À l'école de Rabelais

Bernard Saladin D'Anglure

Extrait d'un article publié dans l’ouvrage sous la direction de F. Ouellet Pluralisme et école, pp. 437-464. Québec : Institut québécois de recherche sur la culture, 1988, 617 pp. On peut lire cet article sur le site Les Classiques des sciences sociales

Pour illustrer ce que nous entendons par logique de la vie, celle qui prévalait avant Descartes, nous évoquerons l'oeuvre de Rabelais ; elle exprime, en effet, de façon exemplaire, ce qu'était alors l'école du peuple, l'école de la vie, c'est à dire la tradition populaire, la culture, au sens le plus extensif du terme. Dans cette oeuvre, axée sur la dynamique de la vie, l'enfant occupe une place de choix ; le corps aussi dont les flux sont constamment pris en compte, qu'il s'agisse de la digestion, des souffles corporels ou de la procréation. Bakhtine(1970) a su brillamment faire ressortir l'importance du corps chez Rabelais :

À la différence des canons modernes, le corps grotesque n'est pas démarqué du restant du monde, n'est pas enfermé, achevé ni tout prêt, mais il se dépasse lui-même, franchit ses propres limites. L'accent est mis sur les parties du corps où celui-ci est soit ouvert au monde extérieur, c'est à dire où le monde pénètre en lui ou en sort, soit sort lui-même dans le monde, c'est à dire aux orifices, aux protubérances, à toutes les ramifications et excroissances : bouche bée, organes génitaux, seins, phallus, gros ventre, nez. Le corps ne révèle son essence, comme principe grandissant et franchissant ses limites, que dans des actes tels que l'accouplement, la grossesse, l'accouchement, l'agonie, le manger, le boire, la satisfaction des besoins naturels (p.35).

Le grotesque y relativise les points de vue, les systèmes de valeur et les rapports de force ; le relativisme, est également introduit par les variations d'échelle qui vont du microscopique (échelle des nains, des enfants et des petits animaux) au macroscopique (échelle des géants et des forces cosmiques) en passant par l'échelle humaine, référence du discours. N'y a-t-il pas là une véritable pédagogie, qui nous autorise à parler d'une École de Rabelais, où le ventre constitue un axe permettant toutes les inversions, toutes les relations, entre vie et pensée. "Victor Hugo, qui a exprimé la compréhension la plus complète et la plus profonde de Rabelais" (Bakhtine, 1970 :130), le qualifie de grand poète du ventre, ventre qui représente le centre de sa topographie. Pédagogie aussi où le rire fait figure de principal outil qui ébranle toute certitude et rend possible toute solidarité en abolissant les barrières entre les hommes. "C'est dans l'oeuvre de Rabelais que le rire du Moyen Age a trouvé son expression suprême" écrit fort justement Bakhtine (1970 :105), qui souligne "le rapport essentiel du rire de fête avec le temps et l'alternance des saisons" (p.89). Cet analyste critique d'ailleurs judicieusement l'étude de Lucien Febvre (1942) sur Rabelais :

Febvre ignore l'aspect comique du monde à qui il a fallu des siècles et des millénaires pour s'organiser dans les multiples formes de la culture comique populaire (et avant tout dans celle des rites et spectacles). Analysant certaines plaisanteries cléricales /.../ il ne voit pas qu'il s'agit là de parcelles d'un tout immense et unique : la sensation du monde populaire et carnavalesque, l'aspect comique universel du monde. /.../ son attention est exclusivement braquée sur les phénomènes "sérieux" (dans l'esprit du XIXe siècle) de la culture et de la pensée. Par exemple, analysant Erasme et son influence sur Rabelais, il laisse de côté L'Eloge de la folie, qui justement offre le plus de points communs avec le monde de Rabelais. Seul Erasme "sérieux" l'intéresse. /.../ L'aspect comique est universel, il se propage dans toute chose. Febvre ne voit justement pas cet universalisme, cette valeur de conception du monde du rire, sa vérité particulière. Pour lui la vérité ne peut que prophétiser. Il ne discerne pas non plus le caractère ambivalent du rire (pp. 138-139).

L'école de Rabelais est, en effet, caractérisée par une perspective holiste présentant une image globale de la société dans une dynamique spatio-temporelle ; approche synthétique et interdisciplinaire, elle prend en considération tant la logique que l'analogique, la raison que l'intuition, la logique de l'esprit que la logique du corps et des sens, elle combine hasard et nécessité, heurs et malheurs, guerre et paix, accidents et régularités... La relation maître/élève y est souvent inversée à travers les changements d'échelle et les retournements de situations ; logique de l'excès et de la démesure, elle donne la mesure et trace les frontières, tout en conceptualisant la transgression et le paradoxe dans une véritable théorie de la relativité.

Contemporain de la découverte le l'Amérique, des routes des Indes et du Canada, Rabelais s'est identifié au courant humaniste, considérant Erasme comme son père spirituel et même comme sa mère spirituelle :

...Je t'ai nommé un père : je te nommerai une mère si ton indulgence m'y autorisait. Nous voyons qu'il arrive chaque jour aux femmes enceintes de nourrir et de protéger de l'air extérieur un germe qu'elles n'ont jamais vu. Voilà exactement ce qui t'est arrivé, ô toi qui m'as élevé, moi dont tu ignorais le visage, dont le nom t'était inconnu, tu m'as nourri aux très pures mamelles de ta divine doctrine, à tel point que, si je ne reconnaissais que c'est à toi seul que je dois ce que je suis et ce que je vaux, je serai le plus ingrat des hommes d'aujourd'hui...

