La théorie synthétique de l'évolution

Jacques Dufresne
Pour et contre l'explication de l'évolution qui fait loi et qui paraît pourtant hors la loi aux yeux des juges les plus éclairés: Popper, Grassé...
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A la fin du XIXe siècle l'explication darwinienne de l'évolution, jugée plus prometteuse que celle de Lamarck à cause de l'importance qu'y avait l'hérédité, était néanmoins dans un piteux état. Les lois de Mendel et les découvertes subséquentes en génétique allaient lui donner une seconde vie. Il en résulta une nouvelle constellation d'idées qu'on appelle tantôt la théorie synthétique, tantôt le néo-darwinisme.

Voici l'expérience de laboratoire à laquelle on a le plus souvent recours pour illustrer la thèse centrale de la théorie synthétique. On introduit un antibiotique, la streptomycine par exemple, dans une culture de bactéries. La plupart de ces bactéries mourront, mais l'une d'entre elles, devenue résistante à la suite d'une mutation, se reproduira d'une façon telle qu'il y aura bientôt autant de bactéries qu'au début de l'expérience.


Les mutations

Les mutations sont au coeur de la théorie synthétique. Là où Darwin ne voyait que des variations apparentes dans le phénotype, on parle aujourd'hui de modifications au niveau du génotype. Une mutation est en effet une modification dans un gène, c'est-à-dire dans une séquence de bases.

Pour qu'il y ait mutation, il suffit qu'une base, sur plusieurs dizaines de milliers, une thymine par exemple, soit remplacée par une autre. Un si petit changement peut même être la cause d'une maladie mortelle comme l'anémie falciforme.*

Il s'agit d'une maladie de l'hémoglobine, ces globules rouges qui transportent l'oxygène vers les cellules. L'un des éléments constitutifs de l'hémoglobine, la globine, est une protéine qui, comme toutes les protéines, est codée par un gène déterminé. L'anémie falciforme résulte d'une mutation dans le gène en question: une base est remplacée par une autre. Cela suffit pour que la protéine qui est sous la dépendance de ce gène soit mal formée.

On admet généralement que les mutations se produisent au hasard. Elles seraient provoquées soit par des rayons cosmiques, soit par des radiations, comme les rayons X produits par l'homme, soit enfin par des substances chimiques. Le plus souvent elles ont un effet négatif comme c'est le cas dans l'anémie falciforme, mais elles peuvent aussi avoir un effet positif. L'évolution résulterait de cette fraction de mutations positives. On ne peut d'ailleurs les appeler positives que dans la mesure où elles permettent à un organisme de mieux s'adapter à son milieu.

Dans la culture de bactéries où l'on a introduit un antibiotique, la résistance qui permet à une lignée de proliférer est la conséquence d'une mutation. Malheureusement les exemples comme celui-là, qui ont l'avantage d'être clairs, ont en général l'inconvénient de présenter une vue trop simplifiée des choses. La théorie synthétique est en réalité un ensemble extrêmement complexe comportant beaucoup de zones grises. D'un côté il y a la masse des données correspondant au phénotype: fossiles de diverses époques; découvertes de variétés et de sous-variétés rendant la frontière entre les espèces de plus en plus floue. Ces travaux relevant de disciplines comme l'anatomie comparée ou la paléontologie, ont progressé constamment depuis l'époque de Darwin. De l'autre côté, il y a des données correspondant au génotype: la génétique progresse constamment depuis Mendel, comme nous l'avons déjà vu.

Phenos, Genos. La théorie synthétique est la synthèse des deux. On peut comparer le genos au scénario d'un film et le phenos à la projection de ce film sur l'écran. La théorie synthétique, c'est l'idée que l'action des gènes dans les cellules et le spectacle de la vie dans la nature s'articulent entre eux comme le scénario et le film achevé.

Rappelons ici que les gènes sont les mêmes dans une espèce, que c'est leur arrangement - et, bien sûr, les mutations - qui produit la variété, et qu'une forte proportion des gènes d'une espèce peut se retrouver dans une espèce voisine. L'homme, par exemple ne diffère du chimpanzé que par moins de 5% de ses gènes.

Rappelons également que les bases qui constituent les gènes et le code génétique sont des invariants, qu'on les retrouve partout où il y a vie, dans l'algue la plus ancienne comme dans l'être humain le plus évolué.

Le genos dont nous parlons ici c'est ce vaste assemblage à la fois immuable, et en perpétuel changement à cause des lois de la reproduction et à cause des mutations.

