Le Style

Ernest Hello
PRÉFACE

« La loi de l’Art est la loi de la Vie.

Telle est la pensée du livre que j’offre aujourd’hui au public.

L’erreur, qui, par habitude et par nature, divise les hommes et les choses, a présenté la parole humaine comme un jeu dont les règles sont étrangères aux lois de la vie et indépendantes de la nature des choses.

J'ai voulu, dans ce livre, qui présente, quoique ses chapitres ne semblent pas se suivre, une unité de pensée très-rigoureuse, j'ai voulu étudier la parole humaine dans quelques-unes de ses lois et dans quelques-unes de ses erreurs, l'étudier en elle-même et esquisser rapidement quelques traits de son histoire, afin de dispenser les jeunes gens du circuit qu'ils font presque tous, et de leur montrer d'avance, avant que leur pensée ne s'égare, la ligne droite qui mène à la science de la parole humaine et à l'intelligence de son histoire.


LE STYLE
(THÉORIE & HISTOIRE)

Le style est une puissance qui, comme toutes les puissances, a besoin d'être vengée. Cette parole, qui représente une si grande chose, est une des paroles les plus déshonorées qu'il y ait au monde. Cette association d'idées dont j'ai parlé souvent, et dont je parle encore aujourd'hui, nous a donné l'habitude de considérer le style comme l'art de coudre les mots à la suite les uns des autres, l'art d'arranger les phrases avec une symétrie vide, élégante, insignifiante. Pour les rhéteurs, le style, comme presque toutes les beautés, le style est une chose négative : dans leur pensée, il s'agit, pour bien écrire, d'éviter une multitude d'inconvénients, les locutions qui ne sont pas nobles, les expressions trop familières, les mots durs à l'oreille, et quand on a rempli ces conditions mécaniques, qui ressemblent, par leur multiplicité et leur niaiserie, aux conditions d'un jeu, on sait écrire, et on mérite le premier prix.

Pour juger les écrivains à ce point de vue, et leur assigner des rangs, il y aurait un moyen, ce serait de compter les fautes, comme au collége. Celui qui en aurait le moins à son compte serait proclamé le premier. Ce procédé aurait le mérite d'être un aveu. Il avouerait notre pensée secrète ; il avouerait que nous regardons l'abstention absolue comme la perfection, et que, pour nous, celui qui n'a rien fait est celui qui a le mieux fait.

Le style que les rhéteurs aiment et recommandent est fait à l'image du néant. Si quelqu'un pense, cela les choque sans doute beaucoup ; mais si quelqu'un parle, cela les choque encore davantage. Ce qu'ils ne pardonnent pas au style, c'est la précision et l'affirmation. Ce qu'ils admirent en lui, c'est le vague et l'impersonnel. Leurs conseils, ou, comme ils disent, leurs règles, pourraient se résumer ainsi :

« En général, pour être bien sage, il ne faut rien penser, rien croire, rien espérer, rien aimer, rien haïr, car la pensée, la foi, l'espérance et l'amour choquent certaines personnes qu'il ne faut pas choquer. Maintenez votre esprit dans l'atmosphère tiède du doute et de l'ennui. Ennuyez beaucoup vos lecteurs, autant, s'il se peut, que vous vous ennuyez vous-même. Ennuyez-les, ennuyez-les ! c'est le moyen de leur paraître raisonnable. Tout ce qui ne les ennuie pas leur semble exagéré. Donc ne croyez rien ; de cette manière-là vous êtes sûr de ne jamais rien aimer, et si vous aimiez quelque chose, on dirait que vous avez de l'exaltation. Toutefois, comme il ne faut pas aller trop loin, même dans le néant, quoique ce soit la meilleure route, j'admets, jeunes élèves, j'admets l'hypothèse où, entraînés par l'ardeur inexpérimentée de votre âge, vous vous sentiriez portés vers une opinion plutôt que vers l'opinion contraire. J'espère que ce malheur vous arrivera rarement. Mais il faut prévoir tous les cas, même celui où la tentation vous prendrait de croire quelque chose. C'est un cas étrange : mais l'homme est faible, nous ne sommes pas parfaits. En admettant donc cette tentation de croire quelque chose, le devoir d'un bon écrivain est de la dissimuler, autant que possible. Pour éviter l'affirmation, il faut avoir recours à ces heureux artifices que la rhétorique enseigne : il faut dire : peut-être, ce semble, s'il est permis de s'exprimer ainsi.

« La pensée est déjà bien assez odieuse par elle-même. Si, par malheur, vous en avez une, il faut au moins la détruire, autant que possible, à l'aide de la parole, qui ne vous est donnée que dans ce but. Si vous avez une pensée, vous êtes par là même suspect d'originalité. Si vous alliez en outre l'exprimer avec énergie et vaillance, vous entreriez tout à fait dans la catégorie des fous. Ah ! si vous avez une pensée, du moins jetez un voile sur cette honte, et ce voile c'est la parole. Si votre style effacé et mort ressemble à celui de tout le monde, on vous pardonnera peut-être l'inconvenance d'avoir une idée. Effacez donc tout ce qui serait élevé, profond ou large : effacez tout ce qui, dans votre parole, révélerait clairement votre pensée et votre âme, et votre caractère et votre personne ; faites ces phrases longues, balancées, anodines et impersonnelles, qu'on a lues partout avant de les lire une fois de plus dans vos pages.

« Ressemblez à tout le monde, et même si vous avez le malheur de dire quelque chose, ayez encore l'air de ne rien dire : car la parole a été donnée à l'homme pour dissimuler sa pensée, non pas même par une négation hardie, mais au moyen d'un voile long, traînant et élégant. »

C'est ainsi que parle la Rhétorique. C'est ainsi, du moins, qu'elle parlerait si elle osait parler. Mais elle n'a pas même le courage de dire qu'elle n'a pas de courage ; elle n'a pas même la force de sentir sa faiblesse. Elle ne voit pas assez loin en elle-même pour apercevoir sa nullité.

Elle a bien la pratique du Néant. Mais elle n'est pas assez intelligente pour en avoir la théorie. Elle ne se connaît pas plus qu'elle ne connaît autre chose. Elle ignore sa propre formule. Je viens de la lui présenter. En la regardant, elle ne la reconnaîtra pas. Elle la trouvera exagérée ; pour la corriger, elle la dissimulera sous des peut-être et des à-peu-près. Par là elle me donnera raison plus que je ne puis donner raison à moi-même. Car je n'ai pu donner que la formule du Néant. Elle en saurait donner l'exemple et la pratique. En adoucissant par mille restrictions la crudité des paroles beaucoup trop précises que je lui prête, elle en démontrerait absolument la vérité et l'exactitude. Car si elle les prononçait mot à mot, elle les comprendrait, et par là même les démentirait, puisqu'elle dirait quelque chose.

Oublions maintenant la rhétorique. Elle peut être utile un moment, parce qu'à force de prêcher le faux elle en inspire quelquefois l'horreur, et met, de cette façon, sur la route du vrai. Mais maintenant oublions-la.

Qu'est-ce que le style ?

Le style, c'est la parole humaine. La parole humaine doit être franche et discrète ; pour réunir en un mot ces deux mots, elle doit être vraie.

La vérité, qui est la loi de la pensée et la loi de la vie, est aussi la loi de la parole et est toujours la même vérité.

L'erreur, qui scinde tout, a trouvé le moyen de donner une certaine direction à la pensée, une autre à la vie, une troisième à la parole, d'inventer pour toutes ces choses des règles diverses et contradictoires.

Réveillons-nous. Ouvrons les yeux. Apercevons la plus simple et la plus inaperçue des choses, l'Unité de la loi.

La vérité c'est la vie. Il est clair que l'homme doit vivre dans la vérité.

Il est clair que la pensée de l'homme doit être conforme à la même vérité que son acte, puisqu'il n'y a pas deux vérités contradictoires.

Il est clair encore que la parole de l'homme doit être conforme à la même vérité que sa pensée et son acte, puisqu'il n'y a pas trois vérités contradictoires.

Ainsi l'homme doit :

Vivre dans la vérité ;
Penser comme il vit ;
Et parler comme il pense.

Voilà la loi du style. Nous sommes ici en pleine simplicité, parce que nous sommes en pleine vérité.

Est-ce à dire que le style de tous les hommes devra se ressembler ?

Non pas ; car si la vérité est une, nous sommes divers entre nous, et les impressions que nous recevons d'elle sont toujours diverses, sans jamais être contradictoires.

