvernement. Le deuxième, par contre, voulait qu’il «ait l’autorité et tous les moyens d’action nécessaires pour prendre en charge les aspects académiques de l’éducation». Johnson résuma sa pensée par cette maxime: «l’administration au ministère et la pédagogie aux pédagogues». L’idée de Johnson procédait d’une autre, fondamentale, implicite dans son discours, plus explicite dans celui de Jean-Jacques Bertrand, à savoir qu’il doit y avoir, dans l’intérêt des libertés scolaires, une séparation des pouvoirs au sein même de la gouverne du réseau scolaire. Pour cette raison, la pédagogie, qui est du ressort et de la compétence naturelles des éducateurs, devrait rester autant que possible en dehors du jeu de la démocratie politique et être définie par ceux-là mêmes qui ont la responsabilité des enseignements. C’est pourquoi, dans l’esprit de Johnson et de l’Union nationale, il était essentiel que l’initiative et l’élaboration de la pédagogie appartiennent «aux pédagogues et non pas aux bureaucrates».

Le Conseil supérieur de l’éducation proposé par l’Union nationale devait être un véritable organisme indépendant, recevant sa légitimité de la démocratie sociale et travaillant en plein jour en audience publique. Il n’avait rien à voir avec l’appendice consultatif du ministère de l’Éducation des libéraux de 1964 et que les législateurs québécois ont maintenu par la suite. Selon Johnson, le Conseil devait être composé de représentants des corps intermédiaires en éducation, nommés par ces corps eux-mêmes et non point par le gouvernement. C’est là qu’intervient la démocratie sociale ou «organique», qui supplée aux carences de la démocratie politique et lui fait contrepoids. Les corps intermédiaires (écoles, commissions scolaires, associations de parents, syndicats, ordres professionnels, etc.) sont eux-mêmes régis par des statuts internes, qui les obligent à s’organiser démocratiquement. Ils pourvoient eux-mêmes au renouvellement de leurs représentants, indépendamment du cycle électoral de la démocratie politique. La démocratie sociale est une fédération de petites démocraties, qui évoluent simultanément dans une société. C’est à ces petites démocraties, qui regroupent les éducateurs et les administrateurs d’écoles, que Johnson voulait donner une voix et la mission, des plus délicate, d’élaborer les programmes d’études des écoles québécoises. Johnson ne niait pas au gouvernement un droit de regard sur les travaux du Conseil. Celui-ci garderait le rôle ultime de les approuver.

L’Union nationale proposa une série d’amendements destinés à faire du Conseil de l’éducation une «véritable chambre d’éducation», «carrefour des meilleures compétences», qui fût assurée «d’un très grand prestige et baignant dans un climat de liberté, de dialogue et d’audace créatrice, le seul qui puisse nous garder en état d’alerte et de réforme». Certains des amendements touchaient l’organisation du Conseil. Leurs membres devaient être désignés par les corps intermédiaires eux-mêmes. Le président et le vice-président du Conseil seraient nommés par les membres du Conseil et non par le gouvernement, ces deux hauts magistrats devant se consacrer à temps plein et non à mi-temps à leurs travaux. Enfin, la publicité des débats étant un gage de transparence, le Conseil devait tenir ses séances publiquement et avoir ses propres archives. À ces conditions, d’estimer Johnson, le «Conseil serait une innovation bien plus féconde et bien plus heureuse que le retour à un étatisme desséchant et tyrannique». Le 5 février 1964, Johnson déposa en chambre une résolution qui détaillait l’essentiel de ses propositions d’amendement (10):

1- Que dans les matières purement académiques ou pédagogiques, l’initiative et l’élaboration soient laissées au Conseil, la décision étant dans tous les cas laissée au ministère de l’éducation et au Conseil des ministres.

2- À garantir efficacement les droits des enfants, des parents et des groupes en matière d’éducation.

3- À faciliter à tous l’accès à l’éducation sans distinction de race, de langue, de croyance, de sexe, de couleur, de nationalité, de fortune ou de régime social, d’art, de santé physique ou mentale.

4- Que le ministre ne soit pas autorisé à se substituer aux commissions scolaires pour établir des écoles de formation générale.

5- Que le ministre ne soit pas autorisé à exproprier les institutions d’enseignement existantes.

6- Que les représentants des corps intermédiaires, au sein du Conseil supérieur de l’éducation, soient désignés par les corps intermédiaires eux-mêmes.

7- Que le Conseil obtienne le pouvoir d’élire lui-même son président et son vice-président.

