Ruskin: réformateur social

Frederic Harrison
L'année 1860, — année de grande crise dans l'histoire de l'Europe et de l'Amérique, — marque exactement le milieu de la vie de Ruskin qui avait alors quarante ans et dont l'existence devait se prolonger d'autant; ce fut celle où il commença réellement sa carrière de réformateur social par la publication de ses quatre essais du Cornhill Magazine, réunis plus tard sous le titre de Unto this Last. Quand ils furent publiés en volume en 1862, il fit cette déclaration caractéristique que «ces essais qui ont soulevé tant de réprobation, n'en sont pas moins les plus vrais, les plus justes et les plus utiles de tous ceux que j'ai pu écrire ». Leur esprit véritable, leur but réel était de donner une durable et exacte définition de la Richesse et de montrer que son vrai fondement ne se trouve que dans certaines conditions morales; en un mot, que ce qu'on appelle l'Économie politique ne peut jamais être que le corollaire d'un projet complet de réorganisation de la société humaine, un développement de la Sociologie.

[Ruskin avait] entreprit, avec toute la sublime foi en lui-même du Chevalier de la Manche, de démolir le solide bataillon qui avait tenu le champ depuis deux générations en Économie politique, c'est-à-dire les doctrines rigides et bien assises de Ricardo, Malthus et Mac Culloch. L'assaut que leur fit subir Ruskin n'était pas le premier. Carlyle, qu'il appelait son maître, n'avait cessé de lancer épigrammes, sarcasmes et quolibets contre la «science lugubre» et ses adeptes. Dickens, Kingsley, et d'autres romanciers s'étaient élevés violemment contre la philosophie à la Gradgrind du travail et les malheurs sociaux et moraux qu'elle engendrait. Maurice et les socialistes chrétiens s'étaient indignés contre la Ploutonomie des économistes orthodoxes dont John Stuart Mill se séparait dans une large mesure. La correspondance entre Mill et Comte et la Politique de ce dernier montrent à quel point la philosophie positive s'éloignait de la ploutonomie orthodoxe; mais de tout cela, en 1860, John Ruskin était et resta toute sa vie profondément ignorant. Il n'en était pas moins plein de la pensée de Carlyle, il était en étroite communion avec Maurice et ses amis et tous deux partageaient les idées des révolutionnaires et des socialistes que les événements européens de 1848 à 1860 rendirent familiers aux penseurs anglais. Ruskin ne fut donc, en aucune façon, le premier à élever des doutes sur l'évangile de Ricardo et de Mac Culloch, mais il fut certainement le premier à ouvrir le feu contre le credo et le décalogue de cet évangile et à formuler ces doutes et ces critiques en une forme littéraire si tranchante qu'elle devait produire sur le public, en général, comme l'effet d'un coup de clairon.

Les quatre essais, intitulés d'une manière si caractéristique — «les Racines de l'Honneur», «les Canaux de la Richesse», «Qui judicatis terram» «Ad valorem», s'ouvrent par cette phrase tranchante:
    De toutes les erreurs qui, à différentes périodes, ont pris possession de l'esprit de beaucoup d'êtres humains peut-être la plus étrange, à coup sûr, la moins honorable, c'est cette prétendue science de l'Économie Politique basée sur l'idée qu'un code avantageux d'action sociale puisse être établi sans tenir compte de l'amour social.

Cette vérité décisive, à savoir qu'une science de la richesse ne peut jamais dépasser quelques corollaires d'application spéciale, tirés d'un système plus compréhensif d'économie sociale, c'est-à-dire d' «une philosophie sociale», cette vérité n'avait jamais jusque-là été aussi hardiment et aussi dogmatiquement exposée que par Auguste Comte. Comme le dit le professeur Ingram, le raisonnement de Comte était qu' «une science économique séparée est, à parler strictement, une impossibilité, parce qu'elle ne représente qu'une fraction d'un organisme complexe dont toutes les parties ainsi que leur mode d'action sont en relations constantes de correspondance et se modifient réciproquement.» Mais Ruskin ignorait complètement ce qui avait été dit à ce sujet une génération avant lui et certainement, s'il l'avait su, il ne l'aurait pas exposé sous une forme aussi systématique que Comte.