Le même soleil fait fleurir les lis et fait fleurir les roses. Les lis et les roses s'assimilent diversement la même lumière et la même chaleur, parce que leurs capacités, leurs besoins, leurs aptitudes intérieures diffèrent sans se contredire.

Dans le règne de l'erreur, les hommes se contredisent et se ressemblent. Ils n'ont pas de style, parce que les caractères sont effacés, et ils se disputent à tort et à travers, sans s'entendre, sans se réfuter, sans se persuader.

L'erreur est monotone et contradictoire. La vérité est une et toujours nouvelle. Elle laisse à chacun son style.

Les idées qu'un homme exprime sont la propriété de tous. Mais le style de cet homme est sa propriété particulière.

Placez les mêmes mots dans la bouche de deux hommes, ces deux mots ne rendront pas le même son.

Un homme parle : la sphère sonore qui l'entoure est large ; les vibrations de sa voix retentissent dans le monde intelligible, il vous ouvre une fenêtre sur l'infini.

Un autre homme parle : il articule les mêmes syllabes ; la sphère sonore qui l'entoure est étroite, et sa voix ne porte pas. Vous n'avez rien entrevu au-delà du sens immédiat des paroles qu'il aura prononcées.

Le style, c'est l'explosion de notre personne : c'est notre création. L'idée que nous exprimons, nous ne la créons pas.

Mais nous créons notre style : un homme peut, sans être un homme de génie, voir une grande vérité. Mais pour la dire, cette vérité, en termes définitifs, pour la parler dans un langage immortel, pour la signer de son nom, pour l'associer, aux yeux du genre humain, à cette signature, il faut être un homme de génie. Le lieu du génie, c'est le style : le style est sa résidence, sa preuve, sa marque et sa gloire. Quelque chose que vous disiez, si le style vous manque, la gloire vous manquera.

Le style ne peut pas être remplacé par la pensée, quelque splendide qu'on la suppose. Rien ne dispense de lui. Il est la condition de la gloire ; comme elle, à mériter, et, comme elle, à conquérir. Nous disons d'un homme qu'il possède une langue, quand il la parle enfin comme il veut la parler. C'est qu'en effet la langue, et surtout la langue française, ne se livre pas à tout venant : elle exige une lutte et ne se rend qu'à qui la dompte. L'humanité, qui est si dure pour le penseur, ne consent enfin à l'admirer que s'il sait forcer, par la splendeur de la parole, son admiration récalcitrante. Elle s'incline de force sous le coup de la parole, et semble dire malgré elle, en parlant du grand écrivain qui a lutté contre son idée pour la saisir, contre la langue pour la dompter :
Qu'il règne avec éclat sur sa propre conquête,
Et que de sa victoire il couronne sa tète !

Quand un homme a conquis son style, il perd, comme les souverains, le plaisir de l'incognito. On le reconnaît dès qu'il parle. Il se trahit dès qu'il apparaît.

La rhétorique vous conseille d'imiter les grands écrivains. Elle croit qu'ils ont une recette et qu'il suffit de la prendre. Leur recette, c'est d'être eux­mêmes. Leur personne est inviolable et nul ne peut se l'approprier. Tout ce qu'on peut faire, c'est de voler leur habit, et voici la punition du voleur : l'habit volé ne lui va pas, il est trop grand pour sa taille.

Donnez à un homme les idées d'un autre homme : donnez-lui tout : le plan d'une oeuvre, l'ensemble et les détails, les matériaux, tout, jusqu'aux mots, jamais les deux oeuvres ne se ressembleront.

Le grand écrivain et l'autre seront éternellement séparés par un abîme. Chacun d'eux aura son style. Le style ! voilà la grande parole ; voilà le nom du secret. Mais quel est le sens de cette parole ? qu'est­ce que le style, en vérité ?

La même idée, pénétrant dans mille intelligences, en sortira sous mille expressions différentes. Ces expressions varieront comme variera le travail secret que l'idée aura fait en chacun de nous. Notre expression résultera de l'élaboration que l'idée aura subie dans notre âme. L'idée donnera à notre parole l'aspect qu'elle­même aura pris en nous. Absorbée en nous, elle entrera dans notre moule, s'y façonnera et dira, en se manifestant au dehors, l'expression que notre intelligence particulière lui aura donnée. La relation qui se sera établie entre elle et nous sera manifestée par la parole. Notre style, c'est la signature de notre personne apposée sur une idée ; notre style, ce sont nos armoiries ; c'est notre empreinte, notre effigie, notre couronne qui se frappe d'elle-même sur le métal chaud, sur le métal encore en fusion.

La même loi vit partout ; c'est la loi de l'univers. C'est l'unité qui fait la beauté des corps. La beauté, battant monnaie sur la matière, imprime l'effigie royale sur cette masse inerte et indifférente.

Le style de l'écrivain et celui du rhéteur différeront donc, comme une fleur d'églantier qui brille dans un buisson diffère de l'imitation qu'on en peut faire avec du papier.

Le premier sera organique, le second sera mécanique.

Le style organique, c'est la parole vivante au service de l'idée vivante. Le style mécanique, c'est un arrangement de mots fait au profit de certaines conventions. Le style organique va au coeur des choses et tranche dans le vif ; le style mécanique glisse à côté d'elles ; on dirait qu'il a peur de dire, parce que sa conscience est mauvaise. Le premier est libre, franc, déterminé, hardi ; il est sans peur, parce qu'il est sans reproche. Le second est timide, faux, indécis, lâche et menteur. Le premier est essentiellement personnel ; il exige que l'homme pense et parle comme il pense ; qu'il croie actuellement, intimement, vivement tout ce qu'il dit. Le second glane de tous côtés quelques fleurs flétries qui ont déjà servi mille fois ; il est composé de vieux lambeaux. Le premier serre de si près la pensée, qu'il fait corps avec elle. Vous ne pouvez le détacher d'elle, admirer l'un sans l'autre et penser la même idée sans vous servir des mots qu'elle-même semble avoir choisis pour s'exprimer. Le second est une draperie flottante qui se joue autour de la pensée sans la toucher jamais. Le premier est un combat, le second une passe d'armes. J'appelle le premier organique, parce qu'il sort vivant de l'idée, comme la fleur sort du germe ; sa beauté est le rayonnement extérieur de la beauté intérieure qu'il nous révèle ; il sait mettre en saillie, en relief, en évidence tous les aspects de la pensée ; il fait éclater les splendeurs latentes ; il promène partout la lumière de la parole ; il illumine les sentiers ; il met le feu aux poudres, afin que la détonation et la flamme réveillent les endormis.

J’appelle le second mécanique, parce qu’il est le produit artificiel d'éléments extérieurs et de pièces juxtaposées ; son élégance est misérable, car elle est empruntée : elle ne lui appartient pas, elle vient du dehors. Il existe entre ces deux styles la même différence qu'entre l'homme vivant et l'automate. Le style organique a des allures à lui ; il a des rudesses et des ardeurs, il a des mouvements imprévus, variés, spontanés comme la vie ; il change d'expression comme une physionomie humaine qu'il est ; il est vivant et pénétrant comme le feu et comme le regard. Le style mécanique a les mouvements compassés d'une machine.

I1 n'a pas la grâce, parce qu'il n'a pas la force ; il est immobile, et s'il fait semblant de se mouvoir, ce mouvement est plus froid que son immobilité. On y sent l'intention du mécanicien qui voudrait, par moments, l'échauffer, et qui, n'ayant pas de chaleur à sa disposition, fait jouer un ressort.

Le style mécanique est quelquefois élégant, dans le sens faux de ce mot.

Le style organique est toujours simple ; mais sa simplicité a la permission de ressembler à celle de la foudre, quand deux nuages électriques se rencontrent dans l'espace un jour d'orage.

Le style mécanique est sentimental, pénétré de cette onction niaise et fausse qui semble faite pour psalmodier les lieux communs. Le ton sentimental découvre le fond de l'âme du parleur, à savoir, la plus profonde insensibilité.

Le style organique est plein, ferme et chaste, à la fois expansif et contenu. Il porte avec lui cette pudeur des grandes pensées et des émotions profondes qui, d'autant plus calmes qu'elles sont plus ardentes, ont de la discrétion jusque dans leur splendeur : il a l'intégrité des corps durs qui ont le feu caché dans leurs veines. Le feu est le grand purificateur (πũρ, en grec, feu). Ce style-là a passé par le feu ; c'est un rocher, c'est un diamant.

