Entretiens

Christian Bouchard

Cioran « n'aime pas les livres qui se lisent comme on lit un journal : un livre doit tout bouleverser, tout remettre en question ». Pour saper les fondements du confort intellectuel, il privilégie l'aphorisme plutôt que les grands systèmes philosophiques.« L’avantage de l’aphorisme, c'est qu'on n'a pas besoin de donner des preuves. On lance un aphorisme, comme on lance une gifle ». Portrait de l'auteur des Syllogismes de l'amertume, décédé en 1995.

« Il faut aller jusqu'à l'horreur quand on se connaît », ce mot de Bossuet au maréchal de Bellefonds traduit bien la pensée de Cioran. Aucun examen de soi qui ne conduise à l'épouvante; aucun examen du monde qui ne mène à la destruction. Ne jamais se satisfaire du chatoiement des idées reçues, pousser le feu du doute jusqu'à embraser toutes les certitudes, ce fils spirituel de Shakespeare connaît la nature maudite de l'homme et son secret : le sommeil; « c'est ça qui rend la vie possible ». Au sortir d'un de ses livres, on n'a qu'un cri « Ne dormez plus, Cioran tue le sommeil! ».

Dans ses accès de mégalomanie, l'auteur des Syllogismes de l'amertume aime se comparer à Macbeth qu'il accuse même de plagiat tellement ses invectives ressemblent aux siennes. Professeur à Brasov, et pendant qu'il écrit un livre sur les saints, Cioran prend la résolution de ne s'adresser qu'à... Shakespeare. Un jour qu'il est assis à sa table habituelle dans un café, un collègue, professeur de gymnastique, s'approche et lui demande s'il peut s'asseoir avec lui. « Qui êtes-vous? Êtes-vous Shakespeare? — Vous savez bien que non. — Comment, vous n'êtes pas Shakespeare? Alors fichez le camp! ». Et le pauvre hère de repartir furieux, racontant à tout le monde que Cioran est devenu fou. Ce n'est pas tous les jours que Macbeth adresse la parole à quelqu'un et quand il le fait, il glace le sang.

Cioran « n'aime pas les livres qui se lisent comme on lit un journal: un livre doit tout bouleverser, tout remettre en question ». Pour saper les fondements du confort intellectuel, il privilégie l'aphorisme plutôt que les grands systèmes philosophiques. « L’avantage de l’aphorisme, c'est qu'on n'a pas besoin de donner des preuves. On lance un aphorisme, comme on lance une gifle ». Aux dires de plusieurs, Cioran fait dans la provocation. Sorte de bouffon de cour qui amuse par ses recettes, par ses injures jetées à la face des convives. C'est le trouble-fête de service. Celui qu'on invite à parler quand le temps s'immobilise et que l'ennui gagne les invités. Un zeste de raillerie pour parfumer liqueur enivrante de l'autosatisfaction qu'il faudra bien boire avant de repartir. Et chacun de regagner son logis, une fois le spectacle terminé, heureux de son sort, satisfait comme une brute, prêt à reprendre le travail le lendemain pour la plus grande gloire de l’humanité conquérante : « Vous entrez dans une banque vous voyez trente à quarante jeunes filles qui du lever du soleil jusqu'à une heure avancée du soir tapent des chiffres. Penser cela! Qu'on ait fait l'histoire jusqu'à ce jour pour finir ainsi! Si un destin pareil s'appelle la vie, alors la vie n'a pas de sens ». Dans le monde du métro, boulot, dodo, la conscience ne peut être qu'une provocation et, par conséquent, la conscience ne peut être que malheureuse : à l'école de Nietzsche et de Dostoievski, la conscience pèse comme une fatalité. Elle est fille de la nuit.

À vingt ans, Cioran souffre d'insomnie, erre comme un spectre dans les rues de Sibiu à la merci du silence total et de sa complice l'idée du Néant. Ces nuits perdues seront l'origine de sa vision du Monde. Perclus de fatigue, un jour en présence de sa mère, il se jette sur un canapé et dit : « Je n'en peux plus ». Sa mère lui répond : « Si j'avais su, je me serais fait avorter ». Pour Cioran, c'est une libération. Il se sait le fruit du hasard et comprend qu'il n'y a rien à comprendre. Il décide donc d'écrire afin d'atténuer « une sorte de pression intérieure ». L’écriture devient guérison.

À Octavio Paz, il fera cet aveu : « Ce qui est vraiment extraordinaire, c'est que chaque fois que j'ai fini d'écrire, j'ai envie de me mettre à siffler ». Dire du mal de l'Univers pour échapper à son emprise; dire du mal de l'histoire pour ne pas être écrasé par elle.