Ruskin aborda hardiment ce problème en partant du point de vue sentimental et social du Moyen Âge, mais il en pénétra le sens complet et l'exposa dans son style éclatant. Il ne nie pas les conclusions de la science si on admet ses prémisses, mais elles lui paraissent aussi vides d'intérêt pratique que le serait une science de la gymnastique basée sur cette assertion que l'homme n'a pas de squelette. «L'économie politique moderne, dit-il, prétend que l'être humain est tout squelette et elle émet une théorie ossifiante du progrès basée sur cette négation de l'âme et ainsi, après avoir montré tout ce qu'on peut faire avec des os et construit un certain nombre de figures géométriques intéressantes avec des crânes et des humérus, elle prouve victorieusement quel inconvénient il y aurait à rétablir l'âme au milieu de ces structures corpusculaires.»

Dans sa théorie du Travail et de la Production, l'économie politique orthodoxe, nous dit-il, compare le travailleur a une machine dont le pouvoir moteur lui vient de la vapeur ou de quelque autre force mesurable. Au contraire, «le travailleur est une machine dont le pouvoir moteur est une âme et la puissance de cet agent particulier entre, comme une quantité inconnue, dans toutes les équations de l'économie politique et, en tant qu'inconnue, falsifie toutes ses solutions». Sans doute, aussi longtemps que des hommes, soit qu'ils dirigent le capital, soit qu'ils soient dirigés par lui, seront mus par quelque force calculable, à l'exclusion pour un temps de toute autre influence, les déductions des ploutonomistes seront exactes et vraies, mais, dans une société humaine quelconque bien portante, un tel état de choses ne pourra jamais être que temporaire et limité.

Ce petit volume de 170 pages est rempli de sentences mémorables, insuffisantes peut-être au point de vue scientifique mais étrangement suggestives à la réflexion. Qu'entendons-nous par «riche?» En réalité, la richesse est toute négative; la puissance de vos guinées ne dépend que du besoin qu'en a votre voisin; s'il n'en a pas besoin, elles ne sont pour vous d'aucune utilité. L'art de devenir riche consiste à faire en sorte que votre voisin reste pauvre. Si une société était entièrement composée de millionnaires, ils seraient condamnés à cirer eux-mêmes leurs souliers. «La richesse n'est pas autre chose qu'un pouvoir sur les autres.» «Ce qui nous semble être la richesse n'est en vérité que la surface dorée d'une ruine profonde, quelque chose comme la poignée de métal que le pirate a récoltée sur le rivage où il a attiré par surprise un navire.» «Achetez au meilleur marché possible, soit; mais qu'est-ce qui fait le bon marché? Le charbon de bois pourrait être bon marché au milieu des ruines fumantes de votre toit après un incendie et les briques devenir communes dans les rues après un tremblement de terre; mais un incendie, un tremblement de terre ne sont pas des bénéfices nationaux? Vendez le plus cher possible, soit! mais qu'est-ce qui fait la chèreté d'un marché? Vous vendez bien votre pain aujourd'hui; est-ce à ce mourant qui a donné pour cela son dernier sou et n'en aura plus besoin désormais? Est-ce à cet homme riche qui demain achètera votre ferme à la suite d'une saisie? Est-ce à ce soldat qui va piller la banque où vous avez déposé votre fortune?»