Le style mécanique est mollasse et visqueux.

Si le conseil de la rhétorique, le conseil d'imiter les grands écrivains, ou ceux qu'elle appelle ainsi, est un conseil ridicule, le conseil de se les assimiler serait un conseil sérieux. Il peut se faire, en effet, qu'en vous plongeant dans le génie d'un grand homme, vous en soyez pénétré, imprégné ; que quelque chose de lui passe en vous, à la condition, toutefois, que vous le méritiez et que vous présentiez aux rayons une surface pénétrable. Cela ne peut se faire par la copie, par la découverte d'un procédé, mais par une communication intime de chaleur et de vie. L'homme ne se nourrit pas, comme les animaux de race inférieure, par juxtaposition ; il se nourrit par assimilation. Or, l'écrivain donne son style, c'est-à-dire sa parole, c'est-à-dire lui-même. Il est permis de s'en nourrir.

J'ai essayé de dire, d'une manière générale, ce qu'est le style de l'homme.

Je vais essayer de raconter ce qu'a été le style des hommes.

Jetons un coup d'oeil sur les écrivains ; ils se classeront eux-mêmes en trois catégories.

Il y a, parmi eux, la classe des enfants. L'homme-enfant se regarde et regarde autour de lui ; il s'étonne, il s'admire ; il s'étonne de tout, il admire tout. Il se contemple parlant et agissant, avec une stupéfaction naïve et une joie enfantine. Il ne songe pas encore à mieux parler et à mieux agir. Il se complaît dans ce qu'il a, comme l'enfant dans son premier joujou. Il regarde autour de lui. Il trouve que la lumière est belle, et il le dit. Il regarde la matière, et il la peint par ses paroles ; il la peint, voilà tout. Il ne songe pas nettement au genre de rapport qu'il peut avoir avec elle : il aime dans les choses les choses elles-mêmes. Le poète-enfant a pour type Homère. Il s'en faut qu'Homère soit l'idéal du génie humain. Si l'antiquité ne l'a pas surpassé, c'est qu'elle l'a imité toujours, et l'imitation interdit la supériorité. Nulle copie ne dépasse son modèle. L'homme peut surpasser Homère et le surpasser immensément ; mais Homère reste un enfant immortel. Les épithètes caractéristiques qui ont adopté son nom, les épithètes homériques, si choquantes dans toute traduction, s'expliquent par l'âge du poète, par le caractère de l'enfance. Homère regarde beaucoup plus qu'il ne réfléchit. Il regarde son Achille, et comme la légèreté des pieds est une qualité visible, frappante pour l'oeil d'un enfant, il associera désormais cette qualité à l'idée d'Achille indissolublement, et Achille sera toujours pour lui Achille aux pieds légers. S'il nous le montrait blessé, s'il nous le montrait paralysé, il l'appellerait encore Achille aux pieds légers, comme il nomme Jupiter sage, même quand il le montre dupé, moqué, trompé, insensé. L'épithète homérique ne provient pas d'une réflexion faite au moment où elle est exprimée. Elle résulte d'une ancienne constatation faite une fois pour toutes, un jour où Achille courait. Homère est le poète de la constatation. Il s'émerveille et ne discute pas. Il s'efface devant les objets, pour nous dire ce qu'ils sont. Homère entrant dans la vie, c'est l'enfant qui arrive à Paris. Il regarde les maisons les unes après les autres, non pour les juger, non pour les classer ni pour en choisir une, mais pour les regarder. L'une est blanche, l'autre grise ; celle-ci basse, celle-là plus haute. Plus tard, il montera sur les tours Notre-Dame et verra la ville. Alors il s'orientera. Pour aller d'un point à un autre, il apprendra le chemin. En attendant, il se promène. L'enfant ne va jamais quelque part. Pour lui, la route est déjà un but. Il se promène toujours. Voilà pourquoi Homère raconte si longuement. Il a tant de plaisir à regarder un bouclier, qu'il s'arrête, sans regarder l'heure, devant cet objet curieux. Nous pouvons maintenant interpréter Homère, et montrer comment toute la poésie grecque n'est que sa fille. J'ai déjà dit, ailleurs, quelques mots sur ce sujet ; mais lui, il ne s'interprétait pas : il regardait et peignait.

Mais on vieillit vite, et Homère ne dure pas toujours. L'enfant admirait l'éclat de l'or ; l'homme désire maintenant posséder l'or. Le plaisir des yeux ne lui suffit plus. L'humanité va changer de style : l'enfant était coloriste, l'homme sera observateur. L'enfant regardait les objets pour les voir, l'homme va les regarder pour s'en servir. L'enfant ne les rapportait à rien, l'homme les rapporte à lui. Ce retour sur lui­même va modifier profondément sa manière de dire. Tout à l'heure, il parlait pour peindre ; maintenant il va parler, afin de parler bien. Le voilà qui s'écoute. Sa parole n'est plus l'expression spontanée de sa joie ou de sa détresse ; elle n'est plus ni un cri, ni un chant ; elle est une composition littéraire. Tout à l'heure il voyait dans la nature un spectacle à contempler ; maintenant il y verra un champ à exploiter ; et, comme il pense à lui quand il examine, il pense à lui quand il parle. Homère va faire place à Virgile. Par malheur, l'homme, épris des beautés de l'enfant, va tâcher de l'imiter. Voilà pourquoi l'épithète homérique, acceptable dans Homère, est ridicule dans Virgile : c'est qu'Homère la laisse glisser sans paraître l'apercevoir, tandis que Virgile, écoutant et mesurant avec le plus grand soin toutes les syllabes qu'il prononce, quand il dit un mot, fait exprès de le dire. Si l'on passe tant de choses à Homère, c'est qu'on ne compte pas avec un enfant. Si Virgile provoque la susceptibilité, c'est qu'il est homme du monde. Ce n'est pas un enfant, ce n'est pas non plus un ami ; c'est un homme du monde et un homme d'affaires qui a fait toilette pour vous parler, et qui se complaît dans la mélodie de ses paroles. Il n'a ni assez d'inexpérience, ni assez d'expérience pour s'oublier en vous parlant. Il n'a plus l'enfance et n'a pas la maturité. Il a désappris l'abandon et ne l'a pas encore réappris. Nous aimons Achille aux pieds légers, et nous n'aimons pas le pieux Enée ; c'est qu'Achille est de bonne foi dans sa rapidité, Enée ne l'est pas dans sa piété. Ulysse cherche Ithaque, pour voir encore la fumée qui s'élève le soir au-dessus des toits de chaume. Enée est conduit en Italie par des considérations religieuses et politiques qu'il ne semble pas comprendre. Il n'est pas sérieux et ému ; il a l'air grave comme un niais.

Sa piété, comme la bravoure de Gias et de Cloanthe (fortemque Giam, fortemque Cloanthum,) apparaît dans les moments critiques, réclamée par la mesure du vers. Mais l'auteur lui-même semble la traiter légèrement. Remarquons que l'épithète homérique porte presque toujours dans Homère sur une qualité extérieure qui est vraiment là où on la constate ; dans Virgile, elle porte sur une qualité morale à laquelle l'auteur n'a pas l'air de croire : Homère a vu courir Achille. Mais si Enée était pieux, si Cloanthe était brave, à coup sûr Virgile n'en savait rien, et plus il le répète, moins il a l'air de le savoir.

Les critiques, en admirant Virgile, ont l'air d'attribuer la décadence qui l'a suivi à l'excès même de sa perfection. Ils ont l'air de croire qu'après lui l'humanité est descendue, parce qu'elle ne pouvait se tenir longtemps à une pareille hauteur. Cette vue est peu profonde. Si la décadence a suivi Virgile, c'est, je crois, non malgré lui, mais par lui. Si elle s'est développée après lui, c'est qu'il en portait le germe.