Les croisements à eux seuls ne suffiraient pas à expliquer la variété des espèces vivantes et leur lente transformation à travers le temps. Reportons-nous aux lois de Mendel et essayons d'imaginer la répartition des gènes dans une espèce à effectif élevé et après de nombreux croisements faits au hasard. C'est un beau défi pour les mathématiciens: défi qui a été relevé au début du siècle dans le cadre de ce qu'on appelle aujourd'hui la génétique des populations. Deux mathématiciens, G. H. Hardy et W. Weinberg ont ainsi été amenés à formuler une loi qui porte maintenant leur nom: «Dans une population où les croisements se font au hasard, à l'équilibre, ne présentant ni sélection ni mutation et d'effectif élevé, la proportion des gènes et des génotypes est, d'une génération à l'autre, absolument constante».

A partir des lois de Mendel, les spécialistes de la génétique des populations ont pu aussi étudier, en théorie toujours, les corrélations entre le nombre de mutations et l'apparition des caractères correspondants. Sachant qu'un même caractère est souvent sous la dépendance de plusieurs gènes et ayant admis d'autre part que les mutations sont le fait du hasard, comment peut-on obtenir de bonnes prédictions? C'est là une question à laquelle on est loin d'avoir répondu à la satisfaction de tous les intéressés. Il se trouve toutefois qu'on a pu très tôt vérifier en laboratoire certains calculs théoriques simples.

Les cages à mouches drosophiles

Ces expériences ont été menées au cours des années 1930 par les biologistes français Tessier et L'Héritier au moyen de cages dans lesquelles on enfermait 3,000 mouches drosophiles avec juste assez de nourriture pour qu'elles puissent se maintenir à ce nombre. Imaginons, deux lots de drosophiles, en tous points semblables statistiquement, sauf pour un caractère facile à repérer: par exemple, des animaux avec des yeux de type sauvage et d'autres avec des yeux de type sépia. Si les croisements dans la cage ont lieu au hasard, si le nombre d'oeufs pondus est le même pour chaque type de mouche, si chaque génération pond 100 fois plus d'oeufs que la cage ne peut contenir d'adultes, si la mort frappe au hasard, on devra retrouver dans la cage de génération en génération toujours le pourcentage de sauvage et de sépia qui avait été mis au départ. Si, au contraire, la mort ne frappe pas au hasard, c'est-à-dire si elle frappe de préférence les sauvages ou les sépia, peu à peu l'un des deux lots aura tendance à remplacer l'autre.

«Ce type d'expérimentation, écrit le biologiste français Michel Delsol, a été réalisé et on a pratiquement toujours constaté qu'en effet l'un des lots a tendance à remplacer l'autre et ceci, lorsque les conditions sont semblables, à une cadence régulière que l'on peut mesurer. Il serait alors stupide d'imaginer que la mort frappe toujours le même lot sans raison. On est logiquement amené à penser que, si la mort frappe ce lot avec une régularité mesurable, c'est parce qu'il possède par rapport à l'autre - et dans les conditions de l'expérimentation - un certain désavantage relatif à la survie».

«Dans de telles expériences, on a même souvent pu évaluer la valeur sélective des lots en présence et retrouver à peu près exactement les principales données des analyses mathématiques élaborées de façon totalement conceptuelles dans les grands schémas de la génétique des populations».

Il ne faut toutefois pas en conclure qu'il y a unaminité sur la validité des preuves mathématiques appliquées à l'ensemble du phénomène de l'évolution.


Une dissidence

«Que la terre puisse exister depuis quelques milliards d'années peut nous sembler un laps de temps particulièrement long. Cependant, comme nous le font remarquer les travaux de Salet, c'est par 10 suivi de centaines de zéros qu'il faudrait multiplier cette durée pour que le mécanisme «mutation-sélection» puisse agir pour faire apparaître un organe nouveau, si modeste soit-il. Notons d'ailleurs que la probabilité de disparition d'une fonction par mutation est beaucoup plus élevée que la probabilité de son apparition. C'est précisément ce que le darwinisme et le néodarwinisme peuvent bien expliquer: les pertes de fonctions. Mais ils ne peuvent expliquer l'apparition des organes nouveaux. Au fond, le mécanisme «mutation-sélection» ne peut pas faire en sorte que l'ADN exerce des fonctions constructives nouvelles. Il ne faut pas simplement que l'ADN s'enrichisse, il doit aussi être fonctionnel».