Puis vient ce passage que j'ai toujours considéré comme un chef-d'œuvre d'esprit, de sagesse et d'éloquence. «Dans une communauté réglée uniquement par la loi de l'offre et de la demande, mais protégée contre toute violence ouverte, les riches seront, en général, les plus industrieux, les plus résolus, les orgueilleux et les cupides, ceux qui seront prompts et méthodiques, les gens sensés et ceux qui sont dépourvus d'imagination, de sensibilité et enfin les ignorants; les pauvres seront ceux qui sont tout à fait fous, ceux qui sont tout à fait sages, les paresseux et les insouciants, les humbles, les méditatifs et les sots, les imaginatifs, les sensitifs, les gens bien informés et les imprévoyants, ceux qui sont irrégulièrement et impulsivement pervers, les coquins maladroits, les voleurs sans malice et enfin ceux qui sont tout à fait justes, bons et miséricordieux.» Et le morceau se termine par ces mots: «La seule richesse, c'est la vie; la vie avec toutes ses facultés d'amour, de joie et d'admiration. Cette contrée est la plus riche qui nourrit le plus grand nombre d'êtres humains nobles et heureux.»

C'est là toute l'économie politique de John Ruskin; et elle se ramène à ceci: les conditions qui produisent la richesse sont mêlées de façon inextricable aux conditions générales qui donnent au corps politique la santé et la noblesse. Cette grande et opportune vérité n'a jamais été exposée avec une éloquence plus incisive, ni prêchée avec une plus intense conviction. Il n'est pas nécessaire de s'étendre sur les erreurs et les exagérations que l'on trouve dans ce livre comme dans les autres ouvrages de Ruskin. Il y a là de la fantaisie qui confine au fantastique quoique à un degré moindre que dans ses autres ouvrages. L'attaque contre Mill est injuste et ignorante, car Mill certainement s'efforça de neutraliser le champ étroit où l'économie politique est légitime, peut-être sans beaucoup de succès, mais on ne doit point le confondre avec Ricardo, encore moins avec l'école des ploutonomistes à la Gradgrind, qui considèrent les faits observés au milieu d'une société malade comme étant pour toujours moralement et socialement nécessaires.

Il peut se faire que les définitions de Ruskin aient trop de fantaisie pour être exactes. Il s'abandonne trop à sa vieille habitudes calviniste d'extraire violemment sa philosophie du texte des. Écritures en les interprétant librement d'après les besoins de la cause. C'est ainsi qu'il déduit l'antagonisme permanent entre le riche et le pauvre des Proverbes de Salomon — «Un marchand juif engagé dans de grosses affaires sur la Côte d'Or est réputé pour y avoir fait la plus grande fortune de son temps». Quant à son mépris pétulant pour ses adversaires, peut-on demander la modération à un homme qui combat toute une armée? Personne ne dira qu'Elie montrait de la suffisance lorsqu'il tournait en dérision les prêtres de Baal ni que Jean-Baptiste était un simple arrogant quand il insultait Hérode en face. Prenons donc les Réformateurs, les Évangélisateurs, les Prophètes qui ont une mission tels qu'ils se présentent à nous et acceptons d'eux ce que nous pouvons.

L'indignation générale que souleva l'apparition de ces études dans le Cornhill incita les éditeurs à presser Thackeray d'en suspendre la publication, ce qui fut fait après le quatrième essai; et ce n'est que deux ans plus tard qu'ils furent réunis en volume. Quand il eut paru, M. J.-A. Froude, alors éditeur du Fraser's Magazine, accepta une nouvelle série d'articles sur «l'Économie Politique» (juin 1862). L'opposition du public fut encore telle que l'on dut s'arrêter après le quatrième; ces études parurent en 1872 sous le titre de Munera Pulveris. Ce livre renfermait six chapitres et était dédié à Carlyle, «le Solitaire qui enseigne la vérité, la justice et la bonté». Il y aurait peu d'utilité à critiquer les raisonnements décousus et les invectives classées sous les chefs suivants: 1° Définitions; 2° Magasins; 3° Monnaie; 4° Commerce; 5° Gouvernement; 6° Autorité et 7° Appendices à propos de tout.