Dans le style, le germe de la décadence, c'est le culte du mot cherché pour lui-même. L'habileté de Virgile fut de cacher ce germe de mort sous les fleurs qu'il avait à sa disposition ; mais il le voila, sans l'étouffer. Le sentiment de la nature, la tendresse et la mélancolie de son âme firent une parure vraie à Virgile : Nisus et Euryale, Mézence et son cheval sont là pour l'attester. Mais la parure fausse, le culte de la phrase, était toujours là. Or, la fausse critique admire toujours les défauts de l'écrivain et oublie ses qualités. Ce sont les défauts qu'elle propose à l'imitation des autres hommes ; et comme, en effet, les défauts sont beaucoup plus imitables que les qualités, c'est sur ceux-là, non sur celles-ci, qu'appuient les imitateurs. Ils ne prirent pas à Virgile ce sentiment doux et tendre de la campagne ; ils ne surent pas entendre à sa façon mugir les boeufs ; ils ne surent pas goûter, comme lui, le doux sommeil sous les arbres ; mais ils surent imiter la facture mécanique du vers virgilien. De là la décadence, c'est-à-dire l'idolâtrie de la phrase.

Ovide se plaignait d'être étranger chez les barbares, parce que seul au milieu d'eux il parlait une langue à lui. Je crois qu'Ovide se vantait. Il faisait l'incompris, mais je suis certain qu'au fond ces barbares le comprenaient et l'aimaient. Ce qu'il y a de plus contraire à la barbarie, c'est la simplicité ; ce qu'il y a de plus conforme à la barbarie, c'est l'affectation. L'affectation devait réjouir les sauvages, qui ne sont sauvages qu'à force de n'être pas simples. Ovide avait fait descendre la poésie jusqu'aux jeux de mots. Dans une société intelligente et savante, c'est-à-dire simple, il eût été réellement incompris et réellement moqué. On l'eût mis à la porte, et on eût fort bien fait. Chez les barbares, il avait un public digne de lui : les applaudissements n'ont pas dû manquer.

Nous avons vu, dans Homère, l'homme enfant aimer naïvement et célébrer joyeusement les choses et les mots ; nous avons vu, dans Virgile, l'homme, destitué de l'enfance, et encore loin de la maturité, aimer avec recherche et célébrer avec ostentation, comme un moyen de fortune et de gloire, les choses et les mots.

Que fera donc l'homme mûr ?

L'enfant, en face des choses et des mots, les rapportait à elles-mêmes et à eux-mêmes. Le jeune homme, en face des choses et des mots, les exploitait, les rapportait à lui.

L'homme mûr, en face des choses et des mots, les rapportera à la pensée qu'elles doivent servir, à la pensée qu'ils doivent exprimer.

En face d'un vaisseau, Homère admirait l'arrangement extérieur du bâtiment, Virgile pensait à Enée et aux conséquences politiques du voyage ; le troisième penserait au grand voyage et à la grande arrivée.

Le premier style a pour caractère l'enthousiasme de lui-même ; le second a pour caractère la recherche de lui-même ; le troisième a pour caractère l'oubli de lui-même. C'est donc à celui-ci qu'il appartient de resplendir et d'éclairer.

Le grand style, le seul qui soit permis désormais, s'oublie ; par conséquent il se trouve et se possède. La beauté souveraine se refuse à qui s'en fait un jeu, elle se donne à qui s'en fait une arme. Elle se refuse à qui veut se parer d'elle, elle se livre à qui veut se servir d'elle.

On prétend qu'elle a des caprices. Je crois que voilà la loi de ses caprices.

J'entends votre objection. Vous ne voulez donc, m'allez-vous dire, compter, parmi les écrivains, que les grands écrivains ? Vous n'admettez que le premier rang ? Vous ne comptez que ce qui est sublime ?

Pardonnez-moi. Cette loi si simple de la simplicité, cette obligation de parler pour dire et non pas pour parler est vraie à tous les degrés de l'échelle intellectuelle.

Platon l'a connue dans certains moments (quand il est sophiste, c'est-à-dire, hélas ! bien souvent, il l'a totalement oubliée) ; les sophistes sont les rhéteurs de la philosophie. Platon sophiste abandonne la catégorie des hommes mûrs pour entrer dans celle des jeunes gens.

Tacite parle pour exprimer sa pensée. Sa parole est simple, forte et brève. Tout ce qui est fort est bref. Tacite a donné à la langue latine une énergie que, sans lui, elle n'aurait jamais connue. Il suffit de penser à Cicéron, qui est l'Ovide de la prose et le type du rhéteur, pour apprécier Tacite, en mesurant de l'oeil la distance qui les sépare. Pour Cicéron, tout est abstrait. Rome, c'est la république, la ville, l'Etat. Pour Tacite, tout est vivant : il nomme les individus par leur nom. Il a presque toujours la vigueur contenue des grandes colères, et quelquefois la vigueur sereine des grandes justices. Le style de cet homme me révèle en lui cette capacité de se taire, caractère particulier des hommes qui sentent la postérité derrière eux et qui la chargent de leur vengeance. Dans le grand style, le silence entre toujours pour une large part, Il y a du silence dans le style de Tacite. La colère vulgaire éclate, la colère mesquine bavarde ; mais il y a une indignation qui éprouve le besoin de se taire, comme pour laisser la parole aux choses, en attendant la justice de l'avenir. Tacite n'est pas seulement le plus grand écrivain de la langue latine, il est le plus grand écrivain de l'antiquité classique.

Il est impossible, quand on parle du style, de ne pas citer Bossuet. Le caractère propre de sa parole, c'est de rendre présents les faits qu'elle raconte. On a beaucoup admiré dans l'oraison funèbre d'Henriette d'Angleterre la célèbre exclamation : 0 nuit terrible, etc., où retentit comme un coup de tonnerre cette étonnante nouvelle : Madame se meurt ! Madame est morte !

Mais je ne crois pas qu'on ait découvert où est la beauté de cette parole ; elle n'est pas dans l'exclamation, elle est tout entière dans le mot : étonnante. Voilà le coup de la foudre. Changez ce mot, il n'y a plus rien ; et pourquoi ? C'est que l'étonnement de Bossuet nous rend la catastrophe présente.

Il nous transporte en pleine nuit, dans la nuit du coup de tonnerre. Bossuet, l'orateur des grands morts, s'étonne avec une naïveté volontaire du cercueil qui est devant lui. On dirait qu'il ne peut, lui, Bossuet, s'habituer à la pensée qu'il exprime. Bossuet monte en chaire pour parler de la mort, et, tout à coup, terrifié comme s'il la voyait en face pour la première fois, dans la chaire de Notre-Dame, Bossuet s'étonne de la mort.

Je ne peux pas non plus ne pas nommer De Maistre : il y a des noms qui s'imposent. Je ne puis pas tout dire aujourd'hui ; je vais signaler entre ces deux gloires de la France, Bossuet et De Maistre, un contraste très-frappant qui n'a frappé personne.

Bossuet étale sa pensée lentement, gravement, royalement, comme un manteau de pourpre ; De Maistre serre la sienne.

Bossuet n'en exprime qu'une à la fois et la promène sur les hauteurs, isolée, exposée aux regards de la terre. Il prend en main la misère des choses humaines pour la donner longuement en spectacle aux hommes. Il fait boire le calice jusqu'à la lie. Il répète continuellement, et jamais il ne se répète. Toujours il dit la même chose, et jamais il ne la dit trop. Il consacre les lieux communs, et quand il dit pour la cent millième fois que l'homme est mortel, sa grande voix a l'air de nous l'apprendre.

De Maistre fait précisément le contraire, non par un procédé, mais par sa nature.

Il groupe un certain nombre de pensées, qui n'ont pas toujours l'air de se tenir, et les serre dans la même phrase, les unes contre les autres. Etonnées de se rencontrer, elles se regardent d'un air étrange, qui leur donne à nos yeux un aspect nouveau.

Dans une idée qu'il exprimerait pour la première fois, Bossuet montrerait le côté antique de la pensée. Dans une idée qu'il exprimerait pour la millième fois, De Maistre mettrait en évidence un aspect nouveau ou qui semblerait tel. De Maistre a toujours l'air de dire un paradoxe ; Bossuet a toujours l'air de dire un lieu commun.

De Maistre cherche sans affectation les grands effets de style ou, si vous voulez, les trouve, et ne les cherche pas.

Bossuet dédaigne absolument tout ce qui ressemblerait à une intention.

Quand l'éclat vient à lui, il a l'air, en l'acceptant, d'avoir une complaisance.

De Maistre a des traits habituellement légitimes, Bossuet n'a pas de traits. La période est la forme naturelle de ce style trop fier pour être haché, trop ample pour s'aiguiser jamais.

Remarquez que je ne rapproche ici ces deux hommes qu'au point de vue du style. Je n'ai pas parlé de leur regard. De Maistre a la vue plus perçante.