Un papillon à l'ère industrielle


Il s'agit là d'une preuve de laboratoire. Les preuves constatées sur le terrain ont plus de charme. L'exemple le plus souvent cité est celui de la phalène du bouleau, un papillon de couleur grise à qui il a pris la fantaisie - sous l'effet d'une mutation - de se peindre les ailes en noir. Jamais ces mutants, observés par les collectionneurs depuis longtemps, n'avaient été une menace pour les normaux. Jusqu'au jour où la civilisation industrielle leur vint en aide; sur les surfaces noircies par les fumées de charbon, les ailes noires sont en effet devenues tout à coup un avantage. Elles constituaient désormais un excellent camouflage pour les papillons face à leurs grands ennemis: les oiseaux. Si bien que les phalènes grises occupent toujours la campagne, l'écorce grise des arbres continuant d'être un refuge sûr pour elles, tandis que les phalènes à ailes noires occupent les villes industrielles.

Cet exemple nous aidera à comprendre l'un des aspects importants de la théorie synthétique, telle que l'a présentée Théodosius Dobzhansky, l'un de ceux à qui on en attribue la paternité.

Comment peut s'opérer concrètement la sélection naturelle? Aussitôt qu'à la suite d'une mutation un individu dispose d'un avantage, cet individu devrait normalement se reproduire plus rapidement que ses rivaux et finir par les éliminer. Mais qu'est-ce au juste qu'un avantage? Tel caractère ne peut-il pas être avantageux dans un milieu donné et désavantageux dans un autre? C'est le cas de la couleur grise de notre papillon: à la campagne elle est un avantage, à la ville elle est un inconvénient.

Mais les choses peuvent être encore plus complexes. Dans un même milieu, un avantage peut se transformer en désavantage. Supposons qu'à la campagne un papillon gris, parce qu'il vole plus vite que son cousin noir, s'est aussi reproduit plus rapidement que ce dernier. Supposons que pour l'oiseau qui se nourrit de ces papillons, la couleur soit un facteur secondaire. Qu'arrivera-t-il? L'oiseau prendra l'habitude de s'attaquer d'abord aux papillons gris parce qu'ils sont plus nombreux, plus faciles d'accès. Jusqu'à ce que les noirs deviennent à leur tour plus nombreux. Et alors le même processus reprendra en sens inverse. De sorte que le gène responsable de la couleur noire et le gène responsable de la couleur grise se maintiendront dans l'espèce. C'est ainsi que Dobzhansky explique le maintien de la variété dans les espèces, en dépit d'une sélection qui, interprétée de la façon la plus simple, devrait tendre à l'éliminer.

Sans cette variété, on serait bien en peine pour expliquer l'évolution. Il faudrait en effet supposer que les mutations positives surviennent au moment précis ou les changements dans le milieu les rendent nécessaires. Si nous revenons à l'exemple de la phalène du bouleau, cela signifierait que la mutation responsable de l'apparition de la couleur noire serait survenue au moment précis ou la suie l'aurait rendue nécessaire à la survie de l'espèce dans les cités industrielles. Il est déjà difficile d'imaginer que le hasard puisse produire dans le bon ordre suffisamment de mutations pour que l'évolution ait lieu. Le fait d'ajouter à cette difficulté celle qui suppose la coïncidence des mutations avec les transformations du milieu rendrait la théorie darwinienne tout à fait invraisemblable. En montrant que les désavantages peuvent, sans disparaître, se transformer en avantages et vice-versa et, en expliquant ainsi le maintien de la variété, Dobzhansky a levé cette hypothèque, au moins partiellement.


Les variantes


Il n'y a toutefois pas unanimité parmi les savants et les philosophes sur l'explication de l'évolution par des mutations survenant au hasard. Certes la théorie synthétique a rallié pendant longtemps la très grande majorité des spécialistes, et elle constitue encore ce que les Anglo-saxons appellent le «main stream». Mais même à l'intérieur de ce courant dominant, il y a, depuis le début des années 1970, des variantes qui parfois ressemblent étonnamment à des dissidences.


Le neutralisme


Dans la perspective néo-darwinienne, les mutations ou variations sont considérées soient comme favorables, soient comme défavorables. La sélection naturelle tendant à éliminer les individus porteurs de mutations défavorables, il faut en conclure qu'elle tend aussi à réduire le nombre des sites mutés sur les chaînes de bases de l'ADN.

Or on a découvert beaucoup plus de sites mutés qu'on s'y attendait. Cela a incité le biologiste japonais Motoo Kimura à faire l'hypothèse qu'il y a beaucoup de mutations neutres - ne se traduisant ni par un avantage ni par un désavantage - et que ces mutations sont plus fréquentes que les autres.

