Émile ou de l'éducation

Gustave Lanson
L'Emile fut achevé en 1760. Par la volonté de M. de Malesherbes, l'ouvrage fut publié en France; Néaulme, de La Haye, l'imprima pour Duchesne. Les lenteurs de l'impression jetèrent Rousseau dans des transes mortelles; il crut un moment que les jésuites voulaient s'emparer de son livre pour le falsifier. Sa santé était fort mauvaise: il croyait sa mort prochaine. Il s'occupait d'assurer le sort de Thérèse; il faisait rechercher ses enfants jadis abandonnés (lettres du 12 juin et du 10 août 1761). Il avait des idées de suicide (décembre 1764). C'est alors qu'il écrivit ses quatre lettres autobiographiques à M. de Malesherbes. Puis, grâce au frère Cosme, sa santé s'améliora. L'impression de l'Émile s'acheva sans encombre, et l'ouvrage (4 vol. in-12) parut à la fin de mai 1762. Deux mois avant avait paru le Contrat social, publié sans encombre à Amsterdam par Marc-Michel Rey. Rousseau était fort tranquille à Montmoreney, refusant de croire aux bruits fâcheux, lorsque le 8 juin, dans la nuit, il fut averti qu'il était décrété de prise de corps. Sur les instances de la maréchale de Luxembourg, il partit, et évitant Lyon, arriva à Yverdun chez son vieil ami Roguin. En route, il s'était diverti à composer un méchant poème en prose, le Lévite d'Ephraïm, mélange de la Bible et de Gessner. L'Émile fut brûlé par ordre du Parlement, et condamné par un mandement de l'archevêque de Paris. Il fut critiqué et réfuté avec passion par les catholiques et les protestants, à cause surtout de la Profession de foi du Vicaire savoyard. Je citerai Bergier, docteur en théologie, l'abbé François, dom Déforis, en France; le P. Gerdil, barnabite, plus tard cardinal, en Italie; en Suisse et dans les pays protestants, Jacob Verne, Bitaubé, Roustan, Formey, sans compter le Français La Beaumelle. Rousseau dit avoir vu vingt-quatre réfutations du Vicaire savoyard. Dom Cajot, bénédictin, fit tout un livre contre les Plagiats de J.-J. Rousseau de Genève sur l'éducation (1765, in-12).

Il n'était pas difficile de voir que Rousseau avait beaucoup lu et s'était beaucoup souvenu. Il doit surtout à Montaigne et à Locke; mais son livre n'en est pas moins original. L'Émile (cf. G. Compayré, Histoire critique de l'éducation en France, 21 éd., 1880, t. II, .l. V) est un des livres les plus paradoxaux et les plus profonds qu'on ait écrits sur le sujet de l'éducation. Mais, ici comme dans tout ce qu'il écrit, Rousseau déborde son sujet, et verse dans son œuvre tout ce qui s'agite en son cerveau au moment où il écrit. Il met dans l'Émile une philosophie, une religion, en même temps qu'une pédagogie. La philosophie de l'Émile, qui est nettement sensualiste sur la question de l'origine des idées, se caractérise par l'affirmation de la bonté naturelle de l'individu, par celle de l'inégalité des sexes, mais surtout par la préférence donnée au sentiment sur la raison comme fondement de la certitude, et par une doctrine morale qui, posant la légitimité de l'instinct et du désir, donnant le bonheur pour fin de l'activité humaine, aboutit à prôner l'empire sur soi, le resserrement des désirs, l'acceptation de la nécessité; le renoncement. Sur la religion, les idées de Rousseau sont exposées dans le Vicaire savoyard: dans une première partie, il établit la religion naturelle; par le raisonnement et le sentiment, il affirme Dieu, sa puissance, son intelligence, sa bonté; l'âme, la liberté, la conscience; et il se juge autorisé à croire l'immortalité de l'âme, et l'éternité du bonheur dans l'autre vie. Dans une seconde partie, il montre que la religion naturelle est l'essentiel de toutes les religions, qu'elles n'ont rien ajouté d'important à ce que l'individu trouve par l'exercice de sa pensée; que leurs dogmes et leurs rites n'ont causé que misère et persécution, fanatisme et crime; qu'il est impossible de choisir entre le judaïsme, le christianisme et le mahométisme, entre le catholicisme, le calvinisme et le luthéranisme; que nul signe visible ne guide l'homme dans ce choix, que les miracles ne prouvent rien, ne pouvant pas se prouver; et qu'il n'y a pour l'homme de sens qu'à rester en paix dans la religion de son pays, en connaissant bien que la partie vraie et essentielle de cette religion, ce sont les mêmes idées qui se retrouvent dans la religion du pays voisin, malgré l'opposition des dogmes et l'hostilité des Églises. D'où l'on tire aisément une leçon de tolérance universelle.