De Maistre rajeunit la pensée qu'il exprime ; Bossuet dédaigne de la rajeunir ; il la donne comme elle est, armée de sa vieillesse, parée des âges qu'elle a traversés avant d'arriver jusqu'à lui pour se faire dire une fois de plus.

La loi de la simplicité, disais-je tout à l'heure, oblige à tous les degrés de l'échelle intellectuelle. Je vais en donner un exemple.

Cherchons un homme qui n'ait jamais vécu dans le monde des idées, qui n'ait reçu la pensée ni de première main, ni de seconde main, qui ne l'ait absolument pas reçue ; qui ait ignoré la Beauté ; qui n'ait jamais levé la tête, qui ne soit pas poète, dans la grande acception du mot, qui n'ait fait que raconter de très-petites choses, déjà racontées par d'autres avant lui, en sorte que le petit mérite de l'invention ne lui appartient pas, un homme pourtant qui se fasse lire et qui ne permette pas de l'oublier.

Cet homme existe, il se nomme La Fontaine.

Cet homme, qui n'a jamais soupçonné rien de grand, et qui n'a pas même imaginé les petites choses qu'il nous a dites, a ceci de particulier et de curieux qu'il n'a qu'un mérite, un seul, rien qu'un, et qu'il atteste étrangement la puissance de cette qualité unique par laquelle il vit, lui qui avait tant de raisons pour ne pas vivre.

Cette puissance qui immortalise La Fontaine, c'est le style.

Son éloge complet est contenu dans ce mot, et, à qui veut le louer, il est absolument impossible d'en ajouter un second.

Il a su raconter, il a su écrire. 0 langue française ! de quelle puissance dispose-t-elle donc pour que La Fontaine soit célèbre ?

Je ne crois pas que La Fontaine ait eu, dans son passage sur la terre, un regard donné au ciel ; je ne crois pas qu'il ait eu un instant le tourment ou la joie des choses éternelles. Je ne crois pas qu'il soit possible d'apercevoir, de saisir, de soupçonner, de deviner, en inspectant ce coeur mort, où donc était en lui la place de Dieu. Je ne crois pas qu'il soit possible en l'écoutant de surprendre un cri, ni qu'il ait senti, vers quoi que ce soit, avant de se convertir, une aspiration.

Mon poids, c'est mon amour, a dit un homme dont j'ose à peine prononcer le nom dans une occasion si petite : c'est faire trop d'honneur à La Fontaine, que de faire intervenir à propos de lui saint Augustin. Cependant la vérité est vraie, à propos de tout, maxima in minimis. De quel côté donc pèse La Fontaine ? Aime-t-il une beauté vraie ou fausse, l'apparence seulement de la beauté? Non pas. Quelques-uns ont l'attrait de la grandeur, mais ne savent pas où elle est ; ils témoignent par là d'une élévation native qui s'égare. La Fontaine n'est pas de ceux-là.

Il ne désire ni la grandeur vraie ni la grandeur fausse, il ne soupçonne pas l'existence du sublime. Il garde non pas son admiration, cette classe d'hommes n'admire pas, mais son éloge, pour l'habileté qui se tire d'affaires. Il a le goût de la rouerie ! chose épouvantable !

Son idéal, c'est le renard !

Je n'insiste pas sur le penseur et le poète. Il est tout entier dans ce mot : son idéal, c'est le renard. Parlons de l'écrivain.

Est-il écrivain ? Hélas ! oui : j'en suis fâché.

Là, où l'élévation manque, je voudrais que tout manquât. J'aime mieux les dons absents que les dons trahis. Mais le devoir de la critique, c'est de tenir compte de tout. Elle doit concilier l'enthousiasme donné aux grandes choses et l'attention donnée aux petites. Sa gloire est d'aimer et d'aider ce qui vole ; mais ce glorieux amour ne l'empêche pas de compter les pas de ceux qui marchent. Jamais l'amour n'empêche de se baisser.

L'homme qui n'admire pas n'est jamais admirable. Nous n'admirerons donc pas La Fontaine. La critique doit réserver les paroles solennelles pour les hommes et les choses qui le sont. Il y en a qui ont osé parler du génie de La Fontaine.

Cette profanation des grandes paroles est plus fatale qu'on ne le suppose. Elle enlève aux choses vraiment grandes le respect des hommes. Elle compromet les vraies majestés, en saluant de leur nom ceux qui ne portent pas la couronne. Non, il ne faut pas admirer La Fontaine, mais il faut le louer, l'apprécier, le goûter dans toute la mesure où il le mérite.

Sans le style, à qui serait-il semblable ? Il serait semblable à Florian. Recherchons donc les caractères de ce style, qui a eu la force de tracer une telle ligne de démarcation.

Ce caractère, c'est la franchise. Florian ne croit pas aux personnages qu'il met en scène, La Fontaine croit aux siens. Florian essaye de les faire parler. La Fontaine prend leur place et parle par leur bouche.

Il se fait lapin, et lapin de bonne foi ! Voilà tout son secret. Ce n'est pas assez pour un homme, mais c'est quelque chose. Et comme il est de bonne foi, il n'exagère jamais. Si Perrette n'était pas de bonne foi, elle exagérerait le porc dont elle prévoit la naissance. L'exagération est le mensonge des honnêtes gens, disait Joseph de Maistre. Mais La Fontaine et Perrette sont de bonne foi.

Il était, quand je l'eus, de grosseur raisonnable.

Raisonnable est merveilleux ! Perrette a évidemment la vue nette et actuelle de ce porc ; mais elle se réveillerait elle-même de son sommeil si elle le poussait trop loin. Elle introduit la sagesse dans son rêve, pour y introduire la vraisemblance.

La Fontaine s'est élevé un jour au-dessus de lui­même. Un jour il a touché le beau ; ce jour-là, il écrivait le Chêne et le Roseau. Ici, et ici seulement peut-être, il s'est élevé à la conception d'une des grandes lois de l'ordre universel : il a paru voir la faiblesse des forts : il ne l'a pas vue de haut, il eût fallu pour cela cesser d'être lui-même, mais il l'a entrevue.

Il a eu la gloire de se douter que toute créature, à l'instant où elle se dit : Je suis forte, va être frappée à mort. Et quel langage que celui du chêne ! Comme voilà bien la bêtise de l'orgueil ! comme il offre sa protection avec l'emphase imbécile et diffuse de l'impuissance qui aime à se vanter ! Comme on sent bien qu'il ne protégera personne, qu'il aurait besoin de protection, et qu'il ne désire ni protéger, car il n'est pas bon, ni être protégé, car il se croit fort ! Comme sa ruine est prévue ! Comme elle est contenue dans le premier mot qu'il prononce !

Vous avez bien sujet d'accuser la nature.

La Fontaine ne nous parle que de la force du chêne, et ne nous fait penser qu'à sa faiblesse ; il le fait parler en souverain, et nous sentons si bien en lui le condamné, que la catastrophe est arrivée déjà, pour le lecteur, avant que l'auteur n'ait l'air de la prévoir. Le roseau est aussi précis et aussi bref dans sa réponse que le chêne a été long et oratoire

Je plie et ne romps pas.
Mais attendons la fin.

Voilà bien le langage de celui qui va avoir raison.

En général, La Fontaine est sec ; aussi, chez lui, les traits de sentiment prennent une valeur particulière. Ils sont d'ailleurs d'une délicatesse exquise.

Quand les deux pigeons se réunissent, La Fontaine nous laisse à juger

De combien de plaisirs ils payèrent leurs peines.

Leurs peines ! un seul d'entre eux a voyagé pourtant. La Fontaine croit de bonne foi qu'ils ont partagé les mêmes périls. Il ne sait plus distinguer celui qui aime de celui qui est aimé.

Ces mots charmants ont ceci de particulier et de délicieux qu'il est facile, en les lisant, de les sentir vaguement, d'en sentir l'effet sans se donner la peine de les remarquer. La Fontaine n'a pas l'air de les apercevoir, et invite le lecteur à faire comme lui. Son insouciance littéraire est son charme à nos yeux. Il ne prétend pas, il ne cherche pas, il ne trouve même pas ; il rencontre. Et nous le remercions d'autant plus de sa simplicité, que nous nous rappelons, en le regardant, la date de sa naissance. Nous le voyons entouré du dix-septième siècle. La moindre naïveté devient alors un mérite étonnant. Changez La Fontaine de siècle, vous ne vous trouverez plus le même vis-à-vis de lui, quoiqu'il soit toujours le même vis-à-vis de vous.

