Stanley rencontre Livingstone

Henri M. Stanley
À la fin de la décennie 1860, on était depuis longtemps sans nouvelles de l'explorateur écossais David Livingstone. Était-il mort? Le propriétaire du New York Herald était persuadé qu'il était toujours vivant, mais dépourvu de tout moyen de communication avec l'Europe. Il décida d'envoyer un reporter à sa recherche. Ce reporter s'appelait Henri M. Stanley. Parti de l'île de Zanzibar, il rencontra Livingstone après des mois de marche au coeur d'une Afrique encore inconnue des Blancs. Voici le récit de cette rencontre.
«Nous descendîmes l'escarpement, ayant devant nous la vallée du Liouké. Vers onze heures nous avions gagné l'épais ruban de matétés qui borde la rive. Le gué fut traversé, — une eau transparente, — puis la seconde bordure, et nous nous trouvâmes au milieu des jardins de l'Oujiji, vraies merveilles de végétation. Trop ému pour saisir les détails, j'ai vu seulement de gracieux palmiers, des terrains bien tenus, encombrés de légumes; et de petits villages avec de frêles palissades de roseaux.

La nouvelle de notre arrivée gagnera-t-elle Oujiji avant que nous soyons aperçus? Cette inquiétude nous fait doubler le pas.

Nous reprenons haleine au bord d'un petit ruisseau ; et nous escaladons le versant d'une chaîne, dont le roc est nu, — la dernière des myriades de ses pareilles que nous avons eu à gravir, — chaînette qui nous empêchait de voir le lac dans son immensité.

Nous voilà au sommet; nous gagnons la pente occidentale. Arrêtons-nous: le port d'Oujiji est à moins de cinq cents mètres, dans un bouquet de verdure.

La distance, les forêts, les montagnes sans nombre, les épines qui nous ont mis en sang, les plaines arides qui ont brûlé nos pieds, le ciel en feu, les marais, les déserts, la faim, la soif, la fièvre, ont été vaincus. Notre rêve est réalisé!

«Déployez les drapeaux et chargez les armes.

— Aï, Ouallah ! aï Ouallah banal répondent des voix ardentes.

— Un, deux, trois!...»

Près de cinquante fusils rugissent. Leur tonnerre, pareil à celui du canon, produit son effet dans le village.

«Kirangozi, portez haut la bannière de l'homme blanc. Qu'à l'arrière-garde flotte le drapeau de Zanzibar. Serrez la file, et que les décharges continuent jusque devant la maison du vieux Mousoungou.

«Vous m'avez souvent dit que vous flairiez le poisson du Tanganîka; aujourd'hui je le sens moi-même. Le poisson, la bière et un long repos vous attendent. En marche!»

Nous n'avions pas fait deux cents mètres que la foule se pressait à notre rencontre. La vue de nos drapeaux faisait comprendre qu'il s'agissait d'une caravane; mais la bannière étoilée qu'agitait fièrement Asmani, dont le visage n'était qu'un immense sourire, produisit dans la foule un moment d'incertitude : c'était la première fois qu'elle paraissait dans le pays. Néanmoins, parmi les spectateurs, ceux qui avaient été à Zanzibar l'avaient vue flotter, sur le consulat et sur plusieurs navires: ils la reconnurent, et les cris de Bindera Kisoungou! (la bannière d'un blanc!) Bindera merikani ! (la bannière américaine!) dissipèrent tous les doutes.

Gens de dix provinces, Zanzibarites, indigènes et Arabes nous entourent et nous assourdissent de leurs Yambo banal yambo, yambo bana ! adressés à chacun de nous.

Trois cents mètres nous séparent encore du village. La foule augmente; on se presse autour de moi. Tout à coup, au milieu des yambo, j'entends dire à ma droite :

«Good morning, sir!»

Je tourne vivement la tête, cherchant qui a proféré ces paroles; et je vois une figure du plus beau noir, celle d'un homme tout joyeux, portant une longue robe blanche, et coiffé d'un turban de calicot, un morceau de mérikani, autour de sa tête laineuse.

«Qui diable êtes-vous? demandé je.

— Je m'appelle Souzi ; le domestique du docteur Livingstone, dit-il avec un sourire qui découvrit une double rangée de dents éclatantes.

— Le docteur est ici?

— Oui, monsieur.

— Dans le village?

— Oui, monsieur.

— En êtes-vous bien sûr?

— Très-sûr; je le quitte à l'instant même.

— Good morning, sir, dit une autre voix.

— Encore un! m'écriai-je.

— Oui, monsieur.

— Votre nom!

— Chumah.

— L'ami de Vouikotani?

— Oui, monsieur.

— Le docteur va bien ?

— Non, monsieur.

— Où a-t-il été pendant si longtemps?

— Dans le Manyéma.

— Souzi, allez prévenir le docteur.

— Oui, monsieur. Et il partit comme une flèche.

Nous étions encore à deux cents pas; la multitude nous empêchait d'avancer. Des Arabes et des Vouangouana écartaient les indigènes pour venir me saluer, car d'après eux j'étais un des leurs. «Mais comment avez-vous pu passer? C'était là leur surprise.

Souzi revint bientôt, toujours courant, me prier de lui dire comment on m'appelait. Le docteur, ne voulant pas le croire, lui avait demandé mon nom; et il n'avait su que répondre.

Mais pendant les courses de Souzi la nouvelle que cette caravane, dont les fusils brûlaient tant de poudre, était bien celle d'un blanc, avait pris de la consistance. Les plus marquants des Arabes du village, Mohammed ben Séli, Séid ben Médjid, Mohammed ben Ghérib, d'autres encore, s'étaient réunis devant la demeure de Livingstone ; et ce dernier était venu les rejoindre pour causer de l'événement.

Sur ces entrefaites la caravane s'arrêta, le kirangozi en tête, portant sa bannière aussi haut que possible.

«Je vois le docteur, monsieur, me dit Sélim. Comme il est vieux!»

Que n'aurais-je pas donné pour avoir un petit coin de désert où, sans être vu, j'aurais pu me livrer à quelque folie : me mordre les mains, faire une culbute, fouetter les arbres; enfin donner cours à la joie qui m'étouffait! Mon coeur battait à se rompre; mais je ne laissais pas mon visage trahir mon émotion, de peur de nuire à la dignité de ma race.

Prenant alors le parti qui me parut le plus digne, j'écartai la foule, et me dirigeai, entre deux haies de curieux, vers le demi-cercle d'Arabes, devant lequel se tenait l'homme à barbe grise.

Tandis que j'avançais lentement, je remarquais sa pâleur et son air de fatigue. Il avait un pantalon gris, un veston rouge et une casquette bleue, à galon d'or fané. J'aurais voulu courir à lui; mais j'étais lâche en présence de cette foule. J'aurais voulu l'embrasser; mais il était Anglais; et je ne savais pas comment je serais accueilli 1.

Je fis donc ce que m'inspiraient la couardise et le faux orgueil; j'approchai d'un pas délibéré, et dis en ôtant mon chapeau :

«Le docteur Livingstone, je présume?

