Fritz Lang, de 1936 à 1956 - Une théodicée Américaine
Fritz Lang (cliquez ici pour accéder à son dossier biographique)
Les mauvais esprits insinuent parfois, à la manière de Georges Clemenceau, que la littérature cinématographique est à
Ceux qui affirment le contraire ne sauraient être méprisés par principe. Quel que soit leur degré de pertinence, leurs arguments participent légitimement de la réflexion artistique. Néanmoins, il est permis de penser que les thuriféraires de la période germanique de Fritz Lang ont une propension, éminemment contestable d’un point de vue éthique et logique, à se réfugier derrière la pensée dominante en glorifiant des films inaccessibles au commun des spectateurs[2]. Par ailleurs, tout incite à considérer qu’il est vain de rechercher une césure au sein de la filmographie de l’illustre cinéaste. Ainsi, Fritz Lang n’a pas quitté son Autriche natale pour « faire carrière » dans la riche et puissante Hollywood ; il a fui l’Allemagne Hitlérienne, qui voulait faire de son talent l’instrument privilégié de la propagande nazie[3]. Dès lors, il n’existe, a priori, aucun fait qui soit de nature à mettre en cause la continuité artistique des œuvres du Maître. A posteriori, quiconque analysera méthodiquement ces dernières, de J’ai le droit de vivre (You Only Live Once) à Sans l’ombre d’un doute (Beyond a Reasonable Doubt), aura confirmation que si rupture qualitative il y a, elle ne réside que dans les conjectures hautement subjectives de commentateurs indûment autorisés. Fritz Lang n’a ni déformé sa vision du monde, ni aliéné son savoir-faire en franchissant l’Atlantique. Au contraire, il a su profiter des moyens que les Etats-Unis ont mis à sa disposition pour approfondir, avec une remarquable constance, la réflexion qu’il avait entamée dans Docteur Mabuse, dans les Nibelungen et dans ses autres films de jeunesse. Cette pensée, aussi classique dans la tradition universitaire que singulière dans l’industrie cinématographique, tient entièrement dans un mot fascinant : la théodicée.
Furie (Fury)
Définir ce terme sans s’égarer dans les dédales de
Tout au long de sa carrière balayée par les vents dévastateurs de l’Histoire, Fritz Lang s’est fait le chantre de ce discours en forme de traité sur
Furie (Fury)
Pour accomplir ce miracle, le réalisateur ne s’est pas contenté de mettre en scène une série de films imaginés par quelques-uns des scénaristes les plus doués des années 1930, 1940 et
Chasse à l'homme (Man Hunt)
L’idée ne saurait être plus clairement formulée : l’Homme est né pour subir la damnation de la violence. La façon dont Lang met ses personnages en lumière confirme avec éclat ce parti pris dramatique. Ainsi, tous les héros de ses longs-métrages semblent voués à vivre dans l’ombre par quelque mauvais sort de Lucifer. Dans l’univers impitoyable de ces êtres disgraciés, la nuit se fait constamment jour et se rit impunément des lois du Temps. Le fait que ce monde inquiétant soit généralement filmé en noir et blanc n’est pas étranger à cette sensation. Néanmoins, ce serait porter un jugement réducteur que d’en rester à cette appréciation basique. Stephen Byrne (Louis Hayward), le romancier maléfique de The House by the River en est le témoin le plus éblouissant. Certes, il commet une part importante de ses forfaits entre le crépuscule et l’aurore, mais tout spectateur attentif observera, avec effroi et stupéfaction, que le sinistre individu est perpétuellement entouré d’un halo ténébreux, comme si le soleil lui-même était impuissant à éclairer son visage sépulcral. Le sombre prodige est lourd de signification. Il sous-entend que la destinée humaine est si noire qu’elle laisse sur toutes choses une empreinte indélébile. Une œuvre à l’image des Contrebandiers de Moonfleet (Moonfleet) aurait pu, avec ses couleurs chatoyantes, apporter une touche d’espérance dans ce tableau cauchemardesque. Cependant, il n’en est rien. Tout l’histoire est en effet enveloppée dans un voile obscur, dont la texture évoque simultanément la virulence des tableaux de William Hogarth[9], la lande gothique du Chien des Baskerville et les bas-fonds de M. le Maudit[10].