Il y a effectivement sur le segment de l'ADN que nous appelons gène des sites actifs et des sites passifs. On constate par exemple qu'une mutation de la deuxième base d'un codon entraîne toujours un changement fonctionnel dans la protéine, tandis qu'une mutation frappant la troisième base du même codon n'a une telle conséquence que dans la moitié des cas. Or on constate également que les mutations sont plus nombreuses dans le premier cas (sites passifs) que dans le second (sites actifs). C'est l'une des nombreuses confirmations de l'hypothèse neutraliste.

Cette hypothèse n'est toutefois pas incompatible avec le néo-darwinisme, comme certains l'ont affirmé. Même si elles sont moins nombreuses que les neutres, les mutations se traduisant par des avantages ou des désavantages existent aussi en grand nombre, ce qui permet à la sélection naturelle de se faire.

Il subsiste cependant des questions gênantes, notamment en ce qui a trait au rôle du hasard. Puisque les mutations touchent moins certains sites que d'autres, comment peut-on affirmer qu'elles se font au hasard?


Le ponctualisme

Les divergences que nous venons d'évoquer proviennent du camp des généticiens. Les paléontologues ont aussi les leurs. Ce qui ressort principalement de leurs recherches récentes, c'est que l'évolution se fait par sauts. On découvre tout à coup, dans une couche géologique correspondant à cinquante millions d'années de vie, un grand nombre de fossiles assez semblables entre eux puis, plus rien. Mais bientôt apparaît une autre couche où l'on trouve des fossiles très différents de ceux de la couche antérieure, mais semblables entre eux de nouveau.

Les paléontologues Stephen Jay Gould et Niles Eldredge ont donné le nom d'équilibres ponctuels à ces phénomènes. Comment les expliquer? Les darwiniens orthodoxes soutiennent que les chaînons manquants existent, mais que pour des raisons inconnues, ils n'ont laissé aucune trace, aucun fossile. Ces darwiniens peuvent difficilement répondre autre chose. En effet, les petits changements graduels, le passage imperceptible d'une espèce à une autre sont l'un des dogmes centraux du darwinisme ancien et nouveau.

Stephen Jay Gould et Niles Eldredge ont poussé l'hérésie jusqu'à avancer l'hy-pothèse que les espèces, à l'instar des individus, ont une naissance bien marquée et une mort si abrupte qu'ils ne laissent aucun descendant. «Les espèces ont leur propre origine qui sont plutôt rapide et soudaine en regard du temps géologique. Il faut compter de cinq à dix mille ans, peut-être cinquante mille ans pour qu'une nouvelle espèce naisse et évolue à partir d'une ancienne. Cependant, une fois qu'elles apparaissent, les espèces ont tendance à avoir leur propre histoire; elles durent généralement de cinq à dix millions d'années. Puis, l'espèce disparaît à son tour. Quatre-vingt dix à quatre-vingt-quinze pour cent de toutes les espèces qui ont vécu sur la surface de la terre sont maintenant disparues. L'extinction est également la règle».

Gould et Eldredge expliquent la naissance soudaine des espèces par le principe du fondateur. Ce fondateur peut être un oiseau, qui s'étant égaré au large d'un continent, aboutit sur une île perdue, dans les Galapagos par exemple. Compte tenu de ce qu'on sait des variations génétiques, il est permis de penser que cet oiseau - supposons qu'il s'agit d'une femelle qui pourra couver ses oeufs dans son nouvel habitat - sera à l'origine d'une lignée très différente de celle de l'espèce à laquelle elle appartenait.

Un second aspect fondamental du darwinisme se trouve contredit par cette hypothèse. Ce ne serait pas la sélection naturelle, mais un accident quelconque - par exemple un oiseau qui s'égare à cause d'une tempête - qui expliquerait l'origine des nouvelles espèces.


Le facteur cerveau

Les primates supérieurs et l'homme par exemple évoluent beaucoup plus vite que la plupart des espèces inférieures. Il existe notamment des grenouilles qui n'ont pratiquement pas changé en quatre-vingt-dix millions d'années, tandis que l'homme, apparu il y a cinq millions d'années seulement, s'est transformé considérablement depuis ce temps. Comment expliquer cette différence? Les mutations, même quand elles se traduisent par des avantages pour un individu, n'expliquent pas à elles seules l'évolution. Encore faut-il qu'elles soient fixées. On dit qu'une mutation est fixée quand les descendants porteurs du gène mutant sont beaucoup plus nombreux que les porteurs du gène d'origine. Le rythme auquel peuvent s'opérer les fixations pourrait donc expliquer les différences des rythmes d'évolution, entre les grenouilles et les hommes par exemple.