— Oui, répondit-il en soulevant sa casquette, et avec un bienveillant sourire.

Nos têtes furent recouvertes, et nos mains se serrèrent.

«Je remercie Dieu, repris je, de ce qu'il m'a permis de vous rencontrer.

— Je suis heureux, dit-il, d'être ici pour vous recevoir.»

Je me tournai ensuite vers les Arabes, qui m'adressaient leurs yambos, et que le docteur me présenta, chacun par son nom. Puis oubliant la foule, oubliant ceux qui avaient partagé mes périls, je suivis Livingstone.

Il me fit entrer sous sa véranda — simple prolongation de la toiture — et m'invita de la main à prendre le siège dont son expérience du climat d'Afrique lui avait suggéré l'idée : un paillasson posé sur la banquette de terre qui représentait le divan ; une peau de chèvre sur le paillasson; et pour dossier, une autre peau de chèvre, clouée à la muraille, afin de se préserver du froid contact du pisé. Je protestai contre l'invitation ; mais il ne voulut pas céder ; et il fallut obéir.

Nous étions assis tous les deux. Les Arabes se placèrent à notre gauche. En face de nous plus de mille indigènes se pressaient pour nous voir, et commentaient ce fait bizarre de deux hommes blancs se rencontrant à Oujiji, l'un arrivant du Manyéma, ou du couchant; l'autre de l'Ounyanyembé, ce qui était venir de l'est.

L'entretien commença. Quelles furent nos paroles? Je déclare n'en rien savoir. Des questions réciproques, sans aucun doute.

«Quel chemin avez-vous pris?

— Où avez-vous été depuis vos dernières lettres?»

Oui, ce fut notre début, je me le rappelle; mais je ne saurais dire ni mes réponses, ni les siennes; j'étais trop absorbé. Je me surprenais regardant cet homme merveilleux, le regardant fixement, l'étudiant et l'apprenant par coeur. Chacun des poils de sa barbe grise, chacune de ses rides, la pâleur de ses traits, son air fatigué, empreint d'un léger ennui, m'enseignaient ce que j'avais soif de connaître, depuis le jour où l'on m'avait dit de le retrouver. Que de choses dans ces muets témoignages, que d'intérêt dans cette lecture!

Je l'écoutais en même temps. Ah ! si vous aviez pu le voir et l'entendre! Ses lèvres, qui n'ont jamais menti, me donnaient des détails. Je ne peux pas répéter ses paroles, j'étais trop ému pour les sténographier. Il avait tant de choses à dire qu'il commençait par la fin, oubliant qu'il avait à rendre compte de cinq ou six années. Mais le récit débordait, s'élargissant toujours, et devenait une merveilleuse histoire.

Les Arabes se levèrent, comprenant, avec une délicatesse dont je leur sus gré, que nous avions besoin d'être seuls. Je leur envoyai Bombay pour leur dire les nouvelles, qui malheureusement les touchaient de trop près. Séid ben Médjid, l'un d'eux, était le père du vaillant Saoud, qui s'était battu à côté de moi à Zimbiso, et que les gens de Mirambo avaient tué le lendemain dans les bois de Vouilyankourou. Tous avaient des intérêts dans l'Ounyanyembé, tous y avaient des amis; ils devaient être impatients d'apprendre ce qui les concernait.

Je donnai des ordres pour que mes gens fussent approvisionnés; puis je fis appeler Kéif-Halek, et le présentai au docteur en lui disant que c'était l'un des soldats de sa caravane, restée à Kouihara, soldat que j'avais amené pour qu'il remît en mains propres les dépêches dont il était chargé. C'était le fameux sac, daté du 1er novembre 1870, et qui arrivait trois cent soixante-cinq jours après sa remise au porteur. Combien de temps serait-il resté dans l'Ounyanyembé, si je n'avais pas été envoyé en Afrique?

Livingstone ouvrit le sac, regarda les lettres qui s'y trouvaient, en prit deux qui étaient de ses enfants, et son visage s'illumina.

Puis il me demanda les nouvelles.

«D'abord vos lettres, docteur ; vous devez être impatient de les lire.

— Ah! dit-il, j'ai attendu des lettres pendant des années; j'ai maintenant de la patience; quelques heures de plus ne sont rien. Dites-moi les nouvelles générales; que se passe-t-il dans le monde?

— Vous êtes sans doute au courant de certains faits, vous savez, par exemple, que le canal de Suez est ouvert, et que le transit y est régulier entre l'Europe et l'Asie

— J'ignorais qu'il fût achevé. C'est une grande nouvelle. Après?»

Et me voilà transformé en annuaire du Globe, sans avoir besoin ni d'exagération, ni de remplissage à deux sous la ligne; le monde a vu tant de choses, et tant de choses surprenantes dans ces dernières années! Le chemin de fer du Pacifique, Grant président des États-Unis, l'Égypte inondée de savants, la révolte des Grétois, Isabelle chassée du trône, Prim assassiné, la liberté des cultes en Espagne, le Danemark démembré, l’armée prussienne à Paris, l’homme de la Destinée à Wilhemshöhe, la reine de la mode en fuite, l’enfant impérial à jamais découronné, la dynastie des Napoléon éteinte par Bismark et par de Moltke, la France vaincue…

Quelle avalanche de faits pour un homme qui sort des forêts vierges du Manyéma ! En écoutant ce récit, l’un des plus émouvants que l’histoire ait jamais permis de faire, le docteur s’était animé ; le reflet de la lumière éblouissante que jette la civilisation éclairait son visage.

Combien les petits actes des États barbares pâlissaient devant ceux-là ! Et qui pouvait dire sous quelles nouvelles phases s’agitait l’Europe, tandis que, isolés de tous, deux de ses enfants s’entretenaient de ses dernières gloires, de ses derniers malheurs ? Plus digne de les raconter, peut-être, eût été un Démodocus ; mais, en l’absence du poète, le reporter s’en acquitta de son mieux et le plus fidèlement possible.

Peu de temps après leur départ, les Arabes nous avaient envoyé leurs présents, sous forme de nourriture : Séid ben Médjid, des gâteaux de viande hachée, espèces de rissoles ; Mohammed, un poulet au cari ; Moéni, une étuvée de riz et de chèvre. Les dons se succédaient ; et, à mesure qu’ils étaient apportés, nous les attaquions énergiquement.

J’ai des facultés digestives de premier ordre, que l’exercice avait fortement aiguisées, il n’était pas étonnant que j’en fisse usage. Mais Livingstone, qui se plaignait d’avoir perdu l’appétit, de ne pouvoir digérer au plus qu’une tasse de thé, de loin en loin, Livingstone mangeait aussi, mangeait comme moi, en homme affamé, en estomac vigoureux ; et tout en démolissant les gâteaux de viande, il répétait : «Vous m’avez rendu la vie, vous m’avez rendu la vie.»