8- Que le président et le vice-président du Conseil consacrent tout leur temps à cette fonction.

9- Que les séances du Conseil soient publiques.

10- Que le Conseil puisse avoir ses propres archives.

L’idée que se faisait l’Union nationale du Conseil supérieur de l’éducation révèle que les protagonistes de ce débat de janvier 1964 se divisaient sur deux conceptions de l’organisation scolaire au Québec: une structure de gouverne unifiée, chapeautée par un ministre, la représentation des groupes et des corps en éducation étant assurée par un conseil consultatif; une structure dualiste, constituée d’un pôle politique, légitimé par la démocratie, administrant le régime scolaire et décidant en dernière instance de ses orientations, et d’un pôle social, séparé de l’État, représentant de manière autonome la société civile et responsable de la pédagogie.

11- Le projet de loi 60, qui crée le ministère de l’Éducation et un Conseil supérieur de l’éducation purement consultatif, est déjà dépassé par les événements
Daniel Johnson était convaincu que si le projet de loi 60 n’était pas modifié pour renforcer les pouvoirs et l’autorité du Conseil supérieur de l’éducation, très vite il conduirait à consacrer le monopole d’État sur l’éducation. En s’engageant dans cette voie, le gouvernement Lesage, aux dires de Johnson, allait à contre-courant des tendances qui se dessinaient alors en Occident, favorisant toutes la décentralisation scolaire. Comparant la pédagogie à un film et filant cette métaphore, Johnson croyait que le Conseil supérieur de l’éducation, trop mal outillé pour freiner cette centralisation dictée par les modernistes, risquait de se trouver
    placé dans la situation odieuse d’un comité de censure qui ne peut que visionner après coup les règlements élaborés par les bureaucrates en matière de pédagogie. Il peut formuler des observations sur les séquences du film qu’il trouve répréhensible, mais il n’est pas outillé pour refaire le film à son goût. Les scénaristes, les caméramen, les producteurs, les réalisateurs, les metteurs en scène, les ingénieurs du son, les éclairagistes, les bruiteurs, la script-girl sont tous des fonctionnaires du ministère.


B. De la démocratie politique à la démocratie sociale: la nécessaire séparation des pouvoirs en matière d’éducation selon Jean-Jacques Bertrand

Autre discours intéressant prononcé lors de ce 23 janvier: celui de Jean-Jacques Bertrand, qui annonce et éclaire les onze propositions de Johnson (11). Le député entama son discours à partir des réflexions de Montesquieu sur l’éducation, qui est la «pierre d’angle» de la survie, du développement du gouvernement «républicain» ou démocratique (12). Or, selon Bertrand, qui cita Alfred Sauvy, alors professeur au Collège de France et qui était venu au Québec en septembre 1963 pour y prononcer une conférence, la séparation des pouvoirs ne devrait pas se borner à séparer les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. D’autres pouvoirs tous aussi importants, comme celui d’enseigner et celui d’informer, doivent être aussi protégés contre la mainmise d’un pouvoir unique. Selon Sauvy «[l]es esprits informés traitent curieusement ces deux pouvoirs de façon opposée, la démocratie exige selon eux, que le premier soit un monopole d’État, alors que le second devrait lui échapper totalement».

Pour Bertrand, il est clair que l’éducation est un «quatrième pouvoir», une «puissance» au sens de Montesquieu, au sein duquel doivent être scindés d’un côté l’administration et la planification et de l’autre, le domaine académique et pédagogique. Cette séparation à la fois fonctionnelle et institutionnelle est vitale, car c’est à cette condition que l’on peut sauvegarder la liberté d’enseignement dans un système démocratique d’éducation. Cette liberté d’enseignement comporte plusieurs volets. Elle «consiste dans le droit d’enseigner, le droit d’apprendre pour l’enfant, le droit de choisir le maître pour les parents, et quand je dis le maître il est bien entendu qu’à notre époque... on parle de l’ensemble des écoles, des organismes, des institutions privées ou des institutions publiques». Cette liberté d’enseignement n’est pas un absolu, un obstacle rédhibitoire à l’intervention supplétive de l’État, qui demeure nécessaire. Elle s’insère à l’intérieur des règles définies démocratiquement pour la gouverne du système scolaire.