Le titre de Munera Pulveris est tiré d'un vers d'Horace — Pulveris exigui prope litus parva Matinum munera — dont peu de lecteurs arrivent à comprendre le sens caché. Dès les premiers mots, une proposition tranchante: l'Économie Politique, telle qu'on l'entend habituellement, «n'est en réalité rien de plus que l'étude de quelques phénomènes accidentels que présentent les opérations commerciales modernes». De même que l'Économie domestique règle les actes et les habitudes d'une maison, l'Économie Politique (justement appelée ainsi) «règle ceux d'une société ou d'un état, dans tout ce qui a rapport aux moyens de subsistance». De ce texte, Ruskin tire un certain nombre de propositions, de principes et de critiques destinés à régler l'action de la société, au moins en tant que corps agissant, d'après un idéal qui lui appartient en propre. Le livre est ainsi beaucoup plus constructif et étendu qu'Unto this Last, l'essai précédent, quoiqu'il repose sur cette même idée générale: les économistes orthodoxes prétendaient que les hommes ne sont unis que par des motifs intéressés tandis que, en réalité, hommes et sociétés sont des organismes extrêmement complexes et on ne peut interpréter rationnellement leurs actes et leurs buts que si on les considère comme des organismes complexes.

Dès le début, Ruskin, à sa manière vague et fantaisiste, saisit bien le fond même de la question qu'il ne peut y avoir d'Économie politique rationnelle en dehors d'une sociologie qui la comprenne. D'ailleurs, le terme même et l'idée prise dans son sens complet lui sont étrangers et échappent à son mode de compréhension, mais il a saisi la vérité. Une économie politique rationnelle n'est qu'une déduction d'une philosophie sociale complète. Avec un esprit, une éloquence, une habileté peu commune, Ruskin fortifie et développe ce principe; mais, dans Munera Pulveris, il va bien plus loin. Par suite du caractère largement constructif du livre, il doit improviser une philosophie sociale de son cru. À cette tâche, il était bien peu préparé par ses connaissances incomplètes, par ses habitudes et par le tour même de son esprit. Il ne peut que lancer quelques suggestions qui sont plus ou moins un écho de Platon, de la Bible, de l'art du Moyen Âge et de Carlyle. On ne peut rien imaginer de moins exact comme synthèse cohérente et systématique de la société. Lui, l'autodidacte, l'étudiant impulsif et amateur de l'art et de la poésie, il veut achever la grande œuvre où échouèrent Platon, Aristote, saint Thomas, Leibnitz — que Locke, Kant, Hume et Bentham entreprirent seulement par fractions. Quand on considère cette longue suite d'efforts pour construire une sociologie systématique, œuvre dont le plan seulement a été tracé, de nos jours, par Comte et Spencer, on ne peut s'empêcher de blâmer Ruskin d'avoir osé, comme en se jouant, traiter un sujet qu'il ignorait profondément, lui qui connaissait en effet aussi peu la littérature philosophique que la vie pratique de notre temps.
Malheureusement, des chagrins intimes et domestiques vinrent alors l'assaillir. Son père était profondément affligé et désappointé des hérésies de son fils, pour lui si étranges et si inexplicables. Les insultes cruelles des critiques, faisant comme de coutume écho aux opinions convenues, le rendaient téméraire et agressif. Il fut plus que jamais arrogant et dogmatique et répondit au ridicule par le mépris. Son habitude de recourir à des images fantastiques, à des métaphores bibliques, à des digressions interminables s'accentua. Il n'est que trop évident, si nous comparons l'ouvrage de 1863 à celui de 1860, que son indignation enflammée contre les oppressions et les misères sociales et toutes ses rêveries sur un état de choses qu'il était impuissant à changer avaient déjà produit ces troubles cérébraux dont il a souffert si longtemps et si cruellement. Depuis cette époque et jusqu'à la fin, encore éloignée, on pouvait appliquer à Ruskin l'épitaphe que Swift avait proposée pour lui-même: sœva indignatio cor lacerabat.
Il a encore répandu les mêmes idées au sujet de la reconstruction des institutions et des habitudes sociales d'une façon un peu décousue mais pleine d'ardeur, dans les vingt-cinq lettres adressées, et 1867, à un ouvrier fabricant de bouchons du Sunderland, à l'occasion de l'agitation réformiste; elles furent publiées plus tard sous le titre de «Temps et Marée». L'idée de cette nouvelle série de lettres était d'engager les travailleurs à ne pas considérer seulement la question du droit de suffrage, mais bien plutôt la réforme des lois dans le sens de «l'honnêteté dans le travail et dans les échanges». Comme de coutume, l'œuvre est assaisonnée d'étourdissantes propositions et d'anathèmes impétueux. Une relation écrite des principaux événements survenus dans la vie de chaque famille devait être annuellement remise à un fonctionnaire d'État et il devait y avoir par chaque groupe de cent familles un inspecteur ou un évêque chargé de surveiller si la formalité était exactement et ponctuellement remplie. Tous les objets fabriqués devaient être certifiés par la corporation du métier qui fixait les prix des marchandises et toute réclame était interdite. La terre devait être pour toujours la propriété des grandes familles anciennes (et John James, le père, dut approuver cet article), mais celles-ci ne devaient en retirer aucun revenu et elles devaient être rémunérées par l'État, comme le roi. Dans ce volume de deux cents pages à peine, cinquante textes de la Bible sont cités à l'appui de ce projet de législation. Il est à désirer que l'on se marie de bonne heure, mais on ne peut se marier sans autorisation de l'État, les jeunes gens et les jeunes filles recevront comme récompense le droit de se marier à quelque date plus ou moins éloignée. Chaque couple qui obtient cette permission doit recevoir de l'État un revenu fixe pendant sept ans à compter du jour du mariage. Il condamne les familles nombreuses — tout comme les malthusiens eux-mêmes.