«Oh ! par George, quel oubli ! m’écriai-je. Vite Sélim, allez chercher la bouteille ; vous savez bien. Vous prendrez les gobelets d’argent.» Sélim revint bientôt avec une bouteille de Sillery que j’avais apportée pour la circonstance ; précaution qui m’avait souvent paru superflue. J’emplis jusqu’au bord la timbale de Livingstone et versai dans la mienne un peu de vin égayant.

«A votre santé, docteur.

— A la vôtre, monsieur Stanley.»

Et le Champagne que j’avais précieusement gardé pour cette heureuse rencontre, fut bu, accompagné des vœux les plus cordiaux, les plus sincères.

Nous parlions, nous parlions toujours ; les mets ne cessaient pas de venir ; toute l’après-midi il en fut ainsi ; et chaque fois l’attaque recommençait.

Halimah, la ménagère du docteur, n’en revenait pas. Sa tête à chaque instant, sortait de la cuisine pour s’assurer de ce fait, qu’il y avait bien là deux hommes blancs, sous cette véranda, où elle n’en voyait qu’un d’habitude, un qui n’avalait rien. Était-ce donc possible ? Elle qui avait eu peur que son maître n’appréciât jamais ses talents culinaires, faute de le pouvoir ! Et le voilà qui mangeait, mangeait, mangeait encore ! Son ravissement tenait du délire.

Nous entendions sa langue courir à toute vapeur, rouler et claquer, pour transmettre à la foule le fait incroyable dont elle l’ébahissait.

Bonne et fidèle créature ! Tandis qu’elle épanchait son ivresse, le docteur me racontait ses loyaux services ; sa terrible anxiété lorsqu’elle avait appris que la caravane qui arrivait était celle d’un blanc ; comment elle était venue le trouver, l’accablant de questions, le quittant pour s’assurer du fait ; et son désespoir de la misère du garde-manger, et ses efforts pour créer au moins l’ombre d’un repas, sauver les apparences. «Car enfin, maître, c’est un des nôtres ?» Puis sa joie en voyant mes porteurs. «Un homme riche, monsieur ! De l’étoffe et des perles, tout plein, tout plein ! Parlez-moi encore des Arabes ! Qu’est-ce que c’est auprès des blancs ? Les Arabes, grand’chose, en vérité !»

J’étais arrivé à une entière replétion ; et Livingstone finit par convenir qu’il avait assez mangé. Nous continuâmes à parler de choses et d’autres, principalement de la déception qu’il avait éprouvée lorsque, en arrivant à Oujiji, il s’était vu sans ressources. Du stock de marchandises que lui envoyait le consul, et que devait lui remettre un métis Shérif, tailleur de profession, un ivrogne qui se l’était approprié, il n’avait pas reçu un doti. En outre, une dysenterie fort grave l’avait mis dans un état déplorable ; et depuis trois semaines qu’il était là, c’était à peine si le mieux était sensible. Toutefois il avait bien mangé, et se trouvait déjà plus fort.

Comme tous les autres, cet heureux jour finit par s’éteindre. Nous regardions, tout en causant, l’ombre envahir les palmiers, ramper au flanc des montagnes que j’avais franchies le matin, et

qui s'effaçaient rapidement. Pleins de gratitude pour Celui qui dispense tout bonheur, nous écoutions le roulement des vagues et tous les bruits du soir.

Des heures passèrent; nous étions toujours là, l'esprit occupé des événements du jour. Tout à coup je me rappelai ses dépêches, qu'il n'avait pas lues.

«Docteur, lui dis-je, et vos lettres? Je ne vous retiens pas plus longtemps.

— Oui, répondit-il, je vais les lire. Il est tard; bonsoir, et que Dieu vous comble de ses bénédictions.

— Bonne nuit, docteur; permettez-moi d'espérer que les nouvelles que vous allez apprendre seront au gré de vos désirs.»

Et maintenant, lecteur, que vous savez comment j'ai retrouvé Livingstone, à vous aussi je souhaite le bonsoir.



CHAPITRE XIII

Chez Livingstone

«S'il y a entre nous de l'affection, nos rapports auront une extrême douceur et nous seront profitables; sinon notre temps sera perdu, et vous ne me donnerez qu'ennui et fatigue. Je vous paraîtrai stupide; ma réputation vous semblera fausse. Tout ce que j'ai de bon est magnétique. Je n'enseigne pas avec des leçons, mais en faisant ce que j'ai à faire.» (Emerson, Representative men. 2)



Je m'éveillai de bonne heure et demeurai stupéfait: j'étais dans une chambre, non dans ma tente. Ah! oui, me rappelai-je, j'ai retrouvé Livingstone, et je suis dans sa maison. Je prêtai l'oreille pour que le fait me fût confirmé par le son de sa voix; je n'entendis rien que le rugissement des vagues.

Je restai tranquillement dans mon lit. Dans mon lit! N'était-ce pas un rêve? Coucher primitif: quatre pièces de bois, des feuilles de palmier en guise de plume, un sac de crin sous ma tête, et pour draps ma peau d'ours; néanmoins c'était un lit.

Afin de me rappeler à moi-même, je me soumis à un examen qui pût dissiper mes doutes.

«Pourquoi vous a-t-on envoyé en Afrique?

— Pour chercher Livingstone.

— L'avez-vous trouvé?

— Certainement; ne suis-je pas chez lui?

— A qui cette boussole que je vois là-bas, suspendue à cette cheville? A qui ces habits, ces bottes, ces journaux épars, ces revues, ces numéros du Punch?

C'est bien à moi.

— Maintenant, qu'allez-vous faire?

— Je lui dirai ce matin qui m'a envoyé et pourquoi je suis venu; car il ne s'en doute pas. Je lui demanderai ensuite d'écrire à M. Bennett, de lui apprendre ce qu'il voudra. Je ne viens pas ici pour lui voler ses découvertes. Il me suffit de l'avoir retrouvé. C'est un succès complet; mais il serait bien plus grand si Livingstone écrivait à M. Bennett, et s'il constatait qu'il m'a vu.

— Pensez-vous qu'il le fasse?

— Pourquoi pas? Je suis ici pour l'obliger. Il n'a pas de marchandises, il n'a pas d'hommes; tout ce que j'ai lui appartient. Si je l'oblige, pourquoi ne m'obligerait-il pas à son tour? Que dit le poète?

«N'espère trouver un ami que dans celui qui en trouve un chez toi. C'est une acquisition; peu de gens y mettent le prix. Voilà pourquoi sur terre les amis sont si rares.»

J'ai payé le prix en venant de si loin pour lui rendre service. D'ailleurs, autant que j'ai pu le voir, ce n'est pas le misanthrope dont on m'avait parlé. En dépit de la froideur de mon salut et du laconisme de sa réponse, c'est avec une profonde émotion qu'il m'a serré la main. Il ne s'est pas sauvé à mon approche, ainsi qu'on me l'avait fait craindre. Peut-être parce qu'il n'en a pas eu le temps? Mais cette causerie d'hier; mais cette chambre! Si mon arrivée lui avait été désagréable, il ne m'aurait pas reçu comme il l'a fait. S'il avait voulu me fuir, au lieu de m'inviter à demeurer chez lui, il m'aurait prié d'aller à mes affaires et m'aurait tourné le dos. Ma nationalité ne lui fait rien. «Américains et Anglais, m'a-t-il dit, sont le même peuple. Nous parlons la même langue et nous avons les mêmes idées.