Quant à l'éducation, beaucoup de bizarreries et de paradoxes de Rousseau s'expliquent si l'on regarde ce qu'il a voulu faire. De même que dans le Discours sur l'inegalité il avait recherché les causes de la corruption de la société, de même dans l'Émile il a recherché les causes de la corruption de l'individu; si l'homme est né bon, comment le vice s'y introduit-il? Il veut, aussi enseigner comment, par quelle éducation l'homme peut retrouver sa bonté naturelle, dans une société telle que la nôtre et corrompue: le problème de l'Émile, c'est, dans une société mauvaise, dans un État despotique, de créer un homme bon et libre, et par suite heureux; et voilà pourquoi l'isolement, l'éducation privée s'imposent, malgré la préférence de Rousseau pour l'éducation publique dans une société bien organisée. Dans les livres I et II; Rousseau donne des conseils sur la première enfance: c'est le temps de l'éducation physique et de l'éducation des sens. Il faut donner à l'enfant l'idée de sa dépendance et le soumettre à la nécessité. Au livre III, se fait de douze à quinze ans l'éducation de l'intelligence et de la réflexion; elle se fait par, les choses même, par l'expérience directe, sans livres. L'idée directrice de cette période doit être l'idée de l'utile. Au livre IV, Émile, à partir de quinze ans, fait l'éducation de sa sensibilité. Le précepteur forme en lui les sentiments sympathiques et sociaux. Alors seulement il lui révèle Dieu, il lui enseigne la religion (profession du Vicaire savoyard). Alors le ressort de l'activité d'Emile ce sera l'idée du bien et du beau son guide sera sa conscience. Dans le Ve livre s'achève la formation de l'homme, par des lectures, par des voyages, par la vie de société, enfin par le mariage: Rousseau lui a préparé la femme qu'il lui fallait, Sophie, qui est peu instruite, mais qui a du bon sens, de la piété, de la bonté, et le sentiment de la dépendance de son sexe. Il est aisé de critiquer et de railler ce qu'il y a d'abstrait, de chimérique, de factice, de faux, d'incomplet, de dangereux dans l'Émile. Mais les vues neuves, fortes, fécondes y abondent: il n'y a guère de bizarrerie ou d'erreur qui n'enveloppe sous sa forme absolue et choquante une vue utile et vraie. Rousseau a fait rendre à l'éducation physique sa place; il a montré le lien qui l'unissait à l'éducation intellectuelle et morale. Par l'éducation négative, il a fait entendre qu'il ne fallait pas aller contre la nature, que faire un homme n'était pas fabriquer une machine, mais développer un organisme vivant. Il a posé le principe excellent de l'éducation progressive, réglant le progrès des études sur le développement physique et moral de l'enfant. Il a posé le principe de l'éducation expérimentale qui donne à l'enfant autant que possible la vue et le contact des choses, et emplit moins la mémoire qu'elle n'exerce les facultés et n'enrichit l'expérience. Il a aimé l'enfance et a voulu qu'elle fût heureuse et joyeuse. Il a donné le pas à l'éducation sur l'instruction: il a voulu faire un homme, un homme complet, développé jusqu'à la perfection de toutes ses puissances, armé pour la vie, pour la bonne vie, et capable de suivre dans ses actes sa conscience et sa raison. Il a embrassé tout ce qui contribue à faire l'homme, depuis les premiers soins d'hygiène qui le font robuste ou faible jusqu'aux hautes conceptions métaphysiques ou religieuses qui le font raisonnable ou superstitieux. ll a donné un plan d'éducation rationnelle et laïque qui n'abandonne pas à une direction concurrente, et bien souvent antagoniste, la plus haute et délicate partie de l'ouvrage. Il a réagi contre l'éducation livresque, et aussi contre l'éducation artificielle et mondaine, qui accepte tous les préjugés et toutes les conventions d'une société raffinée et inique, et y mesure exactement son idéal. Il a vu que dans toute conscience le problème de la croyance religieuse doit un jour se poser, et que la foi, si elle doit subsister, doit être un acte de liberté et d'adhésion volontaire, non une impulsion héréditaire ou une habitude machinale. On peut regretter qu'il n'ait pas dessiné un plan d'éducation nationale qu'il ait trop cru à l'avantage de laisser la nature faire toute seule; qu'il n'ait pas vu que la raison se crée peu à peu chez l'enfant par la répétition des actes raisonnables qu'on tire de lui, et ne naît pas un beau jour à douze ans toute prête à servir; qu'il ait présenté le développement de l'éducation plutôt sous la forme d'une succession d'époques comme séparées par des cloisons étanches, que sous celle d'une évolution continue où chaque état a ses racines dans l'état précédent et s'y élabore lentement. Il est fâcheux qu'il ait trop peu cru à la nécessité du travail régulier et méthodique, de l'exactitude qui coûte et qui exige un effort de volonté, à celle aussi des leçons dogmatiques et des livres; qu'il n'ait pas assez parlé de devoir et trop souvent de bonheur, même en enseignant le renoncement et la domination de soi-même. Tout cela laisse subsister l'excellence féconde de l'Émile; ce n'est pas un programme à suivre, c'est un livre à méditer. Les grands pédagogues de l'époque suivante, Kant, Pestalozzi, Frœbel, Mme Necker de Saussure, chacun à sa façon, lui doivent beaucoup. En France, l'Émile eut un retentissement considérable. Il rendit aux mères le sentiment du devoir maternel; il le mit à la mode; il fit des femmes du monde les nourrices de leurs enfants. Il révolutionna l'hygiène de la première enfance; il remit en l'honneur l'éducation physique, les jeux d'adresse et de force. Il rendit l'instruction même plus pratique et positive. Enfin, comme Émile apprend l'art du menuisier, beaucoup de jeunes gentilshommes et de fils de famille apprirent un métier manuel. Cependant on s'attacha plus en France à des parties et à des singularités du système de Rousseau qu'on ne prit l'esprit profond de l'ensemble: on laissa cet honneur aux étrangers.

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