Inexorablement, la théodicée de Fritz Lang prend forme. Sa dramaturgie, son décor et sa musique s’installent à mi-chemin de l’art lyrique et du roman noir. Un seul élément fait encore défaut à cette tragédie, rejouée à l’infini comme un classique du répertoire : l’Homme. Chez Lang, il joue régulièrement le rôle ingrat du coupable. Il est à l’origine de tous les crimes, de toutes les perversions, de tous les outrages. Mark Lamphere (Michael Redgrave), le héros du Secret derrière la porte (The Secret beyond the Door), le dit sans détour : « Des forces obscures sont en nous. Nous sommes les enfants de Caïn. Nous avons tous songé à tuer. Le Mal est dans notre Nature ». Le bien nommé Désirs humains expose les motivations de ce jugement implacable. En dressant un parallèle entre les personnages et les trains[11] mais aussi, en faisant des passions le moteur de l’action[12], le film, libre adaptation de
Les bourreaux meurent aussi (Hangmen Also Die)
Ici, Fritz Lang fait appel à Thomas Hobbes pour soutenir sa thèse. A l’instar du philosophe Anglais, le cinéaste Américain décrit l’Homme comme une mécanique, dont le comportement est déterminé par des instincts aussi bas qu’incoercibles. Cet emprunt idéologique affleure dans le caractère des protagonistes de chaque film. Souvent, ces derniers sont des êtres moralement faibles, qui obéissent à des forces malfaisantes qui les dépassent. Comme Quive-Smith (George Sanders), l’officier nazi de Man Hunt, comme Johnny (Dan Duryea), l’escroc de
Cette nature perverse, Fritz Lang la fait ressortir en s’inspirant des méthodes d’un autre théoricien : Sigmund Freud. Dans le Secret derrière la porte, il use ainsi de la psychanalyse pour exorciser les pulsions de mort du héros et par extension, celles du Spectateur. Dans
La femme au portrait (The Woman in the Window)
Quels que soient les moyens qu’il utilise ou les auteurs dont il se réclame, Fritz Lang poursuit un objectif immuable : montrer que le Mal porte la signature ensanglantée de l’Homme. Nous sommes des tortionnaires, lâche-t-il dans Furie et Les bourreaux meurent aussi. Nous sommes des voleurs, ajoute-t-il dans
Ce tableau de l’ignominie commune est d’une laideur que seul égale le portrait maudit de Dorian Gray. Mais ce qui achève de le rendre terrifiant et repoussant, c’est qu’il renvoie aussi bien l’image de l’Homme que celle de
La rue rouge (Scarlett Street)
Cette référence à
Le secret derrière la porte (The Secret Beyond the Door)
Les exemples similaires sont si nombreux qu’il serait vain de vouloir en faire un recensement exhaustif. Pareille omniprésence peut surprendre, dans la mesure où Dieu passe pour le grand absent de l’œuvre de Fritz Lang[16]. Cependant, elle corrobore l’hypothèse selon laquelle le cinéaste d’origine Autrichienne a bien consacré son exil Américain à la composition d’une théodicée, c’est-à-dire, d’un système visant à exonérer le Créateur de la responsabilité du Mal.
Cette conclusion ne saurait pourtant éluder un paradoxe manifeste : n’est-il pas incohérent de présenter l’Homme comme une machine conçue par un Etre omnipotent et, dans le même temps, de lui imputer toutes les infamies commises au cours de l’Histoire ? L’Humanité n’est-elle pas innocente, du fait de son essence mécanique et de sa filiation divine ? L’objection semble dirimante et néanmoins, Fritz Lang la réfute avec l’aisance caractéristique des grands esprits. S’il existait un déterminisme du Mal, suggère-t-il de film en film, tous les hommes seraient mauvais et cette règle ne souffrirait aucune exception. Or, le monde n’est assurément pas vierge de bonnes âmes. David Bannion, le héros de Règlements de comptes, en est la preuve éclatante. Bien qu’il vive dans une triste réplique de Sodome, il décide de ne pas succomber à la tentation du péché. Il demeure incorruptible en toutes circonstances. Son insubmersible intégrité nous indique que l’Homme est à l’image de Thorndike (Walter Pidgeon), le chasseur d’élite qui, dans Man Hunt, tient le chef du IIIè Reich dans le collimateur de son fusil[17] : il a le choix d’éradiquer le Mal et de faire triompher le Bien. Un seul juste sur
House by the River
La théodicée est pratiquement bouclée. Un problème reste toutefois en suspens. A ce stade de la réflexion, nul ne sait en effet quelle instance permet au commun des mortels d’identifier
L'ange des maudits (Rancho Notorious)
Cette Chambre universelle des châtiments fonctionne selon des modalités typiquement Shakespeariennes. Comme Richard III, Macbeth ou encore Brutus, l’assassin de Jules César, le coupable est poursuivi par le spectre de ses méfaits. Généralement, ces fantômes de la mauvaise conscience abattent sans pitié le glaive de
Règlements de compte (The Big Heat)
Cette Justice éclatante de perfection, dont les magistrats siègent dans le cœur et dans l’âme de tous les hommes, se défie ostensiblement des juridictions traditionnelles. Dans
Désirs humains (Human Desire)
Ce subtil mélange d’immanence et de transcendance fait la singularité de Fritz Lang. Elle fait également son génie[24]. L’Homme a devant lui un chemin tout tracé, enseigne le cinéaste. Cependant, il est libre de le sillonner à sa guise et de prendre la direction de son choix ; bien qu’il soit tributaire du Destin, il n’est aucunement enfermé dans la fatalité. Cette morale, reconstituée mot par mot grâce aux vertus de l’analyse critique, est imprégnée de la sagesse et de la lucidité des personnages qui ont traversé les grandes épreuves de l’Histoire. Elle responsabilise l’Etre humain, sans pour autant le condamner par principe[25]. A elle seule, elle réhabilite la période Américaine de Fritz Lang et ceux qui, dans cet art trop souvent mésestimé qu’est
Les contrebandiers de Moonfleet (Moonfleet)
[1] Fritz Lang en Amérique, Editions de l’Etoile / Cahiers du Cinéma, Paris, 1990.