— Je suis de votre avis, docteur. Ici, du moins, Anglais et Américain seront frères; tout ce que je pourrai faire pour vous, demandez-le-moi aussi librement que si j'étais la chair de votre chair, les os de vos os.»

Je m'habillai sans bruit avec l'intention d'aller flâner au bord du lac, en attendant le réveil de mon hôte. J'ouvris ma porte; elle grinça horriblement. Je gagnai la véranda.

«Comment, docteur, déjà levé?

— Bonjour, monsieur Stanley; je suis content de vous voir; j'espère que vous avez bien dormi? Quant à moi, je me suis couché tard; j'ai lu toutes mes lettres. Vous m'avez apporté de bonnes et de mauvaises nouvelles. Mais asseyez-vous,»

Il me fit une place à côté de lui.

«Oui, reprit-il, beaucoup de mes amis sont morts. Tom, l'aîné de mes fils, c'est-à-dire le second, a eu un grave accident. Mais son frère Oswald étudie la médecine; et l'on me dit qu'il travaille bien. Agnès, ma fille aînée, a fait avec la famille de sir Parafine Young une promenade sur l'eau qui a été pour elle un grand plaisir. Sir Roderick est en bonne santé, et me dit qu'il m'attend. Vous le voyez, je vous dois une masse de nouvelles.»

Ce n'était pas un rêve; il était bien là, et ne paraissait pas vouloir partir. Je le regardais constamment pour bien m'en assurer. J'en avais eu si grand'peur pendant tout mon voyage!

«Maintenant, lui dis-je, vous vous demandez sans doute pourquoi je suis venu?.

— C'est vrai, répondit-il; je ne me l'explique pas. Quand on m'a dit que vous aviez des bateaux, une foule de gens, des bagages en quantité, j'ai cru que vous étiez un officier français, envoyé par votre gouvernement pour remplacer le lieutenant Le Saint, qui est mort à quelques milles de Gondokoro. Je l'ai pensé jusqu'au moment où j'ai vu le drapeau des États-Unis. A vrai dire, j'ai été bien aise de m'être trompé; car je n'aurais pas pu lui parler français, et s'il n'avait pas connu l'anglais, c'eût été bien triste: deux Européens se rencontrant dans l'Oujiji et ne pouvant se rien dire. Hier, je ne vous ai pas demandé ce qui vous amenait, — discrétion toute naturelle; — car cela ne me regardait pas.

— Par amour pour vous, répliquai-je en riant, je suis heureux d'être Américain et non pas Français; au moins nous pouvons nous entendre. J'ai vu que les Arabes en étaient fort surpris. Il n'y a pas besoin de leur dire que les Anglais et les Américains se sont fait la guerre; qu'il y a entre eux certaines réclamations à propos de l'Alabama, et que nous avons parmi nous des fenians qui vous détestent. Mais sérieusement, docteur, — ne vous effrayez pas, -je courais après vous.

-Après moi?

— Oui.

— Comment cela?

— Connaissez-vous le New-York Herald?

Qui n'en a pas entendu parler?

— Eh bien, sans le consentement de son père, sans lui en avoir rien dit, M. James Gordon Bennett, fils du propriétaire de l'Herald, m'a donné la mission de vous chercher, de rapporter, au sujet de vos découvertes, ce qu'il vous plaira de me dire; et de vous aider de tout mon pouvoir, de toutes mes ressources; de vous assister dans toute l'étendue de mes moyens.

— M. Bennett vous a dit de me chercher, de me trouver, de me secourir? Je ne m'étonne plus de l'éloge que vous m'en avez fait hier.

— Certes, repris je, il est tel que je vous l'ai dépeint: c'est un homme ardent, généreux, loyal; je le répète avec orgueil.

— Je lui suis très obligé, dit Livingstone; je me sens fier de penser que vous autres, Américains, vous me portez un si vif intérêt. Vous êtes venu fort à propos; ce Shérif m'a tout pris; je me voyais à la mendicité. Je voudrais pouvoir exprimer ma gratitude à M. Bennett, lui dire ce que j'éprouve; mais si les paroles me manquent, je vous en prie, ne m'en croyez pas moins reconnaissant.

— A présent que cette petite affaire est traitée, si nous déjeunions, docteur? Permettez-vous que mon cuisinier se charge du repas?

— Certainement. Vous m'avez rendu l'appétit, et ma pauvre Halimah n'a jamais pu distinguer le thé du café.

Toujours exact, Férajji avait d'excellent thé et des gâteaux fumants à nous servir, des espèces de crêpes que le docteur appela dampers. Je n'ai jamais beaucoup aimé ce genre de galette frite. Mais Livingstone, réduit à vivre de maïs vert, pendant qu'il était dans le Londa, — pas de viande dans l'endroit où il se trouvait, — s'est ébranlé les incisives en arrachant les grains des épis, et les crêpes lui étaient agréables en raison de leur mollesse. Pour moi, je préférais les scones de Virginie, sorte de biscuit de maïs, qui me paraissait être ce que l'on pouvait avoir, dans cette région, de moins éloigné d'un pain mangeable.

«A la vue de cette immense cuvette que portait l'un de vos gens, me dit le docteur, j'avais bien pensé que vous étiez un homme luxueux; mais je ne m'attendais pas à un pareil faste des couteaux, des assiettes, de l'argenterie, des tasses avec leurs soucoupes, une théière en argent, tout cela sur un tapis de Perse, et des valets bien stylés!»

Ainsi débuta notre vie commune. Jusqu'à mon arrivée, je ne ressentais pour lui nulle affection; il n'était pour moi qu'un but, qu'un article de journal, un sujet à offrir aux affamés de nouvelles; un homme que je cherchais par devoir, et contre lequel on m'avait mis en défiance. Je le vis et je l'écoutai. J'avais parcouru des champs de bataille, vu des révoltes, des guerres civiles, des massacres; je m'étais tenu près des suppliciés pour rapporter leurs dernières convulsions, leurs derniers soupirs; jamais rien ne m'avait ému autant que les misères, lés déceptions, les angoisses dont j'entendait le récit. Je commençais à m'apercevoir que «d'en haut les dieux surveillent justement les affaires des hommes» et à reconnaître la main d'une Providence qui dirige tout avec bonté.