Son titre, à nos yeux, que nous y pensions ou que nous n'y pensions pas, est d'avoir résisté à l'air qu'il respirait, et d'avoir été La Fontaine quoique Boileau fût là.

J'ajoute encore à l'honneur de La Fontaine qu'il a le sentiment de la justice. Je ne parle pas de la justice supérieure : celle-là touche au mystère, et il faudrait, pour la soupçonner, porter ses regards là où n'atteint pas la vue du fabuliste. Je parle de la justice un peu grossière, un peu bourgeoise, mais réelle et respectable, que le bon sens vulgaire aperçoit, de la justice visible, en un mot. C'est celle-là qui a dicté le Loup et l'Agneau.

Il ne serait malheureusement pas impossible de surprendre La Fontaine en flagrant délit de contradiction et de le rencontrer quelquefois parmi les partisans du loup et les assassins de l'agneau. Son Dieu, après tout, c'est, je ne dirai pas la force (cette idée est trop haute pour lui), mais le savoir-faire.

Ceci est tellement vrai, que je reprends le Chêne et le Roseau, et que j'ajoute malgré moi la réflexion qui va suivre. Si La Fontaine condamne le chêne, ce n'est pas parce qu'il est orgueilleux et méchant, c'est parce qu'il va périr. Au lieu de dire : Il a tort, il se vante : donc il va périr, La Fontaine dit : Il va périr, donc il a tort.

Ainsi nous ne pouvons jamais louer pleinement en lui que le style. Vous qui aimez la vérité, et qui pensez à elle, armez-vous donc du style, alliez-vous cette puissance, et quand vous aurez, comme La Fontaine, conquis la parole, sachez faire d'elle l'usage que La Fontaine n'en a pas fait.

La fable, si je ne me trompe, pourrait avoir de grandes destinées. Il y a une gloire qui serait la sienne, il y a une langue qui lui conviendrait. Quelle serait la condition ? Il faudrait qu'elle interrogeât la nature des choses et comprît ce mot : le symbolisme.

Elle se revêtirait à l'instant de la dignité qui lui manque. Elle quitterait le domaine du jeu pour entrer dans le domaine de l'art.

Le sens du symbolisme manque absolument à La Fontaine.

Il met en scène des animaux et des végétaux, mais je ne saisis pas en lui le sentiment de la nature.

La campagne est absente de son oeuvre, comme la pensée, comme la beauté.

Le caractère le plus élevé du fabuliste serait le respect des types. Ce caractère manque à La Fontaine complètement et absolument. Quels lions que ses lions, et quels aigles que ses aigles ! Comme sa mesquinerie éclate quand les acteurs de ses drames portent de grands noms ! Je vous le dis, il n'est à l'aise que dans la compagnie des renards. Je ne crois pas que jamais il ait éveillé chez aucun homme ce sentiment de la grandeur humaine qui est une des joies et des gloires de l'art !

Je ne puis m'empêcher de faire ici une remarque frappante, et évidente jusqu'à la niaiserie. La Fontaine met en scène des personnages qui tous jouent au plus fin, et on ose, à propos de lui, parler de l'art ! Les hommes n'ont donc pas encore remarqué que le contraire de l'art c'est la ruse ? Pour n'avoir pas encore fait cette remarque, il faut vraiment qu'ils soient bien vieux.

M. Taine vient de publier dans le Journal des Débats quelques articles sur La Fontaine. M. Taine veut nous inspirer pour le fabuliste la plus vive admiration ; c'est le plus profond mépris pour son héros qu'il réussit à provoquer ; mais La Fontaine lui pardonnera, car si M. Taine l'a flétri, il ne s'en est pas aperçu.

« Notre Champenois, dit-il, souffre très-bien que les moutons soient mangés par les loups, et que les sots soient dupés par les fripons... Aussi ses maximes n'ont-elles rien d'héroïque... ses plus généreuses sont d'obéir, d'accepter le mal pour soi comme pour autrui, parce qu'il est dans la condition humaine. Il n'eût jamais été un Alceste ; je ne sais même s'il eût été un Philinte. Il conseille assez crûment la flatterie et la flatterie basse. Le cerf met au rang des dieux la reine qui avait jadis étranglé sa femme et son fils, et la célèbre en poète officiel. La Fontaine approuve la perfidie, et quand le tour est profitable ou bien joué, il oublie que c'est un guet-apens.

« Il représente un sage qui, poursuivi par un fou, le flatte de belles paroles menteuses, et tout doucereusement le fait échiner et assommer. Il trouve l'invention bonne et nous conseille de la pratiquer.

Le même M. Taine, dans le même travail, dit en parlant du même homme :

« Il était poète. Je crois que, de tous les Français, c'est lui le plus véritablement qui l'a été. »

Ainsi se fait, chez M. Taine, l'association des idées. C'est lui qui a la modestie de nous apprendre dans quelle acception il prend le mot poète.

M. Taine poursuit :

« Plus que personne il en a eu les deux grands traits, la faculté d'oublier le monde réel et celle de vivre dans le monde idéal ; le don de ne pas voir les choses positives, et celui de suivre intérieurement ses beaux songes. »

Etait-ce dans ce monde idéal que La Fontaine se promenait, quand il conseillait la flatterie basse? Cet homme avait, à ce qu'il paraît, du monde idéal, une conception assez neuve. Et dans ses beaux songes, savez-vous ce qu'il rêvait ? Il rêvait des tours bien joués. Quel poète !

Aussi M. Taine déclare qu'il était enthousiaste :

« Même dans ses polissonneries, il se préservait de tout mot grossier ; il gardait le style de la bonne compagnie. »

Voyez un peu quel enthousiasme !

C'est sans doute à ce même enthousiasme que La Fontaine doit de ne pas voir les choses positives.

Il est vrai que le même critique, parlant du même écrivain, l'admire un instant après comme observateur et insiste longuement sur ce nouvel éloge. Il oublie que La Fontaine ne voyait pas les choses positives et nous le montre « comme un étranger attentif et curieux devant le monde vivant qui s'est établi chez lui. »

Que voulez-vous ? L'enthousiasme de M. Taine l'empêche d'apercevoir les contradictions qui se rencontrent sous sa plume. Il ne les voit pas, parce qu'il est enthousiaste et qu'elles sont positives.

M. Taine croit que La Fontaine est connaisseur de l'homme. Il le regarde comme le représentant de la France. Il enverrait les oeuvres de La Fontaine à qui voudrait nous connaître.

Au nom de l'humanité et au nom de la France, je crois qu'il est permis à tout homme et à tout Français de répondre : Non, l'homme qu'a peint La Fontaine, c'est l'homme tel que M. Taine le comprend, mais ce n'est pas l'homme ; ce n'est pas l'homme créé à l'image de Dieu, l'homme racheté par le Fils de Dieu, ce n'est pas même l'homme déchu. La Fontaine n'a pas vu la profondeur du précipice ; c'est l'enveloppe extérieure de l'homme déchu, c'est sa silhouette imparfaitement dessinée.

Cette France que représente La Fontaine, c'est la France telle, à ce qu'il paraît, que M. Taine la conçoit ; ce n'est pas la France telle qu'elle est, telle qu'elle apparaîtra, quand, rendant ses comptes à l'histoire, elle ouvrira le livre de sa vie à la première page, et montrera ces mots : Gesta Dei per Francos.

Tout ceci n'est rien encore : il y a mieux. M. Taine se trahit quelque part. I1 a écrit un mot qui est son dernier mot, un mot qui le résume ; il a livré son secret. Il dit (ah ! je n'oserais pas le lui faire dire, c'est tout au plus si j'ose citer), il dit que La Fontaine enlève à la vérité sa tristesse.

La vérité, telle que la conçoit M. Taine, est triste ; et, quant à La Fontaine, il paraît qu'il est gai.

Je dois à M. Taine des remerciements : sa formule m'aide à trouver la formule vraie. Pour tout dire de La Fontaine en un seul mot, pour résumer contre lui mon acte d'accusation, je n'ai qu'un seul mot à changer à la phrase de M. Taine ; je n'ai qu'à dire :

La Fontaine enlève à la vérité sa joie ;

Et j'aurai tout dit sur La Fontaine.