Deux facteurs peuvent agir sur le rythme des fixations: les pressions sélectives externes et les pressions sélectives internes. (Définissons bien les termes. Dire qu'il y a une pression sélective liée à un cerveau qui permet l'initiative n'équivaut pas à dire que la fonction crée l'organe, que la girafe va faire muter ses gènes dans la direction voulue en s'étirant le cou pour manger les feuilles du haut des arbres) La suie qui noircissait les murs dans les villes industrielles du XIXe siècle est un bel exemple de pression sélective externe exercée en faveur des papillons noirs d'une espèce où il en existait aussi des gris. Les pressions extérieures dont font le plus souvent état les spécialistes de l'évolution sont dues à l'action des forces géologiques, à l'érosion ou à la formation de montagnes par exemple.

Les pressions externes auxquelles les mammifères supérieurs ont été exposés auraient-elles été importantes et nombreuses par rapport à celles qu'auraient subies les grenouilles par exemple, au point qu'on puisse trouver là une explication des différences dans les rythmes d'évolution? La chose est bien peu probable.

Reste l'hypothèse des pressions sélectives internes, lesquelles pourraient être liées à la dimension du cerveau ou plus précisément à la proportion entre le cerveau et l'organisme complet. Il arrive que cette proportion est très élevée chez les primates supérieurs, chez l'homme et chez les oiseaux. Or ce sont précisément chez ces espèces que l'on trouve les rythmes d'évolution les plus rapides.

Il faut toutefois beaucoup d'audace sinon de la témérité pour oser introduire l'idée de pressions sélectives internes dans la citadelle néo-darwinienne. N'est-ce pas le spectre de Lamarck qui reparaît ainsi? Si la pression sélective* vient surtout de l'intérieur, par une initiative découlant non d'une mutation, mais de la taille du cerveau, que reste-t-il des grands dogmes du darwinisme, ancien ou nouveau?

La mésange et le pot au lait


La mésange qui a tenu les laitiers britanniques et les biologistes du monde entier en alerte pendant dix ans, de 1930 à 1940, nous aidera à comprendre le rôle de l'initiative dans l'évolution. Un bon matin, une dame anglaise a découvert une mésange perchée sur ce qui devait être pour elle une fontaine de jouvence: une bouteille de lait. Ayant réussi à percer la capsule de carton, elle se gorgeait de lait avec un plaisir intense et innocent. Y a-t-il jamais eu initiative aussi heureuse dans toute l'histoire de l'évolution? Du lait il y en avait partout en abondance et aucun autre oiseau ne s'en était avisé. Il suffisait d'avoir l'idée de percer la capsule. Au bout de quelques années, toutes les mésanges du Royaume-Uni imitaient le génial individu qui avait eu l'audace de se croire assez fort pour percer le carton.

Jouant de ruse avec les mésanges, les laitiers introduisirent des capsules d'aluminium. Les mésanges ayant réussi à les percer, les laitiers placèrent les bouteilles de lait dans des cartons, ce qui hélas! mit brutalement fin à une expérience prometteuse.

Pour digérer le lait, il faut posséder un enzyme capable de rompre la lactose. A cet enzyme, - rappelons qu'un enzyme est une protéine - doit correspondre un gène ayant subi les mutations requises. Notre mésange géniale possédait évidemment ce gène, comme sans doute la très grande majorité des membres de son espèce.

Mais comment expliquer l'initiative de percer la capsule une première fois? Il y avait dans ce geste une part d'originalité ne pouvant s'expliquer que par l'entrée en scène du cerveau. Cette aptitude du cerveau supposait toutefois une évolution de cet organe et donc des mutations des gènes correspondant aux protéines dont il est constitué.

On voit comment une pression sélective peut s'exercer de cette façon. Les individus dont le cerveau n'a pas suffisamment évolué ou qui ne peuvent produire l'enzyme nécessaire à la digestion du lait sont défavorisés par rapport aux autres, et évidemment ils se reproduisent moins.

Voici, à propos du rôle de l'initiative quelques lignes du biologiste américain Allan Wilson. Ces lignes pourraient s'avérer un jour aussi importante que les phrases clefs de L'origine des espèces. «Les travaux que nous avons effectués avec Jeff Wyles et Joseph Kinkel font penser que l'évolution des mammifères et des oiseaux est essentiellement due à la pression sélective interne exercée par leur cerveau: la vitesse moyenne d'évolution anatomique est d'autant plus élevée que le cerveau est plus gros par rapport au corps. Au cours de l'évolution des vertébrés terrestres, la taille relative du cerveau a été multipliée par 100, des premiers amphibiens à l'homme; de plus, cet accroissement de la taille relative est plus rapide dans cette lignée que dans celles des autres mammifères ou dans celles des oiseaux. En revanche, la taille relative du cerveau des grenouilles et des salamandres actuelles ne diffère presque pas de celle des premiers amphibiens».