Tout ce qui ne relève pas directement de la compétence de l’État en matière d’éducation tombe cependant dans le domaine de la démocratie sociale, qui est le complément et le prolongement de la démocratie politique. Bertrand exprima en ces termes sa conception de la démocratie évolutive:
    [...] dans ce domaine de la démocratie, démocratie qui nous avons connue et qui n’est pas définitive, qui est en voie de formation, de développement, cette démocratie doit déboucher sur des voies nouvelles et ne pas être seulement la démocratie politique, elle doit être également une démocratie sociale; la démocratie ne doit pas être seulement l’action d’élire des députés tous les quatre ans et de les réélire au bout de quatre ans, mais la démocratie, à notre époque, elle exige que tous les citoyens groupés dans des corps que l’on appelle corps intermédiaires, que tous ces citoyens participent avec la démocratie politique à l’élaboration des lois et des mesures qui doivent être adoptées pour le bien-être du peuple dans nos démocraties.

Cette démocratie sociale, dont les corps intermédiaires sont les acteurs, trouvera son expression et son lieu en matière d’éducation dans un Conseil supérieur de l’éducation «autonome». Bertrand ne voyait pas ce Conseil comme un organisme ne rendant de compte à personne, imposant sa réglementation au reste du système d’enseignement. Il le voyait s’insérant dans le cadre défini par le législateur, s’occupant essentiellement de sa mission pédagogique. Autonome certes, mais non éloigné du Parlement, le Conseil rendrait compte de ses décisions devant un comité parlementaire de l’éducation.


Conclusion: Le débat de janvier 1964, un chantier abandonné?

L’histoire, dit-on, est souvent écrite par les vainqueurs, qui parviennent à imposer leur interprétation des événements, les vaincus, réduits au silence, sans historien ou témoin pour les célébrer, étant impuissants à transmettre la leur aux générations futures. Au Québec, les modernistes furent les vainqueurs de la lutte qu’ils avaient engagée contre le passé, la tradition et le concordat séculaire qui avait uni la société civile québécoise, l’Église et l’État provincialiste québécois. Les historiens officiels, qui firent le récit louangeur de la révolution tranquille, retinrent la version des modernistes dont les libéraux de Jean Lesage furent les porte-étendards éloquents et efficaces. Ces modernistes avaient une mission urgente à accomplir: délivrer le Québec de son passé, lui faire faire un saut définitif dans la modernité et, grâce à la démocratie politique et à elle seule, le doter de tous les leviers étatiques nécessaires à son développement. Ils avaient sans doute de bonnes raisons d’aller de l’avant et de presser le changement.

Ce que nous rappelle ce rapide survol, assurément incomplet, du débat historique de l’hiver 1964, c’est que l’entrée du Québec dans la modernité n’était pas le seul souci d’une partie de la classe politique québécoise. Libéraux et unionistes s’entendaient sur la nécessité du changement et sur le principe de la création d’un ministère de l’Éducation, condition incontournable de la modernisation du système d’enseignement québécois. Ce débat nous révèle aussi que les unionistes n’étaient pas moins modernes que les libéraux. Ils l’étaient tout autant, à leur façon, conscients des bienfaits comme des limites de la démocratie politique et des excès où elle peut conduire. Leur grande crainte, qui sous-tendait leur pensée, était que l’empressement et les moyens avec lesquels le gouvernement Lesage voulait mener à terme sa réforme de l’éducation n’aboutissent à faire table rase de ce que le Québec avait acquis de meilleur avec un système d’enseignement séculaire qui, pour imparfait qu’il fût, lui avait néanmoins garanti un haut degré de pluralisme et de liberté. Daniel Johnson le pressentit: ce que sous le couvert d’une réforme démocratique vouée au bien commun et à l’éducation de tous le gouvernement Lesage présentait d’emblée comme une réforme indispensable et voulue par les Québécois n’était rien de moins qu’une rupture profonde avec le passé, qui instituerait un monopole de l’État sur l’éducation.

Certes, les unionistes agitèrent les épouvantails du totalitarisme, de «l’étatisme desséchant», accusations qui à nous les «postmodernes», habitués à l’État-providence, apparaîtront comme des exagérations de politiciens et des peurs rétrogrades. La loi 60 ne fit point surgir de Mussolini ou de Staline au Québec; la démocratie politique nous a en préservés. Mais elle ne nous a pas épargné le dirigisme, l’État tutélaire si bien décrit pas Tocqueville, qui anémie tranquillement la société civile et s’assujettit des citoyens isolés, sans corps intermédiaires pour se solidariser, vivant sous la dépendance de la providence étatique. Les unionistes avaient donc vu juste: la démocratie politique ne peut pas tout accomplir. Confier à un ministre et à ses fonctionnaires à la fois l’administration scolaire et la pédagogie, en pensant que le vote populaire et le contrôle parlementaire pourvoiraient à tout, c’était s’illusionner sur les capacités de la démocratie politique de se protéger elle-même contre les dérives du pouvoir. Ces unionistes si peu versés en économie politique et ignorant probablement tout des analyses savantes faites aujourd’hui par les «sciences» du gouvernement, étaient pourtant conscients des «défaillances» du gouvernement démocratique.