Pour montrer la puissance du style, j'ai choisi La Fontaine, afin de montrer cette puissance agissant toute seule (autant que possible), isolée et sur les degrés les plus bas de l'échelle intellectuelle. J'ai voulu montrer comment la postérité aime ceux qui ont su écrire. Pourquoi donc ? L'amour du style tient chez nous, je crois, à l'amour de la vie. Pourvu que l'âme éclate, se montre, nous révèle quelque chose de sa vie intérieure, nous acceptons ce cri sans le discuter, et ce cri c'est le style. Quand l'homme, au contraire, nous communique seulement une pensée, sans se livrer lui-même à nous, nous n'écoutons pas, quoi qu'il nous dise. Le penseur, qui ne sait pas écrire, nous dissimule ce qui se passe en lui, et ne nous présente que le résultat mort de ses opérations. Le grand écrivain nous fait assister à la conception même des oeuvres qu'il nous donne. Dans cet arbre transparent, on voit circuler la sève. Le génie et l'enfance ont une admirable ressemblance : c'est la naïveté ! Tous deux possèdent cette transparence qui nous permet d'apercevoir au fond d'eux leur pensée en travail, d'assister à la formation intérieure de leurs idées. Ce qui, dans le langage humain, ressemble le plus à l’homme de génie, c’est l’enfant, quand il est simple.

La rhétorique a tellement dégradé les mots dont elle se sert, que le ridicule produit par elle menace d'atteindre même les choses. Quand elle complimente quelqu'un sur son style, elle a l'air de le complimenter sur sa toilette.

Il faut venger les paroles pour venger les idées.

Le style de l'homme est l'expression de son activité.

Toutes les créatures sont placées, en face de la vie et en face d'elles-mêmes, en face des autres, dans un certain rapport.

Le style est l'expression de l'action intime qu'elles exercent et qui est exercée en elles et sur elles.

Toutes les plantes reçoivent la lumière, mais chacune la reçoit d'une façon qui lui est propre : toutes demandent et attendent la chaleur du soleil, mais elles reçoivent diversement les rayons. Chacune se les assimile d'une façon particulière, en vertu de ses besoins, de ses capacités, de ses aptitudes intérieures.

Le style de la rose, c'est son parfum.

Le style, étant la manifestation de la vie, ouvre devant nous un large horizon. Nous ne devons plus l'étudier seulement dans les pages écrites ; nous devons le suivre et le rechercher partout où il éclate, et quelquefois le deviner là où il n'éclate pas. Le style est d'abord dans les mots ; il est aussi dans les gestes ; il est aussi dans les regards ; il est dans toutes les manifestations, y compris le silence. Le silence peut avoir un grand style. Le silence peut être une parole ; le silence peut être même le sommet de la parole, et son point culminant. En général, la parole, quand elle est élevée et solennelle, s'arrête, parce qu'à une certaine hauteur les mots lui manquent. C'est le silence qui se charge alors de la continuer et d'exprimer l'inexprimable. Le silence ému est l'épanouissement suprême de la parole ; c'est le style par excellence.

Qu'est-ce que le langage humain entend par ce mot : un grand homme ?

Est-ce celui qui a accompli tel ou tel acte ? Non ; car je vous défie de déterminer précisément l'acte qu'il faut avoir accompli pour être un grand homme.

La grandeur n'est pas dans tel acte : elle est dans la façon dont cet acte s'accomplit. Le même acte, accompli par mille hommes, manifestera mille différents caractères. La grandeur n'est pas dans le fait, elle est dans l'auteur du fait.

En voulez-vous une preuve très-palpable ? Un homme se noie. Vous vous précipitez là où il a disparu ; vous risquez votre vie, et vous le sauvez. Mais un fou et un singe qui vous ont vu vous imitent et sauvent chacun un homme : ils auront imité votre fait, mais ils n'auront pas imité votre acte, ils n'auront pas pris votre style. Toute proportion gardée, l'imitation, même la plus habile, ressemblera toujours plus ou moins à ce que je viens de dire. Le style lui manquera toujours. On peut tout voler à un homme, excepté son style. Le style est inviolable, comme la personne dont il est l'expression.

La grandeur n'est déterminée par aucun fait extérieur. Elle jaillit de la source sacrée.

Son caractère serait-il seulement la persévérance ? Allons donc ! Buffon a semblé le dire. Il n'a su ce qu'il disait. La grandeur aurait pour symbole la mouche qui bourdonne longtemps près de la même oreille.

Serait-ce un grand amour ?

Non pas encore.

Serait-ce une grande intelligence ?

Non, pas encore ; non pas, du moins, uniquement. Vous pouvez comprendre les plus hautes idées, et ne pas les exprimer grandement. Votre parole trahira l'infériorité de votre race.

Je viens de prononcer malgré moi le nom de la parole : c'est le secret de la grandeur qui était sur mes lèvres, et qui m'échappe.

La parole est l'explosion de la nature intime d'un être.

Le lion n'a pas besoin, pour montrer sa force, de faire un grand effort ; elle se trahit dans ses moindres mouvements. Hercule est presque toujours représenté au repos. On dirait que ses bras terribles n'ont rien à faire actuellement.

Plusieurs hommes ont dompté des chevaux ; mais personne, en regardant le dompteur, qui peut être un homme des plus vulgaires, personne, en regardant le dompteur, ne s'est écrié : Voilà le maître du monde !

Personne ? Je me trompe : cela n'arrive pas ordinairement ; mais cela est arrivé une fois. Et pourtant c'était un père qui parlait de son fils. Quel père a jamais dit : Mon fils sera le maître du monde ? La sphère où j'ai vécu est trop petite pour lui. Qu'il éclate et qu'il la brise, puisqu'il est de taille à la briser !

Si Philippe parla ainsi, est-ce parce qu'Alexandre avait dompté Bucéphale, en masquant à ce cheval l'ombre qui l'effrayait ?

Non certes ; c'est parce qu'Alexandre, en domptant Bucéphale, avait accompli cet acte insignifiant d'une façon extraordinaire. Par sa manière de dompter Bucéphale, il venait de se révéler, et de se révéler maître du monde.

Entre Alexandre domptant Bucéphale et un dompteur de chevaux faisant son métier, où est la différence ?

La différence est dans le style.

Le dompteur de chevaux a droit à un salaire.

Mais quand Philippe dit à son fils : Va, prends le monde, la Macédoine ne te suffit plus : ce jour-là Alexandre, voilant au cheval fougueux cette ombre qui l'effrayait, lui tournant la tête vers la lumière, se servant du soleil pour le dompter, ce jour-là Alexandre fit entendre sa parole et se manifesta.

Il fut clair pour les spectateurs, et pour Philippe lui-même, qu'Alexandre venait d'entrer en possession de la souveraineté, qu'Alexandre venait de conquérir non un cheval, mais lui-même, lui-même et l'Orient, l'Orient avide de soleil, l'Orient qui a peur de son ombre.

Voilà pourquoi Bucéphale a sa place dans l'histoire. Si j'étais peintre, je ne pourrais représenter ce souverain loin de Bucéphale.

Bucéphale symbolise celui en présence de qui la terre fit silence.

Cette conquête fut la parole d'Alexandre.

Au jardin des Plantes, quand il fait résonner, en les secouant à coups de griffes et d'ailes, les barreaux de sa cage, comme s'il les brisait par la pensée, ou bien quand il tourne la tête, ou bien quand il lance sur l'espace interdit un regard de souverain détrôné, vous pouvez voir la parole de l'aigle.

Vous pouvez entendre, dans les jours de tempête, la parole de l'Océan.

Quand Christophe Colomb fendit de son glaive le nuage qui cherchait à lui masquer encore sa patrie (la patrie c'est le lieu du désir), quand il obligea la lumière, au nom du Verbe éternel, à lui découvrir l'Amérique, il donna sa parole au monde. Il lui affirma qu'il était souverain, et quand la reine d'Espagne le nomma amiral des grandes mers, il l'était depuis longtemps. Sa souveraineté essentielle avait précédé son titre.

Le regard des condors en cage semble planer sur les déserts qu'ils rêvent, sur les déserts absents, sur leurs propriétés perdues, et suivre encore les armées qu'ils aiment à suivre quand ils sont libres.

Quelquefois la sainteté resplendit sur le génie, comme le soleil sur l'Océan. Ainsi saint Paul. Se faisant tout à tous, à la joie comme aux larmes, parlant aux parfaits la parole de la sagesse, désirant être anathème pour les autres, lui qui portait la sollicitude de toutes les Eglises, en proie aux combats du dehors et aux terreurs du dedans, accomplissant ce qui manquait à la Passion du Christ, il se montra souverain en portant les fardeaux de l'empire.

