Ode pour nos arrière-neveux

Jean Richepin
O vivants des heures futures,
Pour nos fiévreuses aventures
Vos coeurs altiers ne seront pleins
Que d'une pitié méprisante.
Moi, vivant de l'heure présente,
C'est cependant vous que je plains.

Rayant la dernière frontière,
Dictant à la planète entière
Des décrets sans peine obéis,
La race unique et fraternelle
Fondra tous les peuples en elle;
Mais vous n'aurez plus de pays.

La guerre, notre impératrice,
Avec sa bouche en cicatrice,
Vous paraîtra, grinçant des crocs,
Soûle de sang, mâchant des balles,
Un rêve affreux de cannibales;
Mais vous n'aurez plus de héros.

Nos dieux, leur culte, leur mystère,
Aussi vieux que ceux qu'on déterre
Des Babylones et des Tyrs,
Devant notre foi sauvagesse
Feront rire votre sagesse;
Mais vous n'aurez plus de martyrs.

Maîtres des lois de la nature,
Vous lui prendrez votre pâture
Sans l'effort qui nous abêtit,
Et l'essence extraite des choses
Nourrira vos apothéoses;
Mais vous n'aurez plus d'appétit.

Fruit de vos longues patiences,
Le raisin amer des sciences
Vous fera pour nectar divin
Une eau grise passée au filtre,
Froide et magique comme un philtre;
Mais vous n'aurez plus soif de vin.

Libérés des désirs, des transes,
Des remords, des désespérances,
Des sanglants combats contre et pour
Où la passion nous entraîne,
Vous aurez une âme sereine;
Mais vous n'aurez plus ça : l'amour.

Et voilà pourquoi, futurs hommes
Qui pour nous, les fous que nous sommes,
Serez pleins d'un mépris moqueur,
Voilà pourquoi point je n'envie
La mort que sera votre vie,
Et je vous plains de tout mon coeur.

Moi qui crois, qui doute, qui nie,
Moi dont l'incessante agonie
Râle en toujours ressuscitant,
Moi qui sans trêve lutte et souffre,
Écume aux tourbillons d'un gouffre,
Mais qui m'y sens vivre pourtant,

Moi qui peux, dans un coup de rage,
Venger mon pays qu'on outrage,
Pour ma foi planter un drapeau
Contre telle autre en embuscade,
Et monter sur la barricade
Et m'y faire trouer la peau,

Moi qui garde encore saine et sauve
L'animale ardeur du rut fauve
Qu'avaient mes aïeux dans les bois,
Moi qui me plais, brute en ma fange,
A manger vraiment quand je mange,
A boire gaîment, quand je bois,

Moi qui ne trouve point moroses
Nos étés qu'empourprent les roses,
Moi, fils pervers d'un temps pervers,
Mais qui, pour vibrer jusqu'aux moelles,
N'ai qu'à regarder les étoiles,
Prendre un baiser, dire un beau vers,

Moi, pauvre raison sans boussole
Et pauvre cœur qu'un rien console,
Moi qui chante comme un oiseau
Quand avec des amis qu'on grise
Je sème dans ma barbe grise
Les rubis clairs d'un vin sans eau,

Moi qui m'en irai de ce monde
Absurde, atroce, inique, immonde,
Sur un clair appel d'olifant
Réveillant les mille féeries
Dont sans cesse y furent fleuries
Mes prunelles, toujours d'enfant,

Moi qui mourrai l'orgueil en fêtes
Des coups reçus, des tâches faites,
Pour vous, par nous, les gueux d'en bas,
Les vaincus, la chair à massacre
Les ouvriers de votre sacre
Au temple où nous n'entrerons pas !

Oui, voilà pourquoi dans ce temple
Ma pitié seule vous contemple,
Ne jalousant pas vos destins,
O vivants des heures futures,
Mers sans vagues, coeurs sans tortures,
Désirs repus, rêves éteints,

Morts à la vertu comme au vice,
Veufs du crime et du sacrifice,
Tristes sages plaints par les fous,
Dieux moins heureux que vos apôtres,
Car vous ne ferez plus pour d'autres
Ce que nous avons fait pour vous.

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