Allan Wilson et ses collègues Wyles et Kunkel ne sont toutefois pas une espèce nouvelle parmi les spécialistes de l'évolution. Voici ce que Arthur Koestler * écrivait en 1967 à propos d'un oiseau des Galapagos qui s'est comporté comme la géniale mésange britannique. «Selon la théorie orthodoxe, il faudrait croire qu'une mutation due au hasard, en modifiant la forme du bec de l'oiseau (qui, toutefois n'est pas très différent du bec de d'autres pinsons) est responsable du développement d'une façon ingénieuse de chasser les insectes. Il faudrait également croire que c'est le même hasard qui força la mésange à ouvrir les bouteilles de lait. Nous pensons plutôt, comme Hardy, que «l'accent mis aujourd'hui sur cette conception doit être fausse»; et que la cause principale du progrès évolutionnaire n'est pas une pression sélective de l'environnement, mais l'initiative de l'organisme vivant, «cet animal qui explore et découvre sans cesse de nouvelles façons de vivre, de nouvelles sources de nourriture, tout comme les mésanges ont découvert la valeur des bouteilles de lait... Ce sont ces adaptations qui sont dues au comportement de l'animal, à l'exploration fiévreuse de son entourage, à son initiative, qui distinguent les principales lignées de l'évolution; ce sont ces qualités dynamiques qui ont conduit aux différents rôles de la vie et qui ont ouvert la voie à l'émergence nouvelle d'un groupe d'animaux dans cette phase de leur expension qu'on appelle techniquement le rayonnement adaptatif - et qui nous ont donné ces lignées de coureurs, de grimpeurs, de fouisseurs, de nageurs et de conquérants de l'air».


Le spécialiste que cite ici Koestler, Sir Alister Hardy est un éminent biologiste anglais qui publia un ouvrage magistral intitulé The Stream of Life. Ce livre contient une interprétation à la fois amusante et instructive de l'histoire des mésanges. Imaginons, nous dit Sir Alister Hardy, que les bouteilles de lait sont des êtres vivants qui doivent s'adapter au nouvel environnement créé par l'initiative soudaine des mésanges. Dans cette espèce imaginaire, toutes les capsules sont faites d'un carton mince mais quelques individus porteurs d'un gène muté ont une capsule plus épaisse qui résiste au bec des mésanges. Les descendants de ces derniers individus de toute évidence domineront un jour l'espèce. Telle est, poursuit Hardy, l'évolution passive, darwinienne. L'initiative d'une mésange illustre selon lui un tout autre type d'évolution.


Les enjeux sociaux et psychologiques liés au néo-darwinisme


Il faut s'attendre à ce qu'une théorie aussi fondamentale que le darwinisme, ancien ou nouveau, ait les prolongements les plus inattendus dans les domaines les plus divers. C'est ainsi qu'on a été amené à parler de darwinisme social pour désigner un certain capitalisme sauvage qui était à la mode dans l'Angleterre de Darwin.

Ce rapprochement était-il justifié? Dans la perspective darwinienne, le struggle for life existe certes, mais il n'est pas déterminant; il n'est que la vaine résistance d'individus appartenant à une espèce ayant déjà perdu la bataille décisive, celle des mutations dues au hasard. Ce sont ces dernières et elles seules qui sont, à l'occasion, récompensées et non l'effort.

Si on tient absolument à découvrir un système politique correspondant au modèle darwinien, il vaut mieux se tourner vers les bureaucraties de type stalinien. On y pratique une sélection politique qui ressemble étonnamment à la sélection naturelle de Darwin. Il se trouve que par hasard - ou presque, la compétence autre que politique ne compte pas ici - tel citoyen est secrétaire de la cellule du parti unique dans telle ville. C'est lui que le Système - forme que prend ici, la nature - sélectionnera, quelle que soit sa compétence. Ses nombreux descendants, les apparatchiks, ne seront délogés que lorsque le système aura été ébranlé.