Il n'est pas nécessaire de continuer l'exposé d'une Utopie sociale aussi subversive que celle de Platon ou de Fourier et qui rappelle l'œuvre des Jésuites au Paraguay plus que quoi que ce soit dans l'Europe moderne. Cependant ces «Lettres» sont moins une Utopie sociale que les sermons passionnés d'un enthousiaste religieux et ils ne sont pas plus impraticables que ceux de Saint Jean-Baptiste, de Saint François, de Savonarole ou de George Fox. On y trouve nombre de phrases nobles, sages et dignes d'être retenues, ce que Carlyle appelait «les traits enflammés lancés par la rage divine contre tout ce qui est faux». La coopération industrielle vaut mieux «que le patronat injuste et tyrannique», mais il se demande si elle vaut mieux «qu'un patronat juste et bienveillant», c'est-à-dire qu'une société dans laquelle «le patron, comme un petit roi ou un gouverneur, répond de la conduite aussi bien que du confort de ceux qu'il dirige». Mais aucun changement radical dans la société ne peut être obtenu par la violence et la précipitation. «Si, demain, vous pouviez promulguer les lois que réclament les socialistes, tous les riches quitteraient immédiatement le pays et vous péririez dans les émeutes et la famine». Il faut lire ce qu'il dit du cheval de trait qui, attelé au côté du train, tire les wagons (Lettre V) — une créature qu'il ne peut jamais voir, dit-il, «sans une espèce de vénération», parole bien digne de Saint François d'Assise. «La religion du coquin, dit-il ailleurs, est toujours ce qu'il y a en lui de plus pourri».

L'exposé des quatre manières dont on considère la Bible de nos jours est vrai et admirablement bien déduit; et c'est là, peut-être, que nous avons la première et la plus nette indication du chemin que l'esprit de Ruskin avait parcouru depuis le rigide calvinisme de sa mère. Oser dire que «la vertu est impossible sans la crainte de l'enfer», c'est être soi-même dans un enfer. Le pouvoir de la musique fut-il jamais plus glorieusement célébré que par ces mots (Lettre XI)? «De tous les plaisirs de ce monde, la musique est le plus à notre portée, le plus mesuré, le plus délicat, le plus parfait; il est le seul qui convienne également à tous les âges, depuis le chant de nourrice qui berce l'enfant, jusqu'à ces accents, entendus d'eux seuls, qui charment parfois à leur lit de mort les esprits purs et innocents». Un état moderne ressemble à un bateau «dont le pont a l'aspect d'une galère de Cléopâtre mais dont l'entrepont est un hôpital d'esclaves». Ceux qui désirent le plus ardemment faire quelque bien discernent avec tant de difficultés le mal et son remède «que la moité de leurs efforts se trompe de but et que quelques-uns font même plus de mal que de bien». Voilà tout le portrait de ce philanthrope si tendre, mais quelque peu hystérique, qui savait écrire des choses si vraies, si tristes et si sages!