Ces faits sont dignes de réflexion. La pensée de chercher Livingstone vint à M. Bennett en octobre 1869. A cette époque nous étions prêts tous les deux: lui à donner l'argent, moi à faire le voyage. Mais observez que je n'allai par immédiatement à cette recherche. Avant de l'entreprendre, j'avais à remplir des tâches nombreuses, à franchir des milliers de milles. Supposez que je sois allé directement à Zanzibar; sept ou huit mois après, je pouvais être àOujiji; mais le grand voyageur était alors sur les rives du Loualaba. J'aurais été obligé de suivre sa trace dans les forêts du Manyéma, et le long des sinuosités de son fleuve. Le temps que je mis à remonter le Nil, à revenir à Jérusalem, à Constantinople, à traverser la Russie méridionale, le Caucase et la Perse, fut employé par Livingstone en découvertes fructueuses.

Remarquez en outre que je suis arrivé à Kouihara vers la fin de juin, et que j'ai dû à la guerre de passer trois mois dans l'Ounyanyembé, trois mois d'une vie maussade et irritante. Mais pendant que je m'exaspérais, Livingstone était obligé de reprendre le chemin du lac; il venait à ma rencontre. Sa marche devait être de quatre mois; et lorsque après avoir rompu ma chaîne, couru au sud, puis au nord, puis à l'ouest, franchissant l'Oukonongo, l'Oukahouendi et l'Ouvinza, je gagnai l'Oujiji, Livingstone y était seulement depuis trois semaines, se reposant sous sa véranda, les yeux tournés vers la route par laquelle j'arrivais. Fussé je venu directement en Afrique, ou rien ne m'eût-il arrêté à Kouihara, je ne l'aurais pas trouvé 3.

Les jours coulaient paisiblement; nous étions heureux sous les palmiers d'Oujiji. Mon compagnon reprenait des forces; la vie lui revenait; il retrouvait son enthousiasme pour la tâche qu'il avait entreprise; et son ardeur au travail lui faisait vivement souhaiter d'agir. Mais que pouvait-il avec cinq hommes et soixante mètres d'étoffe?

«Connaissez-vous la partie nord du lac, lui demandai-je un soir?

— Non, dit-il, j'ai essayé de m'y rendre; mais les Vouajiji ont voulu me traiter de la même façon que Burton et que Speke, c'est-à-dire m'écorcher; et je n'étais pas riche. Si j'avais fait cette course, je n'aurais pas pu aller dans le Manyéma, ce qui était bien plus intéressant. La grande ligne de drainage du centre de l'Afrique, dans cette région, est le Loualaba. Comparée à l'étude de cette ligne, la question de savoir si le Tanganîka est uni à l'Albert N'Yanza par un cours d'eau n'est plus qu'insignifiante.

-La grande voie de l'écoulement central, est, dis-je, une rivière qui part du onzième degré de latitude sud et que j'ai suivie sur une étendue de sept degrés. Le Chambézi, ainsi qu'on nomme cette rivière dans sa partie supérieure, reçoit les eaux d'une vaste contrée, située au midi de la source la plus méridionale du lac Tanganîka; c'est donc le point le plus important. D'après ma croyance, un cours d'eau sortant du lac que nous avons ici, et que j'appelle le Haut-Tanganîka, va rejoindre le lac de Baker, l'Albert N'Yanza, qui serait le Tanganîka-Inférieur. Cette opinion est fondée sur les rapports des Arabes, et sur l'observation que j'ai faite du courant, au moyen des plantes aquatiques. Mais cela demande plus de réflexion et d'étude.

«A votre place, repris je, je ne voudrais pas quitter l’Oujiji, sans avoir levé mes doutes à cet égard; il est possible qu'une fois parti, vous ne reveniez plus de ce côté. La Société géographique de Londres attache à cette question une grande importance, et déclare que vous seul êtes en position de la résoudre. Si je peux vous être utile à ce sujet, vous n'avez qu'un mot à dire. Bien que je ne sois pas venu en Afrique pour me livrer aux découvertes, je serais curieux d’avoir la

solution du problème, et je vous accompagnerais volontiers. J'ai avec moi vingt hommes qui savent manier la rame. Nous avons des fusils, de l'étoffe, des perles en abondance; si vous pouvez obtenir un canot des Arabes, l'affaire est arrangée.

— Nous en aurons un, répliqua le docteur, un de Séid ben Médjid, qui a toujours été excellent pour moi, et qui, d'ailleurs, est un parfait gentleman.

— Ainsi nous partons, c'est entendu?

— Quand vous voudrez.

— C'est moi qui suis à vos ordres. N'entendez-vous pas mes gens vous appeler le Grand-Maître et moi le Petit-Maître? Donc à vous d'ordonner.»

A cette époque je savais parfaitement ce qu'était Livingstone. Il est impossible de passer quelque temps avec lui sans le connaître à fond; car rien ne le déguise; ce qu'il est en apparence il l'est bien réellement. Je le dépeins tel que je l'ai vu, non tel qu'il se représente, ou qu'on me l'avait décrit. Je ne voudrais blesser personne; mais quant au portrait qu'on m'avait tracé, c'est tout autre chose que j'ai eu sous les yeux. Je ne l'ai pas quitté depuis le 10 novembre 1871, jusqu'au 14 mars 1872; rien de sa conduite ne m'a échappé, soit au camp, soit en marche; et mon admiration pour lui n'a fait que grandir. Or de tous les endroits, le camp de voyage est le meilleur pour étudier un homme. S'il est égoïste, emporté, bizarre ou mauvais coucheur, c'est là qu'il fera voir son côté faible et qu'il montrera ses lubies dans tout leur jour.

Livingstone a environ soixante ans; dès qu'il fut rétabli, on ne lui en aurait pas donné plus de cinquante. Ses cheveux, bien qu'ayant des raies grises sur les tempes, sont toujours châtains. Si la moustache et les favoris sont presque blancs, les yeux, qui sont d'un brun clair, ont une vivacité remarquable et la vue perçante du faucon. Ses dents, ébranlées par la dureté des aliments auxquels il a été réduit dans le Londa, ainsi que nous l'avons dit plus haut, sont la seule chose qu'il ait maintenant d'un vieillard. La taille est un peu au-dessus de la moyenne; la charpente est robuste; les épaules sont légèrement voûtées, aussi légèrement que possible. La marche est pesante, comme celle d'un homme qui a beaucoup fatigué, mais le pas est très ferme.

Il a adopté pour coiffure une casquette d'officier de marine qui le fait reconnaître dans tous les endroits où il passe. Les vêtements qu'il portait, la première fois que je le vis, témoignaient de nombreux raccommodages, mais étaient d'une propreté scrupuleuse.

D'après certains rapports qui m'avaient été faits, je le croyais misanthrope, au moins d'un caractère morose. D'autres personnes m'avaient dit qu'il parlait sans cesse, qu'il tombait en démence, qu'il n'avait plus rien du Livingstone d'autrefois. Ses voyages n'offraient plus d'intérêt; il ne prenait pas de notes, il ne recueillait aucune observation, ou n'en faisait que d'inintelligibles. Enfin on racontait qu'il s'était remarié avec une princesse africaine.