Les unionistes n’étaient donc pas les défenseurs ringards d’un ordre ancien. Ils demeuraient certes conservateurs dans leur conception des rapports entre l’État et l’Église, mais ce qu’ils voulaient conserver n’était pas nécessairement la méthode duplessiste de gestion du régime scolaire. Ils aspiraient à une réforme sans rupture, à des changements qui «continuent» le passé et s’imbriquent dans lui, à des changements durables, qui s’appuient sur les valeurs permanentes de la civilisation québécoise, et non à des changements décrétés, sans prise sur la réalité, qui engendrent une suite sans fin de réformes bancales et bricolées. Étaient-ce là des aspirations rétrogrades?

L’idée qu’il faille compléter la démocratie politique par la démocratie sociale est riche, originale et montre à quel point les unionistes voyaient la démocratie se ramifier dans tous les horizons de la vie sociale. Cette idée prend sa source dans le fédéralisme social si cher à la doctrine sociale de l’Église, et peut nous sembler comme un relent de corporatisme. Mais ce que Johnson et ses députés proposaient n’était pas un gouvernement des corporations. C’était plutôt un gouvernement étagé, les fonctions de l’État et de la société civile étant distinguées et séparées institutionnellement. La démocratie sociale des unionistes ne procédait pas, comme ce fut le cas des plusieurs mouvements de droite et marxistes en Europe, d’un dénigrement de la démocratie parlementaire, abaissée en faveur d’un pouvoir autoritaire gouvernant avec des corps et des métiers consultatifs (13). Par cette proposition d’instituer un Conseil supérieur de l’Éducation «autonome», les unionistes étaient en avance sur leur temps, plus «modernes» que les modernes eux-mêmes. Dans plusieurs pays occidentaux, les structures de gouvernement «unifiées» sont de plus en plus abandonnées au profit de structures «dualistes» laissant à une autorité indépendante, régie, commission, etc., le soin de «réguler» un secteur d’activités.

Les onze propositions de Daniel Johnson, complétées par les discours de ses députés, tracèrent aussi une piste de réflexion, abandonnée et oubliée par la suite, dont la pertinence, malgré la trentaine d’années écoulées, ne s’est pas amoindrie. Bien sûr, ce discours n’est pas un programme à reprendre en bloc, ni un fonds de doctrines à recycler pour les besoins de notre époque. Mais c’est sûrement une porte d’entrée pour reconsidérer ce passé récent, encore tout chaud, déjà chargé d’interprétations qui ont figé le sens des interrogations, des inquiétudes et des aspirations d’un Québec non encore révolu.

Pour conclure, le discours de Johnson révèle aussi une autre dimension de ce débat de janvier 1964. À le lire, on rencontre des parlementaires qui parlent comme des législateurs, habiles à disserter sur les principes des lois et sur la constitution de la société comme à mesurer les effets et l’utilité de leurs mesures législatives. En tant que chef de l’opposition, Johnson ne se bornait pas à critiquer le projet du gouvernement et à grossir ses faiblesses. Il élaborait lui-même son propre projet, en en exposant la philosophie, les principes et les modalités, projet concurrent émanant d’un rival redoutable. À cette époque où le Québec connaissait la démocratie de partis, l’Assemblée nationale était donc encore ─ du moins pour cette question de l’éducation ─ une véritable chambre législative, chambre de discussion délibérative (14) nourrie par ce ressort si essentiel au parlementarisme qu’est l’antagonisme des idées. En dénonçant le monopole de l’État sur l’éducation que le projet des Lesage et Lajoie instituerait, Daniel Johnson s’attaquait peut-être à plus qu’une intervention mal mesurée du législateur. Il se portait à la défense d’une Assemblée qui serait vite dessaisie de sa vocation législative au profit de l’Éxécutif et de l’Administration publique.

