David Fincher, un révolutionnaire Américain - Small is beautiful

Jean-Philippe Costes

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

David Fincher (cliquez ici pour accéder à son dossier biographique)

 

            En Amérique, tout est grand. Pour les petits dieux qui trônent au sommet de la hiérarchie sociale, cet adage appartient à la méprisable litanie des lieux communs. Pour le simple mortel, qui arpente humblement les vastes plaines du Nouveau Monde, c’est une vérité qui s’impose à chaque instant. S’il lève la tête, il est immédiatement aveuglé par l’ombre de mille tours vertigineuses, qui grattent le Ciel comme autant de filles du tyran de Babel. S’il tourne les yeux vers l’Ouest, il voit, effaré, des forêts labyrinthiques et des montagnes tentaculaires, qui essaient vainement d’enchaîner des espaces infinis au sein desquels un être ne vaut guère plus que le néant. S’il pose son regard sur un écran, il assiste, intimidé, à des spectacles dont l’extraordinaire opulence lui rappelle constamment sa totale insignifiance. S’il ouvre un livre d’Histoire, au soir de sa journée au pays des géants, il lit entre les lignes du Destin le message que lui adressent les Pères fondateurs de sa Mère Patrie : seule l’immensité est belle et les Etats-Unis sont nés pour lui donner un visage.

 

 

            Il suffit cependant de prendre de l’altitude pour constater que l’Amérique, vue d’en haut, est aussi petite que les autres Nations de la planète. La force de David Fincher est d’avoir effectué cette ascension vers les cimes de la lucidité. Le cinéaste aurait pu, comme tant d’autres, avoir la faiblesse de n’être qu’une idole Hollywoodienne, qui œuvre au ras de la Terre pour ne jamais sonder les abîmes de l’inavouable. Il aurait pu s’enrôler dans la légion de ces thuriféraires impénitents, qui ont embrassé la profession avilissante et néanmoins lucrative d’encenser leurs contemporains. Il aurait pu entretenir, avec la confortable docilité du dévot ordinaire, les images pieuses d’un pays qui chante les louanges de son Rêve glorieux comme si les démons du Réel n’existaient qu’en cauchemar. L’ancien prodige de la vidéo a pourtant choisi d’emprunter un tout autre chemin. Il s’est élevé, au mépris des avalanches de critiques que pareille entreprise pouvait déclencher, vers des régions qui dominent les brumes trompeuses des apparences. De ce pic éclairé à la flamme de Prométhée, il a pu observer ce que les conservateurs de tous horizons essaient d’occulter, pour que jamais leur royaume ne soit contraint au changement. Cette vue imprenable lui a inspiré un mot, qu’il a décidé de hurler à ceux qui, dans les gouffres de l’ignorance et de la résignation, s’évertuent à ne pas entendre : Révolution !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Alien III

 

            Ces dix lettres, si sulfureuses qu’elles brûlent les lèvres de ceux qui ont l’audace de les prononcer, font écho à la « table rase » qu’Edmund Burke voua aux gémonies dans ses Réflexions sur la Révolution en France[1]. Elle désigne une modification brusque, voire, violente, des structures politiques, économiques et sociales d’un Etat. Selon David Fincher, subversif grimé en bon apôtre du spectacle grand public, le temps est venu pour les Etats-Unis de connaître un tel bouleversement. Le bouillant réalisateur fonde son sentiment sur une raison qu’il n’a eu de cesse de réitérer, depuis le début de sa carrière : en dépit de leur aspect séduisant, les valeurs Américaines sont fondamentalement destructrices. Cette idée de nature à chagriner les esprits conventionnels est déjà au cœur d’Alien III, film de commande que son auteur alors débutant a su rendre personnel[2]. La planète sur laquelle s’échoue le vaisseau d’Ellen Ripley (Sigourney Weaver), la naufragée de l’espace, apparaît ainsi comme une allégorie du Capitalisme Anglo-Saxon et de la Société inégalitaire que ce dernier a engendrée. Elle n’est qu’une prison lugubre dont les occupants sont les exclus d’un système qui ne tolère pas les éléments improductifs. La « Compagnie », entité inhumaine qui gère ce pénitencier souterrain, est l’incarnation de la cupidité ravageuse de l’Entreprise libérale. Obsédée par le profit, elle ne songe qu’à capturer le monstre cosmique qui menace ses employés. Le coût en vie de son mortel projet l’indiffère. Seule compte à ses yeux l’exploitation des ressources intarissables de la créature meurtrière qu’elle convoite. Les efforts que Ripley, son ancienne salariée, déploie pour terrasser la bête immonde, sont dès lors bien davantage que des réflexes de survie[3]. Ils résonnent comme un hymne à la Révolution.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Seven