Qu'il me soit permis d'être d'une opinion toute différente. Il n'est pas un de ces dires qui, à mes yeux, puisse se justifier. Je veux bien qu'il ne soit pas un ange, mais il en approche autant qu'on peut le faire ici-bas. Loin de parler sans rime ni raison, il a infiniment de tact et de réserve; ce qui ne l'empêche pas d'être plein d'abandon et de gaieté avec ses amis. Est-il besoin de dire qu'il a l'esprit sérieux?

A l'égard de ses travaux, l'énorme journal que j'ai rapporté à sa fille répond à ceux qui l'accusent de ne pas prendre de notes, de ne pas recueillir d'observations. Plus de vingt feuillets y sont consacrés aux seuls relèvements qu'il a faits dans le Manyéma; et nombre de pages y sont couvertes de chiffres soigneusement alignés. Une lettre volumineuse, dont j'ai été chargé pour sir Thomas Mac Lear, ancien directeur de l'observatoire du Cap, n'était remplie que d'observations astronomiques. Pour moi, pendant tout le temps que j'ai passé près de lui, je l'ai vu chaque soir relever ses notes avec la plus scrupuleuse attention; et je lui connais une grande boîte de fer-blanc où sont des quantités de carnets, dont un jour il publiera le contenu. Enfin, ses cartes, faites avec beaucoup de soin, révèlent non moins de travail que d'habileté.

A propos de son mariage avec une Africaine, je dirai simplement: ce n'est pas vrai. Je crois inutile d'ajouter autre chose; il est au-dessous d'un gentleman d'associer même l'idée d'un pareil acte au nom de David Livingstone.

Quant à son caractère, prenez-y le point que vous voudrez, analysez-le, et je vous défie d'y trouver rien à reprendre. J'ai souvent entendu nos serviteurs discuter nos mérites respectifs. «Votre maître, disaient mes gens aux siens, votre maître est bon; il ne vous bat jamais; car son coeur est doux; mais le nôtre! c'est de la poudre.

Tout d'abord, les Arabes et les indigènes, suspectant ses visées, l'avaient tenu pour odieux, et lui avaient fait subir mille traverses.

Sa droiture et sa bienveillance avaient triomphé des préventions et lui avaient gagné tous les coeurs. J'étais frappé chaque jour du respect dont je le voyais entouré; les mahométans les plus rigides eux-mêmes ne passaient jamais devant sa porte sans venir le saluer et sans appeler sur lui les bénédictions d'Allah.

Que tout le monde ne lui convienne pas pour compagnon, c'est probable, et ce qui nous arrive à tous. Il est des gens dont l'humeur, trop différente de la nôtre, nous fait un devoir de nous éloigner. J'ai connu des hommes dont la société n'était pour moi qu'un pénible esclavage, et avec lesquels, par respect pour moi-même, je devais rompre dès que j'en trouvais le moyen. Dans tous les cas, s'il en a rencontré, Livingstone n'a gardé nulle amertume pour ces incompatibles, et n'en médit jamais.

On lui reproche de mal supporter le doute et la critique, d'être susceptible à cet égard; mais c'est le fait d'un esprit fier, d'une nature chaleureuse. Quels sont d'ailleurs ceux qui lui opposent ces doutes irritants? Des géographes de cabinet; pas un des voyageurs, aux rudes travaux, dont les noms sont par centaine sur les tables de la Société géographique. Je ne l'ai vu démentir ni par les Burton, ni par les Winwood Reade. Et croyez-vous qu'il soit plaisant, pour un homme d'un pareil labeur; de voir altérer ses cartes et ses observations par le caprice de gens irresponsables, ou par ceux qui les faussent au gré de leurs théories? Qu'il se trompe dans certaines de ses conclusions, c'est possible; mais pour le contredire, ceux qui n'ont pas quitté leur fauteuil ont besoin d'attendre de nouvelles données, rapportées des lieux qu'il a visités lui-même.

Pas un érudit, fût-il armé de l'opinion de tous les savants, ne parviendrait à prouver que le Tanganîka est un mythe: quatre voyageurs l'ont vu. Pas un Francis Galton ou un docteur Beke ne prouverait au colonel Grant que le Nil-Victoria n'existe pas. Combien, cependant, le colonel a-t-il suivi de cette rivière? Pas cinquante milles. Mais l'ayant vue couler au nord et au nord-ouest, il croit sincèrement, et en tout honneur, que c'est le même fleuve qu'il a vu passer en aval de Gondokoro.

Livingstone aussi, après avoir exploré sa rivière sur une étenue de sept degrés, la voyant couler au nord, où, d'après les indigènes, se trouve un grand lac, Livingstone aussi croit fermement que cette rivière est le Nil. Et quand il voit forger une chaîne de montagnes, que l'on développe sur trois degrés de latitude, simplement,pour établir qu'il se bat la tête contre un mur, n'a-t-il pas le droit d'être vexé? Avec toute sa connaissance des mystères africains, il ne saurait pas en faire autant. Il est trop simple de coeur pour suivre la méthode de certains géographes, et pour essayer de transformer la nature.

Toutes les critiques que j'ai vues sur ses découvertes sont empreintes de trop d'odium geographicum pour être acceptées avec le respect que l'on doit aux déclarations réfléchies d'hommes expérimentés, ou aux déductions logiques de la science.

Cependant sa douceur reste la même, rien ne le décourage. Nulle adversité, nulle souffrance ne le fait s'apitoyer sur lui et renoncer à son entreprise.

«Ne sentez-vous pas le besoin de repos? lui demandai-je le lendemain de mon arrivée; le besoin de retrouver ceux qui vous aiment? Voilà six ans que vous avez quitté l'Europe.»

Sa réponse le peint tout entier.

«Oui, me dit-il, je serais bien, heureux de revoir mon pays, d'embrasser mes enfants; mais abandonner ma tâche au moment où elle va finir je ne peux pas. Il ne me faut plus que cinq ou six mois pour rattacher à la branche de Petherick, ou au N'Yanza de Baker, la source que j'ai découverte. A quoi bon partir aujourd'hui pour revenir plus tard achever ce qui peut l'être maintenant?

— Pourquoi, alors, n’avez-vous pas fini tout de suite, quand vous étiez si près du but?

— Parce que j'y ai été contraint. Mes hommes ne voulaient plus avancer. Dans le cas où je persisterais à ne pas revenir, ils avaient résolu de soulever le pays et de profiter de la révolte pour me quitter. Ma mort dans ce cas-là était certaine. Ce fut un grand malheur pour moi. J'avais reconnu six cents milles de la ligne de faîte, suivi les principales rivières qui se déchargent dans le lit central, et je n'avais plus que cent milles à explorer, quand la défaillance de mes gens m'a brusquement arrêté. D'ailleurs j'étais à court d'étoffe. Je suis revenu ici, faisant sept cents milles pour y prendre les marchandises, qui devaient y être, et pour former une nouvelle caravane. Mais je n'ai rien trouvé; et je suis resté sans ressources, malade d'esprit et de corps; bien malade, à la porte du tombeau.»