« Je hais l'histoire, je hais le processus historique ». Cioran vient de Roumanie, « un pays où on ne fait pas l'histoire mais où on ne fait que la subir ». Et pour saisir l'histoire en profondeur, on est « forcé d'admettre l’existence du péché originel ». Ici, il faut s'arrêter un instant. Dans les Entretiens, le péché originel revient comme une obsession. Cioran, on le sait, est un mécréant. Pourtant, sous un angle anthropologique, la théorie du péché originel lui permet de comprendre pourquoi « tout ce que l'homme fait se retourne contre lui »; c’est qu'au point de départ « il y a eu une chute irrémédiable, une perte que rien ne peut combler ». Mais cette perte semble avoir été comblée par certains théologiens au point de ne plus avoir besoin d'en parler. Récemment, j'ai reçu le Dictionnaire de théologie fondamenale publié par les éditions Bellarmin; à ma grande surprise, aucune mention n'y est faite du péché originel. Pas un article ne lui est consacré, il ne figure même pas à l'index analytique; on prend cependant le soin de préciser que l'index n'est pas exhaustif...

Au même moment, je terminais la lecture d'un dialogue entre Vaclav Havel et Joseph Brodsky, Le cauchemar du monde postcommuniste (Anatolia éditions). Pour répondre à la montée des fanatismes, Havel se lance dans un plaidoyer pour une métaculture pluraliste et de portée mondiale; en clair, un multiculturalisme à visage humain. Il fait appel à la bonté comme valeur civilisatrice. Dans sa réponse à Havel, Brodsky commence par lui rappeler que le premier devoir d'un écrivain est de peser ses mots et ensuite que la véritable civilité consiste à ne pas faire naître d'illusions. Et Brodsky, un autre mécréant, d'enchaîner en évoquant le concept du péché originel. II souligne que l'homme est un être dangereux et qu' « un ordre social qui reposerait sur une représentation moins flatteuse de nous-mêmes [...] porterait en lui des conséquences moins désastreuses » (p.42). Bref, tenir compte de la nature mauvaise de l'homme éviterait des catastrophes que le postulat d'une bonté originelle ne saurait écarter. Lire la Genèse plutôt que Rousseau.

Curieux tout de même. Alors que certains théologiens catholiques rechignent à souligner l'importance du péché originel pour une meilleure compréhension de l'histoire humaine (doit on rappeler que la pusillanimité n'a jamais servi l'Église?), des mécréants comme Cioran et Brodsky font du péché originel la clé de voûte du destin de l'Homme. Dès le début des années cinquante, Cioran a été parmi les premiers à dénoncer les utopies politiques athées, ces chimères qui dévorent tout sur leur passage. Dans les Entretiens, il rappelle d'ailleurs que « l'homme qui devient areligieux par volonté est un être qui se stérilise. Et le plus antipathique, c'est que cela s'accompagne toujours d'un orgueil exagéré et déplaisant ». Les tyrans sont toujours « des types qui ont un vide intérieur ».

Cioran est en colère contre Dieu, mais la colère n'est pas impie. C'est peut-être même une prière; Luther pensait que les pires blasphèmes étaient préférables aux litanies récitées dans la sécheresse de cœur. Mais celui qui ne croit en rien, qui se fait un devoir de fustiger la création, ressent parfois le besoin de rendre grâce. Job entend la musique des bergers et une faible lueur pénètre sa nuit. Soudain, Cioran évoque la grande figure de Bach et une lumière traverse des réflexions jusque là très noires : « Bach est la seule chose qui vous donne l'impression que l'Univers n'est pas raté. Tout y est profond, sans théâtre. [...] Bach compromet l'idée du néant dans l'autre monde. Tout n'est pas illusion quand on écoute cet appel. [...] Sans Bach, je serais un nihiliste absolu ». Le péché originel et Bach, deux pôles qu'on ne peut dissocier. Si le péché originel nous invite à ne pas croire en l'homme, Bach nous permet de croire un peu en Dieu.

J'ai sur mon bureau une des dernières photographies de Cioran. Les cheveux qui jaillissent comme d'une pomme d'arrosoir, les sourcils épais, les yeux grands ouverts qui fixent le vide, le visage raviné par de larges sillons qui s'éloignent d'une bouche restée boudeuse comme celle d'un adolescent toujours en crise, un long cou décharné ou plutôt une ficelle qui semble retenir avec difficulté cette tête de Giacometti, les vêtements noirs de prince d'Elseneur, les bras qui pendent le long du corps, inertes, à l'exception du pouce et de l'index de la main gauche comme réunis en un symbole bouddhique (Sarvam anityam: tout est transitoire), l'ensemble, est saisissant; il évoque le célèbre tableau de Watteau; cette dernière figure de Cioran, c'est Gilles devenu vieux. Ou, mieux encore, Lear. Lear devenu fou qui erre dans la lande pendant l'orage. Lear abandonné de tous, seul avec sa souffrance, revenu de toutes les illusions, un vieil homme sans forces et infirme, appelant la mort de tous ses vœux. Cioran est mort à Paris le 20 juin dernier à l'âge de 84 ans, victime de la maladie d'Alzheimer.

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