On comprenait mal qu'un régime socialiste s'accomode aussi facilement d'une philosophie qui, pensait-on, consacre le triomphe du plus fort. Les soviétiques, Staline en tête, étaient plus perspicaces. Ils avaient de toute évidence compris que l'homo-darwinensis n'a aucune qualité essentielle, qu'il est le produit d'une mutation s'avérant avantageuse dans un contexte qui n'est tenu de correspondre à aucune finalité, à aucune conception du Bien ou de la nature humaine. Le milieu, dans le darwinisme, rappelons-le, c'est tantôt et indifféremment un mur noirci par la suie ou un arbre à l'écorce grise et aux feuilles vertes.


De l'évolution biologique à l'évolution culturelle

Au moment où le darwinisme s'imposa parmi les biologistes, c'est le behaviorisme qui triomphait du côté de la psychologie et des sciences de l'éducation. Arthur Koestler a été frappé par le parallèle entre ces deux conceptions de l'homme, l'une ayant rapport à l'évolution biologique et l'autre à l'évolution culturelle. La notion de renforcement qui est au centre du béhaviorisme est à ses yeux le pendant de la notion de sélection naturelle. Les réflexes, naturels ou conditionnés, appelés réponses par Skinner, - le Darwin de cette école - seront récompensés, renforcés ou non par le milieu selon qu'ils coïncideront ou non avec les exigences objectives de ce dernier. C'est donc le milieu et lui seul qui est déterminant. C'est ce même milieu qui, d'autre part, déclenche par ses stimulis les réponses de l'organisme. L'autonomie, l'initiative, le dynamisme intérieur, sont des mots qui n'ont pas de sens dans le béhaviorisme pur de Watson ou de Skinner.

L'enfant dans cette perspective est une table rase, sans vie intérieure. Il semblera donc vain, inefficace, de faire appel en lui à de profonds désirs qui le rattachent à des fins lointaines et d'exiger que, par respect pour ces désirs et ces fins, il accepte certaines contraintes et se fasse une joie de laisser fleurir en lui, selon leur rythme lent, les pousses fragiles de la connaissance. A la place des fins lointaines, comme la beauté, la perfection, on introduira des objectifs à courts termes qui tiendront lieu de stimuli et on rattachera à ces objectifs des récompenses immédiates qui tiendront lieu de renforcement. Le parallèle que trace Koestler entre cette psychologie et le modèle darwinien est saisissant.

«En d'autres termes, dans le béhaviorisme et dans le néo-darwinisme, qui occupent tous deux une position clé dans les sciences contemporaines de la vie, l'explication de l'évolution biologique et de l'évolution culturelle est basée sur le même modèle comportant deux niveaux, le premier régi par le hasard, le second par une récompense sélective. L'évolution biologique apparaît ainsi comme n'étant rien de plus que le résultat de mutations aléatoires (le singe et la machine à écrire!) retenues par la sélection naturelle (qui récompense l'adaptabilité); et le progrès culturel n'est rien de plus que la somme des essais retenus par les renforcements (le bâton et la carotte!)».



Une magistrale réfutation


L'un des plus grands spécialistes français de l'évolution, Pierre-Paul Grassé, aura été sa vie durant un irréductible adversaire du darwinisme, ancien ou nouveau.

Certains ont voulu réduire cette opposition de Grassé à un nouvel épisode du duel de Lamarck et de Darwin, lequel serait lui-même l'une des conséquences de la guerre de cent ans survenue au Moyen Age entre la France et l'Angleterre. Pierre-Paul Grassé mérite plus de considération. Le moins qu'on puisse dire de lui c'est qu'il a eu le courage de s'attaquer à un dogme qui aurait retardé le progrès de la biologie s'il avait trop longtemps conservé toute sa force et toute sa rigidité.

Comme l'indique le titre du principal ouvrage de Darwin, c'est l'évolution des espèces que les darwiniens veulent expliquer. S'ils parviennent effectivement à expliquer par des mutations aléatoires des changements à l'intérieur d'une espèce, ont-ils établi la preuve du passage d'une espèce à une autre par le même mécanisme? Pierre-Paul Grassé pose cette question dans les termes suivants: «Connaît-on des populations dont les fluctuations géniques ont abouti à la formation de nouveaux types morphologiques dépassant les limites de l'espèce? Et il répond: A notre connaissance, on n'en a jamais signalé.