Ici je fais une pause pour demander aux lecteurs comment ils auraient agi en pareille circonstance.

Beaucoup d'entre eux auraient saisi l'occasion de revenir en Angleterre, et l'auraient fait avec joie. L'oeuvre accomplie était assez importante, elle avait assez avancé la question, prouvé assez d'énergie, de persévérance, de dévouement scientifique pour satisfaire une ambition peu commune.

Supposez qu'imitant d'autres voyageurs, Livingstone fût revenu, après la découverte de son premier lac, pour en apporter la nouvelle au monde géographique il lui aurait fallu retourner pour en découvrir un autre. Il serait revenu et reparti une seconde fois, puis une troisième, perdant ainsi, en voyages stériles, le temps qu'il a consacré à des études fructueuses. Chaque fois il est vrai, il se serait reposé; il aurait joui de sa famille et de ses amis, aurait fait un volume sur chacune de ses découvertes, et gagné beaucoup d'argent.

Mais ce n'est pas le récit de quelques mois de recherches qui forme ses livres. Les Explorations dans l'intérieur de l'Afrique 4 embrassent une période de seize années; celles du Zambèse et de ses affluents en ont duré cinq 5; et si le grand voyageur nous revient, son troisième ouvrage contiendra la substance d'un travail de neuf ans.

Ainsi la découverte de trois lacs, reliés entre eux par le même cours d'eau, ne le satisfaisait pas; il voulait aller jusqu'au bout, et ne revenir qu'après avoir accompli la tâche qu'il avait acceptée. A l'accomplissement de cette tâche, qu'il regardait comme un devoir, à lui seul, il sacrifiait les joies de la famille, son repos, ses aises, les plaisirs, les raffinements de la vie civilisée.

L'héroïsme du Spartiate et l'inflexibilité du Romain se joignent chez lui à la persévérance de l'Anglo-Saxon. Ne pas abandonner sonœuvre, bien qu'il soupire ardemment après la vue de ceux qu'il aime; ne pas renoncer à ses obligations tant qu'elles ne seront pas remplies; ne pas revenir tant qu'il n'aura pas écrit le mot FIN, telle est sa résolution quel que soit le sacrifice qu’elle exige.

Mais son principe est de bien faire; et la conscience qu'il a d'y mettre tous ses efforts, tous ses soins, le rend heureux dans une certaine mesure. Pour la plupart des hommes, un long séjour au milieu de ces tribus sauvages serait quelque chose d'horrible. Livingstone y trouve du plaisir et des sujets d'études philosophiques.

L'étrangeté du pays, l'étonnement que produit cette nature vierge, les immenses forêts, les montagnes, les cours d'eau et les sources, les grands lacs, les merveilles de la terre, les splendeurs du ciel, tout cela est une manne pour un esprit comme le sien , à la fois éclairé et plein de philanthropie.

Les noirs enfants de cette terre africaine ne lui déplaisent pas; leur simplicité primitive a pour lui du charme. Il a une foi robuste dans leurs capacités, dans leur avenir; il découvre chez eux des vertus où d'autres ne verraient que sauvagerie; et, partout, il s'est appliqué à élever ce peuple qui semblait oublié de Dieu et des hommes.

Il a du reste un fond de gaieté inépuisable. J'ai cru d'abord que c'était l'effet du moment, une crise joyeuse due à mon arrivée; mais comme cette bonne humeur s'est maintenue jusqu'à la fin, je dois penser qu'elle lui est naturelle. Sa gaieté est sympathique. Son rire est contagieux; dès qu'il éclate vous l'imitez forcément; tout chez lui s'en mêle; il rit de la tête aux pieds. S'il raconte une histoire, un trait plaisant, il le fait de telle façon que vous êtes convaincu de la vérité du fait. Sa figure s'épanouit, elle s'éclaire de toute la finesse que va contenir le récit, et vous êtes sûr d'avance que cela vaut la peine d'être écouté.

Sous l'extérieur usé que je lui avais trouvé d'abord, il y avait un esprit d'une vigueur, d'une vivacité remarquable. L'enveloppe, ridée par la fatigue et par la maladie, plutôt que par les années, recouvrait une âme pleine de jeunesse et d'une sève exubérante. Sa verve ne tarissait pas; c'étaient chaque jour des bons mots, des anecdotes sans nombre, des histoires de chasse merveilleuses, dans lesquelles ses anciens amis Vardon, Cumming, Webb, Oswell, jouaient les principaux rôles.

Une autre chose dont j'étais singulièrement frappé, c'était de sa prodigieuse mémoire; il me récitait des poèmes entiers de Byron, de Burns, de Tennyson, de Longfellow, d'autres encore, et après tant d'années passées en Afrique et sans livres!

Peut-être cela tient-il à ce qu'il a presque toujours vécu seul. «L'esprit, dit Zimmerman, un grand observateur de la nature humaine, l'esprit que rien ne détourne se rappelle tout ce qu'il a lu, tout ce qui a charmé son regard, ravi son oreille; et, méditant sur chaque idée que fait naître en lui l'observation, l'expérience ou la parole, acquiert sans cesse de nouvelles connaissances. 6»

Livingstone ne fait que passer au milieu des gens qui l'entourent; c'est en lui-même que s'agite le monde dans lequel il vit réellement; il n'en sort que pour subvenir aux nécessités pratiques et immédiates de l'existence, soit à son propre égard, soit à celui des autres, et revient bien vite à ce monde intérieur qu'il a peuplé de ses amis, de ses relations, de ses souvenirs, rempli de ses lectures et de ses pensées; monde qui lui appartient en propre, et qui a plus d'attrait pour son esprit cultivé que ne pourraient en avoir les circonstances au milieu desquelles il se trouve.

Étudier Livingstone en laissant dans l'ombre le côté religieux serait faire une étude incomplète. Il est missionnaire; mais sa religion n'est pas du genre théorique; elle parle peu et n'a pas le verbe haut; c'est une pratique sérieuse et de tous les instants. Elle n'a rien d'agressif, elle ne s'annonce pas; elle se manifeste par une action bienfaisante et continue. La piété prend chez lui ses traits les plus aimables; elle règle sa conduite non seulement envers ses serviteurs, mais à l'égard des indigènes, des musulmans, en un mot de tous ceux qui l'approchent; elle a adouci, affiné cette nature ardente, cette volonté inflexible, et fait de cet homme, d'une effrayante énergie, le maître le plus indulgent, le compagnon le plus sociable.

Tous les dimanches il réunit son petit troupeau, lui fait la lecture des prières, ainsi que d'un chapitre de la Bible; puis, du ton le moins affecté, il prononce une courte allocution ayant rapport au texte qu'il vient de lire. Ces quelques paroles, dites en Kisahouahili, sont écoutées par la petite bande avec un visible intérêt.

