Les parvenus du goût

Marc Chevrier
Éloge de la lentille.
Les idiots, disait Paul Valéry, sont comme les mollusques fixés à leur rocher, ils adhèrent. En matière de cuisine, les adhérences sont nombreuses, tout autant que les modes. Si l'art culinaire doit souffrir de l'ignorance, c'est moins de celle du gagne-petit, qui mange simple, que de celle du parvenu, qui a le portefeuille plus ample que le goût. Avouons-le, beaucoup de clinquant et de snobisme enfarinent la gastronomie, genre de noblesse du goût, dont, à défaut d'en posséder quelques quartiers, on croit pouvoir en acheter toutes les apparences. Le parvenu ignore ce qu'il mange; il ingurgite toutes sortes de fines nourritures par imitation. Le repas où il se montre, endimanché ou en tenue d'une décontraction étudiée, de préférence dans un grand restaurant qui a la côte, ressemble plutôt à un ballet disgracieux de pots-pourris. Tout mets chic, cher et choc trouvera grâce à ses yeux. Pour commencer, un nid de coquillages à demi frais, agrémentés d'une sauce piquante, qui en étouffe la saveur. Ensuite, une épaisse tranche de foie gras trop cuit, accompagnée de bière, de vin rouge et de quoi d'autre encore. Pour le plat principal, on hésite: sera-ce le spectaculaire steak au poivre flottant dans sa mare de cognac ou la bouillabaisse prétendument marseillaise, espèce de soupe de poissons cuits à moitié décongelés avec moult ail, tomates déjà étuvées et herbes trop sèches? Après ces premiers mets et entremets, le plateau de fromages, blocs de pâtes pasteurisées et bien réfrigérées. Enfin, pour finir, les crêpes Suzette, rendues crépitantes par un feu nourri de flammes tout près d'embraser la nappe.

Devant cette inflation de cuisine pompière, le recours aux aliments modestes est une médecine salutaire. Il ne viendrait sûrement pas à l'idée d'un parvenu du goût de se délecter d'un plat de lentilles. Vraiment, ce vil petit légume, trop peu cher pour avoir droit de briller dans une assiette de gourmet, vaut-il la peine qu'on le dévore? Au sceptique, voici quelques conseils. Évitez la grande lentille verte, certes bourrative, mais fade et farineuse. Choisissez plutôt la petite brune, qui coule entre les doigts, consommée en salade, en soupe, ou en guise de légume d'accompagnement. Si vous la destinez à la salade, faites la cuire dans deux fois son volume d'un bon bouillon, avec un petit oignon en morceaux, un bouquet garni et du lard salé. Servie tiède, nappée d'une bonne vinaigrette, elle comblera d'aise le fin palais. S'il vous reste un bel os d'un jambon, faites-en une soupe de lentilles qui, enrichie d'oignon et de céleri, réchauffera les estomacs affamés par un hiver trop long. Servie chaude, elle met en valeur un plat de viande, comme les saucisses, dont elle enveloppe la saveur prononcée. Bref, la lentille est polymorphe, démocratique et plus goûteuse qu'on croit. Si elle vous paraît encore trop commune, achetez alors la lentille du Puy, le seul légume d'appellation contrôlée, cultivé au pied de volcans éteints. Elle est grise, tachetée de noir, plus lisse et brillante. La cuisson révèle des grains fermes, point du tout farineux, où se décèle un soupçon de souffre. De quelque manière que vous l'apprêtiez, elle prendra place sur votre table sans que vous en rougissiez. Si la couleur vous attire, optez pour la petite lentille rouge japonaise (la fève adzuki), aussi délicieuse que sa cousine française.

Définitivement modeste, la lentille n'égalera jamais un tournedos Rossini ou une bonne longe de veau à la gelée. De là vient tout son charme: ne pas prétendre à plus que ce qu'elle vaut. Que de croûtes boursouflées et de ragougnasse de boulevard n'échangerait-on pas pour un bon plat de lentilles!

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