[2] En l’espèce, Peter Bogdanovich a des mots assassins : « Alors que les films Américains de Lang sont en général facilement visibles, ses films Allemands sont rarement montrés.
[3] Fritz Lang a été naturalisé Américain en 1935.
[4] Ces travaux, parus en 1710, s’intitulent précisément Essais sur
[5] Sachant qu’il existe une théodicée chez d’autres penseurs comme Jean-Jacques Rousseau, Emmanuel Kant ou Victor Cousin.
[6] Exceptions parmi lesquelles figurent Espions sur
[7] Le personnage est incarné par Arthur Kennedy.
[8] Le refrain complet de la ballade, intitulée La légende de Chuck-a-Luck, est le suivant :
Ecoute la légende de Chuck-a-Luck, Chuck-a-Luck,
Ecoute la roue du Destin,
Qui tourne, tourne en chuchotant,
La même vieille histoire de haine, de meurtre et de vengeance.
[9] Lang lui-même assume cette référence picturale, dans l’un des entretiens qu’il a accordés à Peter Bogdanovich (voir Fritz Lang en Amérique, op. cit, p. 115).
[10] Rappelons par ailleurs que de nombreuses séquences du film se déroulent la nuit, dans le cimetière qui fait office de repaire aux contrebandiers.
[11] Parallèle que l’on retrouve notamment dans
[12] Carl Buckley (Broderick Crawford) perd son travail de cheminot à cause de son tempérament violent. Mû par l’égoïsme et la convoitise, il demande à Vicki (Gloria Grahame), sa femme, de séduire le directeur de son entreprise pour retrouver son poste. Mais la jalousie le pousse finalement à tuer l’employeur corrompu. Guidé par son instinct de survie, il menace alors son épouse de l’impliquer dans le crime. Vicki ne s’en laisse toutefois pas compter. Perverse en diable, elle essaie de convaincre Jeff (Glenn Ford), son amant, de supprimer l’encombrant Carl…
[13] Dans son songe plus vrai que nature, le paisible Richard Wanley se laisse ensorceler par une vamp prénommée Alice (Joan Bennett). Il tue l’amant jaloux de la belle séductrice et dissimule le cadavre. Il se joue effrontément de
[14] Fait hautement symbolique, Dave Bannion (Glenn Ford), le seul homme qui ose contester l’ordre établi, n’hésite jamais à « faire le coup de poing » contre les criminels et leurs puissants affidés.
[15] C’est justement grâce à des versets du Livre saint que le petit John Mohune (John Whiteley) parvient à retrouver le fabuleux diamant de ses ancêtres.
[16] Toujours en arrière-plan, le Tout-Puissant n’est jamais nommé. Quant à ses symboles traditionnels, ils sont constamment effacés.
[17] Thorndike est une allégorie des démocraties des années 1930. Comme elle, il est en mesure de décapiter le nazisme et cependant, il s’y refuse pour des raisons que
[18] La proposition reprend ingénieusement celle que Dieu fait à Abraham, dans
[19] Naturalistes et positivistes dont Emile Zola fut l’un des principaux représentants, dans la seconde moitié du XIXè siècle. Si l’on prend ce paramètre en considération, il devient évident que Désirs humains est une trahison volontaire de
[20] Cette référence à l’Histoire nous amène opportunément à nous souvenir que la pensée de Fritz Lang ne peut se comprendre sans un effort de contextualisation : la théodicée du cinéaste n’a pas été conçue ex nihilo, mais essentiellement en réaction au péril fasciste.
[21]
[22] Contrepoids naturel et donc, divin, les croyants considérant que
[23] Furie était d’ailleurs l’un des films favoris du réalisateur.
[24] Génie et singularité sont d’ailleurs unis par les liens de l’étymologie.
[25] L’Homme étant mauvais par choix et non, par essence. Ceci coupe court aux accusations de misanthropie dont Fritz Lang a été fréquemment et injustement l’objet.
[26] Outre Peter Bogdanovich, on retiendra, parmi ces valeureux commentateurs, des hommes tels que Jean-Luc Godard, François Truffaut et Jacques Rivette.