Enfin, chez Livingstone, un dernier point dont se réjouiront tous ses amis, tous ceux qui ont du goût pour les études géographiques, c'est la force de résistance qu'il oppose à l'effroyable climat de cette région; et, par suite, l'énergie avec laquelle il peut poursuivre ses travaux. Cette énergie est dans sa nature, elle appartient à sa race; mais la manière dont il résiste aux pernicieux effets du climat n'est pas due seulement à son heureuse constitution; elle tient à la vie strictement régulière qu'il a toujours menée. L'ivrognerie et la débauche sont mortelles dans cette partie de l'Afrique.

Un soir je pris mon livre de notes; et, le questionnant sur son voyage, je me mis en devoir d'écrire ce qui tomberait de ses lèvres. Sans hésiter à me répondre, il me raconta ce qu'il avait fait et enduré depuis six ans; épreuves et travaux dont voici le résumé.

Le Docteur Livingstone a quitté Zanzibar en mars 1866. Le 7 du mois suivant il partait de la baie de Minkindiny pour l'intérieur de l'Afrique. Il était accompagné de douze cipahis, de neuf Anjouhannais, de sept affranchis et de deux indigènes des bords du Zambèse. Six chameaux, trois buffles, deux mules et trois ânes faisaient partie de la caravane.

Les douze cipahis, qui formaient l'escorte de la bande, étaient pour la plupart munis de carabines d'Enfield que le gouvernement de Bombay avait données au docteur.

Outre les dix balles d'étoffe et les deux sacs de verroterie qui devaient défrayer l'expédition, les porteurs étaient chargés de caisses remplies d'effets, de médicaments, d'instruments de toute espèce, tels que sextant, baromètres, thermomètres, chronomètres, horizon artificiel.

La caravane suivit d'abord la rive gauche de la Rovouma, l'une des routes les plus difficiles qui existent un sentier errant au travers d'un fourré, dont il cherche les passes les moins impénétrables, sans s'inquiéter de la direction dans laquelle il s'égare; sentier qu'il fallait élargir. Les porteurs y marchaient sans trop de peine; mais les chameaux n'y pouvaient faire un pas sans que la cognée leur eût ouvert le chemin Ce mode de voyage, très lent par lui-même, le devint d'autant plus que les cipahis et les Anjouhannais s'arrêtaient fréquemment et refusaient de travailler. Peu de temps après le départ, ils avaient commencé à se plaindre, et leur mauvais vouloir, qui se traduisait à chaque instant, eut bientôt recours aux moyens hostiles. Dans l'espérance d'arrêter le voyageur et de le contraindre à revenir sur ses pas, ils traitèrent les animaux avec tant de cruauté que peu de jours après il n'en restait pas un seul. L'expédient n'ayant pas réussi au gré de leurs désirs, ils essayèrent de soulever les indigènes contre l'homme blanc, en l'accusant de pratiques étranges frisant la sorcellerie. Comme l'accusation était dangereuse et qu'elle menaçait d'aboutir, Livingstone jugea convenable de renvoyer les cipahis, ce qu'il fit sans retard, en leur donnant toutefois les ressources nécessaires pour regagner la côte.»


Notes
1. Cet Anglais (un officier, je l'ai su plus tard) revenait de l'Inde; j'arrivais directement d'Angleterre, dit Kinglake; nous nous trouvions alors dans le désert de Syrie, à peu près à moitié chemin de nos points de départ respectifs. Comme nous approchions l'un de l'autre, je me demandai si nous nous parlerions; je me dis que probablement il m'accosterait; et, dans le cas où il en serait ainsi, j'étais prêt à me montrer aussi aimable, aussi causeur qu'il m'est possible de l'être avec ma nature. Mais en même temps je pensai que je n'avais rien à lui dire. Entre civilisés, n'avoir rien à dire n'est certainement pas une excuse pour ne pas parler; mais je suis timide, je suis indolent, je n'avais pas envie de m'arrêter et d'échanger, comme en visite, des phrases banales au milieu de ces grandes solitudes. De son côté, le voyageur a peut-être pensé de même; car excepté un léger salut, nous avons passé l'un auprès de l'autre comme nous l'aurions fait dans Bond Street.» (Kinglake, Eothen.)
2. Les Représentants de l’humanité, recueil de conférences faites en Angleterre, et publiées e 1849. (Note du traducteur)
3. S'il n'y avait eu à ces retards, qui ont permis la rencontre, d'autres motifs que les détours du chemin ou ses difficultés, nous comprendrions la réflexion précédente. Si même il ne s'agissait que de la fièvre et des maux personnels de l'auteur, nous trouverions naturel que dans sa joie, et avec l'abnégation qui le caractérise, il se félicitât de les avoir subis. Mais ces délais providentiels ont eu pour cause, d'une part, la triste guerre, où, comme toujours, l'élite du pays a disparu; de l'autre, cette longue série de «déceptions et d'angoisses» plus émouvantes que l'agonie des suppliciés. Ce qui a forcé Livingstone à reprendre le chemin du lac, c'est la misère, créée par le naufrage et par la désertion; ce qui l'a retenu à Oujiji, c'est le vol de Shérif, le dépouillant de tout son, avoir; nous ne parlons pas de sa maladie, prévue peut-être avec la même bonté. Que dirait-on si, voulant faire réussir un projet, quelque puissant de la terre suscitait, comme moyen, le fer et la flamme, le manque de foi, la cupidité et le vol? Et dans quel but? Le grand fait de ce voyage, ce n'est pas la satisfaction donnée à la curiosité publique; c'est le secours porté si vaillamment; c'est la consolation, le salut de Livingstone, la faculté pour lui de continuer son œuvre; or sans toutes les causes qui ont permis de le secourir, l'assistance n'eût pas été nécessaire. Au lieu de reprendre la route du lac, il gagnait l'Égypte, et arrivait en Europe le jour où, par la générosité de Bennett et par le dévouement de Stanley, dont nous sommes profondément touchée, il est reparti pour le Manyéma. (Note du traducteur)
4. Explorations dans l'intérieur de l'Afrique australe, et voyage à travers le continent, de Saint-Paul de Loanda à l'embouchure du Zambèse, 1840-1856. Paris, librairie Hachette, 1859.
5. Explorations du Zambèse et de ses affluents, et découverte des lacs Chiroua et Nyassa, 1858-1864, Paris, librairie Hachette, 1866.
6. C’est bien en vivant seul, mais dans l’abstraction, non dans la solitude que Livingstone a développé ce don merveilleux. La faculté de s'abstraire date chez lui de son enfance, alors que, rattacheur dans la filature de Blantyre, où il restait depuis six heures du matin jusqu'à huit heures du soir, il faisait ses études, mettant son livre sur le métier, de manière à saisir les phrases, l'une après l'autre, tout en marchant pour faire sa besogne. «J'apprenais ainsi constamment, dit-il, sans être dérangé par le bruit des machines. C'est à cela que je dois la faculté de pouvoir lire et écrire tout à mon aise au milieu d'enfants qui jouent, ou d'une réunion de sauvages qui dansent et qui hurlent.» (Explorations dans l'Afrique australe, p. 6.). (Note du traducteur)

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