Jusqu'ici l'esprit humain a cru très-souvent que pour réaliser le beau il fallait se déguiser, et le déguisement qu'il a pris s'est nommé l'Art. L'Art a été le jeu qu'il a joué, quand il a voulu parader devant lui-même, suivant certaines conventions.

Il faut qu'un homme de génie se lève, parle, soit écouté et dise :

Je veux que désormais l'Art soit sincère.

Je veux que l'Art cesse d'être le déguisement de l'homme, pour devenir son expression.

Je veux que l'Art soit l'explosion simple, naïve et sublime des splendeurs de l'intelligence. Pour que l'Art soit beau, et que sa beauté soit vraie, je veux que l'Art désormais dise les choses comme elles sont.

Dieu voudra, si je ne me trompe, que cette voix soit entendue.

L'ancienne rhétorique a dit : Vous êtes laid, déguisez-vous, car si vous vous montriez tel que vous êtes, vous feriez horreur. L'Art est un déguisement ; choisissez donc un type de convention, regardez autour de vous et cherchez : vous n'aurez que l'embarras du choix. Imitez, feignez, jouez un jeu qui plaise au public : le beau est une fiction. Les lois de la vie sont laides : pour plaire, il faut que l'Art se fasse des règles à lui, indépendantes des lois réelles.

Maintenant il faut que celui qui doit fonder l'Art de l'avenir, purifie l'air souillé par ces paroles, et dise :

La laideur a, en effet, sa place dans l'homme ; car l'homme est déchu. Mais la régénération est possible. Voilà les eaux du baptême.

La beauté est permise encore, la voilà qui vient à nous. Saisissons-la, revêtons-la, et ensuite nous pourrons nous montrer.

Revêtons-la, non comme un déguisement, mais comme une splendeur plus vraie que nous-mêmes, que nous devons posséder et ne jamais perdre. Nous sommes souillés ! eh bien ! purifions-nous. L'homme ancien n'ose pas se montrer. Que l'homme nouveau naisse et paraisse, qu'il resplendisse aux yeux des hommes, non comme un héros de théâtre, mais comme une vérité vivante, plus vivante que l'ancien homme remplacé. Qu'il paraisse et qu'il agisse, qu'il agisse dans la splendeur de sa nature régénérée, qu'il fasse éclater le type qu'il récèle, qu'il dégage l'idéal qu'il porte ! Qu'il fasse la vérité ! La beauté jaillira ; la beauté, au lieu d'être une fiction, est la splendeur du vrai. Que l'Art, qui était le déguisement du vieil homme, raconte dans la sincérité de sa parole la splendeur de l'homme nouveau !

L'homme, ne pouvant pas se passer absolument de la beauté, peut faire des efforts vers elle, et peut en faire de deux façons. Il peut tenter de se mentir à lui-même, au nom de la beauté, ou de se parler vrai au nom de la beauté. S'il veut se mentir, il tentera d'embellir sa déchéance et de se faire gracieux dans le péché. S'il veut se parler vrai, il tentera de se revêtir intimement et extérieurement de la splendeur réelle pour laquelle il est fait. L'Art ne peut pas éviter absolument la beauté, il faut qu'il la contrefasse par un jeu ou qu'il la possède par un effort. Il faut qu'il en fasse ou la parodie ou la conquête. L'art ne peut pas ne pas sentir la laideur native du vieil homme.

Il faut qu'il la dissimule, ou qu'il la foudroie.

En un mot, il faut qu'il déguise l'homme qui regarde en bas, ou qu'il accepte, qu'il affirme, qu'il proclame l'homme qui regarde en haut.

L'Art qui s'attache au vieil homme est obligé de farder celui qu'il s'obstine à peindre, car le vieil homme est laid, et l'Art, quel qu'il soit, ne peut pas renoncer au beau. L'Art, ainsi conçu, est un mensonge.

L'Art qui s'attache à l'homme régénéré, peut représenter librement et franchement, dans la candeur de son génie, celui qu'il consent à peindre, car l'homme régénéré est un être magnifique, et l'Art, en l'exprimant, rencontre la magnificence, sans sortir de la sincérité.

Très-souvent les grands artistes ont eu pour caractère particulier, pour art, pour style, l'effort qui consiste à embellir l'homme déchu d'une beauté qui ne lui appartient pas, d'une beauté dérobée et trompeuse, d'une beauté qui existe ailleurs, et qui placée là, comme une auréole sur le front du mal, était un mensonge et un vol.

Pendant ce temps-là, les autres artistes, les artistes inférieurs, ceux qui copient, n'osant pas prendre bravement la beauté du bien pour en décorer le mal, inventèrent à leur usage une beauté de convention, qui n'appartient ni au bien ni au mal, car elle n'existe pas, mais qui est simplement une forme de l'habitude. C'est un déguisement, un arrangement, une convention, une habitude, une mode en vertu de laquelle il faut prendre certaines attitudes, en éviter certaines autres, prononcer certaines paroles, en éviter certaines autres, les prononcer sur un certain ton, et non pas sur un certain autre. C'est dans cet esprit que sont conçues une grande quantité de tragédies. Dans cet état d'abaissement, il semble que l'Art aspire, non à la beauté, mais au décorum, qui est la parodie de la beauté ; il prend pour loi, non la vie, mais l'habitude ; il prend pour fin, non la vérité, mais la convention. L'idéal de la tragédie classique finit par devenir la gravure de modes.

Il est temps que l'Art proclame la beauté, la puise où elle est et dise où il la puise ; qu'ainsi il soit hardi et simple, vrai et puissant ; que Dieu nous donne un grand artiste dont le style ait pour caractère la splendeur vivante de la sincérité !

Ce serait une importante et magnifique étude que de lire l'histoire au point de vue du style, c'est-à-dire, de demander à chaque grand homme la raison, la nature de sa grandeur, c'est-à-dire le caractère propre et la vertu de son style.

Alexandre nous dirait que son style c'est le génie même de la conquête, que sa façon d'aborder les choses c'était de les dompter ; tel était le style de cet homme que le nom de son cheval, prononcé par lui, devait recevoir de ses lèvres une consécration qui l'élève à la dignité d'un symbole.

César nous dirait que son style est indiqué par le mot qu'il a dit, pendant la tempête, au pilote tremblant : « Que crains-tu? tu portes César. » Sa parole, c'est l'affirmation de l'empire du monde qu'il attendait. Sa parole, ce sont les larmes qu'il versait, à trente ans, au souvenir d'Alexandre, déjà vainqueur à cet âge.

Le style d’Homère, c'est le premier mot de la prière de Priam :

Souviens-toi de ton père, Achille semblable aux dieux, de ton père, faible et vieux, comme je le suis...

Cette parole renferme tout Homère, les dieux, la paternité, la vieillesse, la force, la faiblesse et l'épithète homérique elle-même : Achille semblable aux dieux...

Le style de Bossuet, le voici : Madame se meurt, Madame est morte ! Les grandeurs sociales, et la mort à côté...

Le style de Christophe Colomb, c'est le signe de la croix tracé dans le brouillard par la pointe de son épée.

Il me semble qu'à l'époque solennelle où nous voici il faut un grand homme, ou plutôt de grands hommes qui parlent au nom de l'humanité, qui parlent le style humain et qui gravent sur lui leurs différents caractères, leurs différentes signatures.

Il me semble que la prière est le style humain par excellence, je veux dire l'expression de l'homme.

Qu'est-ce qu'exprimer l'homme ? c'est dire sa misère et dire sa grandeur.

Or, la prière affirme la misère, elle met l'homme à genoux, comme le mendiant de l'Evangile ! Elle l'affirme aveugle et pauvre, ayant besoin et suppliant.

Mais elle affirme la grandeur d'une façon suréminente, elle nous la montre agissant sur les décrets de Dieu.

Par elle, Dieu nous introduit dans le mystère du gouvernement, et l'instant où il nous introduit ainsi dans ses conseils, est l'instant où il nous précipite la face contre terre ; la prière est à la fois le cri de la détresse et l'hymne de la gloire. Or, le cri de la détresse et l'hymne de la gloire, n'est-ce pas l'expression de l'homme, n'est-ce pas le style humain ? Le style humain c'est la réponse de l'homme à la parole qu'a entendue Moïse :

Je suis Celui qui suis.

O vous qui êtes, écoutez donc, écoutez et exaucez ! »

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