Darwin lui-même avait pressenti qu'il serait bien difficile d'expliquer la constitution d'un organe comme l'oeil par des mutations survenant au hasard. Un tel organe suppose une coordination extrêmement complexe. Pour que la vision soit possible, il faut que l'oeil et le cerveau soient ajustés l'un à l'autre. Dans l'oeil, la partie essentielle, la rétine est d'autre part recouverte d'une substance protectrice transparente, le cristallin, lequel est lui-même protégé par la cornée. Des protéines différentes, et donc des gènes mutés particuliers, sont en cause dans chacune de ces parties de l'oeil. Plus les coordinations de ce type sont complexes, plus il faut donner de temps au hasard. Les quelques milliards d'années qu'on lui alloue actuellement rendent-elles l'explication de l'évolution par le hasard vraisemblable? Non, répond Grassé. «Darwin se trompait quand il supposait que quelques millions de générations permettaient de tout résoudre. Les minuscules variations aboutissant à la formation de petites sous-espèces, voilà ce que nous proposent les néodarwinistes comme résultats tangibles; c'est moins que la montagne qui accouche d'une souris».

Et quand deux gènes et plus sont en cause dans l'évolution d'un organe, que devient l'explication par le hasard? «Connaît-on, se demande Grassé, un exemple de deux ou de N mutations simultanées se tenant en étroite corrélation les unes avec les autres et intervenant dans la genèse d'un nouveau dispositif anatomique ou d'un processus chimique lié à une nouvelle fonction? A notre connaissance, répond Grassé, rien de semblable ou d'approchant n'a été vu se produisant sur un être vivant actuel».

Grassé en est ainsi venu à considérer le darwinisme comme une doctrine aussi figée et aussi ridicule dans ses prétentions et son pouvoir que pouvait l'être la science de l'Église à l'époque de Galilée. «Le darwinisme a pris un caractère dogmatique, que ses troupes acceptent avec enthousiasme. Il s'impose à la recherche biologique et l'inspire dans ses interprétations. Nul n'a le droit de le mettre en doute».

«Affirmer est bien, mais prouver est autrement mieux. Darwin a postulé, il n'a rien démontré»*.

La sélection naturelle, une mystique!

Les quelques propos de Grassé cités jusqu'ici incitent à penser que ce dernier aborde la question moins en tant que biologiste qu'en tant que philosophe des sciences. On retrouve le biologiste dans une critique comme celle-ci: «La sélection naturelle omnipotente et omniprésente, antihasard guidant l'évolution dans la voie du bien, est une vision mystique du biocosme. Il suffit de jeter un regard autour de soi pour s'en convaincre. En voici deux exemples pris parmi une infinité d'autres. Les substances particulières qu'élabore toute espèce végétale attirent électivement des parasites qui mettent sa vie en péril. Ainsi, les Conifères fabriquent des composés terpinoïdiques qui s'accumulent dans des canaux spécialisés et exercent une attraction irrésistible sur les Scolytes (Coléoptères mangeurs de bois): le biologiste anthropomorphiste dirait que la plante lance un appel à l'Insecte et se voue à la mort, langage qui évoque celui d'Hamilton parlant de ses Fourmis altruistes. Il est sûr que si les Conifères ne sécrétaient pas de substances terpinoïdiques volatiles, ils ne seraient pas attaquées par les Scolytes.

Depuis des millions d'années, la même «erreur» se perpétue. Pins, sapins, cèdres, mélèzes... continuent à envoyer des appels à leurs ennemis et la sélection ne s'interpose pas, laisse faire...»

«Le cas des Antilopes est encore plus démonstratif de la non-intervention de la sélection. Il est classique de dire que ces Ruminants grâce à la rapidité de leur course échappent aux prédateurs; ils la doivent à une longue sélection, mais dans plusieurs espèces, entre les onglons qui terminent leurs pattes se sont développées des glandes dont la sécrétion odorante laisse sur le sol une piste que suivent les fauves (tous macrosmatiques) qui, de la sorte, n'ont aucune peine à repérer et à atteindre leur proie».

«La sélection a-t-elle donc travaillé en pure perte? Apparemment oui, car il est sûr que les Conifères n'ont pas interrompu, au cours de leur évolution, l'élaboration de terpènes et d'oléorésines, malgré les dangers que ces composés leur font courir, que les Antilopes et autres Ruminants ont continué à développer des glandes odoriférantes qui signalent leurs pistes et leur présence. Alors la prétendue puissance de la sélection serait-elle en défaut? Les réponses données à cette question sont si embarrassées, si fuyantes qu'elles équivalent à un silence. Le darwinisme n'admet pas sa défaillance; il imagine une évolution à sa manière, avec les animaux fossiles se livrant à des luttes sans merci; or de tout cela, il ne sait strictement rien. Il subodore et imagine des pressions sélectives que personne ne mesurera et pour cause!»

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