Et maintenant si nous nous reportons, après quarante ans écoulés, à ces utopies sociales qui soulevèrent tant de colères et furent si ridiculisées, nous remarquons, non sans étonnement, combien toutes ces idées nous sont devenues familières: «Nous sommes tous des socialistes maintenant», a dit un homme politique éminent. Quoique Ruskin ne soit pas un socialiste — mais plutôt un réactionnaire du Moyen Âge ou un aristocrate absolutiste (s'il faut lui chercher une étiquette) — il y a dans toutes ses théories sociales cet élément de l'ascendance de l'État ou de la Société sur l'individu, de la prééminence des buts moraux sur les buts matériels et pratiques, de la nécessité d'une organisation du travail et d'un contrôle moral et spirituel sur l'étroit intérêt individuel, toutes choses qui sont le fondement même et l'essence du socialisme. L'idéal de Ruskin est une Sociocratie dans le sens de Comte et, avec Comte, il rejette la Démocratie pure et l'Égalité abstraite et s'en tient à ces institutions vieilles comme le monde: la Propriété, le Gouvernement et l'Église.

Cette ploutonomie pédantesque et pseudoscientifique, cette science de la Richesse qu'il attaquait est maintenant aussi morte que l'Alchimie ou le Phlogiston. Ce qu'il disait de la prospérité économique, qui doit être subordonnée au bien-être du plus grand nombre, est maintenant considéré comme un axiome en politique et en philosophie; ce qu'il disait du sage emploi de la richesse, de la distribution des produits, de la santé et du bonheur des producteurs, comme devant passer bien avant l'accumulation de la richesse, est devenu un lieu commun non seulement pour les philanthropes mais encore pour les hommes d'État et les journalistes. Son appel, la faveur de l'organisation industrielle, ses plaidoyers pour la suppression des établissements insalubres et pour la restriction de tous les abus anti-sociaux apparaissent comme des vérités banales aux réformateurs d'aujourd'hui. Il en est de même de ce qu'il disait sur l'éducation nationale, longtemps avant M. Forster, sur les retraites des vieillards, longtemps avant M. Chamberlain, sur les logements ouvriers, longtemps avant les lois, les discours et toutes les commissions royales de notre temps. Lisez tout ce qu'il dit sur la nécessité d'avoir des écoles normales, des écoles techniques, sur le devoir de l'État de surveiller l'éducation pratique et physique, sur l'assistance des ouvriers sans travail, la prévoyance pour les vieillards, sur la mise en valeur des terres en friche, sur les restrictions au droit de propriété, sa réprobation de ces hommes qui «ne craignent pas d'empoisonner de vapeurs de tabac la brise printanière d'un matin de Mai»; relisez ces phrases qui sont comme des traits de lumière lancés du ciel sur la terre par un pur esprit pour éclairer la multitude des choses humaines et sociales et vous reconnaîtrez quel courageux pionnier fut l'homme qui, il y a quarante ans, préconisait tant de choses dont les meilleurs esprits de nos jours souhaitent ardemment la réalisation. Le voici quelque peu oublié maintenant, parce qu'il apparut dans une sorte de désert moral et qu'il criait: «Repentez-vous et réformez-vous, car le royaume du Ciel est proche». Le royaume du Ciel n'est pas encore venu, il est peut-être même encore bien loin de nous, mais John Ruskin fut le Précurseur qui a annoncé ce qui doit arriver un jour; il ne fut pas, comme le disait la foule moqueuse, «un roseau battu par le vent».

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