Notes
(1) En fait, il semble que Daniel Johnson ait voulu ordonner son discours autour de douze propositions. La transcription des débats indique d’ailleurs une confusion dans la numérotation des propositions, puisqu’on y trouve deux fois une onzième proposition. À la lecture du texte, il semble qu’il y en aurait treize. Bref, qu’il y en ait onze, douze, treize, cela importe assez peu, l’ordonnancement des idées dans le discours étant des plus clair.
(2) Quelques extraits de ce discours figurent dans Réal Bélanger, Richard Jones et Marc Vallières, Les Grands Débats Parlementaires au Québec 1792-1992, Québec, Presses de l'Université Laval, 1994, 487 p.
(3) Pour le discours de Johnson, voir Débats de l’Assemblée nationale du Québec, troisième session - 21e législature, vol. 1, no 8, p. 265-271.
(4) Voir notamment Jacques T. Godbout, L’Esprit du don, Paris/Montréal, Éditions La découverte/Éditions du Boréal, 1992, 344 p.
(5) Voir entre autres ce que Crawford Brough Macpherson appelle la «démocratie d’équilibre», Principes et Limites de la démocratie libérale, Paris/Montréal, La Découverte/Boréal Express, 1985, 157 p.
(6) Claude Bariteau, «Pour une conception civique du Québec», L’Action nationale, septembre 1996, p. 105.
(7) Voir à ce sujet Hubert Guindon, «La couronne, l’Église catholique et le peuple canadien-français ou les racines historiques du nationalisme québécois», dans Tradition, Modernité et Aspiration nationale de la société québécoise, Montréal, Éditions Saint-Martin, 1990, p. 135-153. Pour une interprétation originale de l’historiographie du XIXe siècle, qui remet en cause la vision que les «Modernes» ont retenue de l’emprise excessive que l’Église aurait exercé sur la société québécoise, voir Stéphane Kelly, Les imaginaires canadiens au 19e siècle, thèse de doctorat, Département de sociologie, Université de Montréal, juin 1995, 484 p. (à paraître chez Boréal au printemps 1997). Selon l’auteur, les retards sociaux et démocratique que le Québec semblait accuser à la fin du régime Duplessis ne seraient pas tant dus à la prééminence de l’Église dans la société québécoise qu’au pacte confédératif lui-même, pensé par ses pères fondateurs comme un pacte de mutuelle exclusion, séparant d’un côté une majorité acquise au libéralisme et au parlementarisme, se donnant les moyens de réaliser une grande union économique et de l’autre, une minorité nationale, dont l’autonomie rétrocédée lui servirait de rempart contre la modernité, sous la protection d’une élite de clercs, de notables et de «parvenus monarchistes».
(8) En fait, l’hypothèse que cette «rupture» soit une pure génération spontanée est assez peu plausible. Il l’est plus de penser que l’Église avait déjà formé dans les universités une nouvelle élite à l’idée d’une gestion bureaucratique de la culture et de la pédagogie. La révolution «bureaucratique» des années 1960 serait alors la transposition dans l’ordre politique d’une pensée sociale réformatrice élaborée par les clercs de l’Église. Voir Jean Gould, «Orientations et éducation: Germes institutionnels, intellectuels et personnels de la réforme scolaire des années soixante au Québec», communication, section sociologie, 61e congrès de l’Acfas, Rimouski, 20 mai 1993 (texte inédit)
(9) Voir de l’auteur, «La conception pluraliste et subsidiaire de l’État dans le rapport Tremblay de 1956: entre l’utopie et la clairvoyance», Les Cahiers d’histoire du Québec au XXe siècle, no 2, été 1994, p. 45-57. Dans l’esprit du rapport Tremblay, la subsidiarité était un principe devant organiser les rapports aussi bien entre la société civile et l’État qu’entre les provinces et l’État fédéral au sein de la fédération canadienne. Le concept a connu une fortune extraordinaire en Europe, pour ce qui touche à l’aménagement des compétences entre l’Union européenne et les États membres. Pour ceux que la question intéresse, voir Kurt Schelter, «La subsidiarité: principe directeur de la future Europe», Revue du Marché commun, no 344, février 1991, p. 138-140.
(10) Débats de l’Assemblée nationale, op cit., p. 664-665.
(11) Ibid., p. 255-261.
(12) Il fait plusieurs renvois au livre IV «Que les lois de l’éducation doivent être relatives aux principes du gouvernement», de L’Esprit des lois.
(13) Voir le chapitre «Démocratie et représentation», dans Blandine Kriegel, Propos sur la démocratie. Essais sur un idéal politique, Descartes & Cie, 1994, 131 p.
(14) Sur les diverses formes du gouvernement représentatif, voir Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Calmann-Lévy, 1995, 311 p.

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