écrit-il à Erasme le 30 novembre 1532, dans la seule lettre adressée au "Prince de l'humanisme" que l'on connaisse de lui 4 ; il est frappant de retrouver dans cette lettre, où il se fait foetus puis nouveau-né porté et allaité par son "maître", les effets de style de son Gargantua, où foisonnent les images du corps et de la reproduction de la vie. Ces images ne sont pas fortuites de la part d'un clerc-médecin qui connut la paternité avec la même joie ambiguë 5 qu'il exprime, dans son oeuvre, la naissance de Pantagruel ; à l'adresse d'un autre clerc, enseignant, lui, dont la naissance fut marquée d'ambiguïté 6 et à qui l'histoire n'attribue pas d'enfant. Il faudrait évoquer aussi l'importance du thème de l'androgynie au Moyen-Age pour illustrer la figure du Christ transmettant sa doctrine comme le lait de ses mamelles, à travers le culte de Jésus-notre-mère (cf. M.C. Pouchelle, 1986).

Erasme eut néanmoins un filleul, le fils de Froben, son éditeur bâlois, Johannes Erasmus Froben, pour qui il compléta ses "Colloques" qu'il lui dédia en 1522, alors que l'enfant n'avait que six ans. Cet ouvrage dont le sous-titre Propos élaborés non seulement dans le but d'améliorer la connaissance du latin chez les enfants, mais surtout de les élever en fonction de la vie témoigne de l'intérêt d'Erasme pour l'éducation des enfants, connut un vif succès en Europe. Il contient une série de dialogues qui traitent avec une grande liberté de tous les thèmes importants de la vie, y compris la sexualité.

Tout en s'inspirant des oeuvres des grands humanistes de son temps comme l'Éloge de la folie d'Erasme (1511) ou l'Utopie de More (1516), Rabelais ira plus loin en renouant non seulement avec les textes classiques gréco-romains, mais aussi avec le très vieux fonds de traditions orales populaires européen ; en donnant à l'imagination, au rêve, à la transe et à la folie un statut comparable à celui de la connaissance rationnelle, dans une "anthropologie des gouffres" très "bastidienne" (cf .R. Bastide 1972 et F.Morin,1975), qui s'exprime à travers le grotesque, le burlesque et le carnavalesque. La vie de Rabelais fut traversée par la grande crise religieuse qui secoua l'Europe au XVIe siècle avec la Réforme, la Contre-Réforme et les guerres de religion. Formé à l'étude des langues, des sciences et de la scolastique, il apprit les arts militaires et fut attiré par la "nouvelle médecine" de Paracelse qui remettait à l'honneur Hippocrate 7 et l'homéopathie ; il devint médecin, enseignant (à Montpellier où la théorie d'Hippocrate sur les vertus curatives du rire étaient particulièrement prisées, cf. Bakhtine, 1970 :77) et praticien. Cette formation, cette expérience et cette orientation marqueront toute son oeuvre.

En 1530, François Ier avait concrétisé son appui à l'humanisme en créant pour sa diffusion un collège qui allait devenir le Collège de France : pour instruire la jeunesse... pas seulement française, mais de toute la chrétienté (cf. Belleforest, in Rabelais, 1973), hors du contrôle de la Sorbonne, dominée alors par la pensée scolastique rigide et étroite. La magistrale pédagogie qui transpire des livres de Rabelais eut tôt fait d'inquiéter la traditionnelle Sorbonne qui les condamna les uns après les autres, comme elle inquiétera encore après sa mort les esprits dévots ; c'est ainsi qu'en 1563 l'Ambassadeur d'Espagne à la Cour de France critiquera l'éducation donnée au jeune Charles IX dans les termes suivants :...On lui fait la lecture d'un livre de bouffonneries qu'on nomme Pantagruel, fait par un anabaptiste et plein de mille plaisanteries sur la religion (cf. Rabelais, 1973).

Retenons donc, à l'école de Rabelais, cette vision holiste de la vie dans l'espace-temps cosmique qu'exprimait la culture populaire de son temps. Retenons la centralité du ventre comme lieu du corps par où passent toutes les dynamiques, les relations hommes / femmes, les relations humains / ressources naturelles et les relations ontologiques avec le destin à travers les changements d'échelle : utérus paradisiaque des premiers temps de la vie, ou gouffre infernal qui attend les damnés (cf. M.C. Pouchelle, 1986). Retenons aussi la force du rire et du grotesque qui ponctue le cycle calendaire ; le souci de persuasion plus que d'autorité ; la place accordée à la socialisation de l'enfant, à son intégration rapide dans le monde des adultes ; enfin la valorisation du "voyage" comme quête du savoir et de la réalisation de soi, voyage circulaire au bout du monde connu, aux portes du Paradis et de l'Enfer.

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