 

            Le ton est donné. David Fincher entend renverser l’ensemble des piliers de l’Amérique moderne. Il les accuse d’avoir généré, sous leurs dehors empreints de noblesse, des contre-valeurs éminemment nocives. La Religion, socle ancestral des Etats-Unis, mènerait ainsi au fanatisme, à l’intolérance et à la cruauté. Seven se propose d’en administrer la preuve. John Doe (Kevin Spacey), le héros de ce thriller à la noirceur démoniaque, est en effet un Monsieur-tout-le-monde »[4] qui décide, un jour de folie, de troquer sa Bible de bon citoyen contre le sceptre sanglant d’un rédempteur assassin. Il a résolu d’éradiquer les Sept péchés capitaux en mettant les pécheurs à mort. Ses crimes, actes odieux d’un prêcheur devant l’Eternel, se distinguent par leur exceptionnelle ignominie. Il contraint un gourmand à manger jusqu’à l’éclatement de son estomac, il tranche le nez d’une orgueilleuse, il massacre une prostituée luxurieuse, il découpe en morceaux un avocat avaricieux, il maintient au lit un paresseux pendant une année entière, afin de lui faire endurer les supplices de l’Enfer. Ces horreurs, dévoilées sans pudeur par une caméra inquisitrice, ne sont pas les fruits de la curiosité malsaine d’un réalisateur en quête d’effets dramatiques. Elles visent d’abord à montrer que le Christianisme, si cher à l’Amérique que la formule « In God we trust » est écrite en lettres d’or sur le dieu dollar, s’est avéré impuissant à pénétrer l’âme des Américains[5]. Elle souligne également qu’au-delà de la communion qu’elle appelle de ses vœux, la spiritualité peut être un puissant vecteur de discorde et de désintégration sociale.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

The Game

 

            S’il n’y a qu’un faible écart entre mysticisme et frénésie de violence, ajoute Fincher sans se départir de sa verve contestataire, il n’est guère plus d’espace entre l’Individualisme fondateur des Etats-Unis et l’égocentrisme le plus ravageur. Pour soutenir sa thèse iconoclaste, le metteur en scène prend le parti de quitter le domaine de la fiction et de relater les méfaits du Zodiac, un véritable tueur en série qui fit trembler la Californie durant la seconde moitié du XXè siècle. Ce choix narratif peut paraître déconcertant, de la part d’un artiste qui a inscrit l’essentiel de son œuvre dans le plus pur imaginaire. Cependant, le vicieux personnage qui l’a motivé possède une vertu qui relègue au second plan tous les préjugés formels : il est un homme de son temps, qui en dit plus long sur le pays dans lequel il vit que ne saurait le faire un héros de fable. Quelle est ainsi la force obscure qui pousse cet individu naguère anodin à se changer en meurtrier de grande envergure ? Un désir irrépressible de goûter aux plaisirs pervers de la célébrité. L’homme ne se défend pas d’avoir un si pitoyable mobile. Il l’assume pleinement et se délecte à l’idée d’être la vedette du San Francisco Chronicle ou encore, des émissions de télévision qui couvrent ses atrocités. Par ce geste, il passe du particulier à l’universel. Il devient le fils indigne d’une Société qui pousse ses citoyens au crime, en bénissant le « Moi » sur les fonts baptismaux des media de masse[6].

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Fight Club

 

            Résolu à traquer la bassesse sous le vernis de la grandeur, David Fincher poursuit méthodiquement son œuvre de démythification. Après avoir décapité les statues de Dieu et du sacro-saint Individu, tel un Alcibiade des temps post-modernes[7], il ose profaner le temple de la toute-puissance Américaine : l’Economie. Ce sanctuaire taillé dans la roche du Capitalisme repose sur quatre colonnes qui sont devenues, au XXè siècle, les objets d’un culte païen. La première est l’Argent. De ce Veau d’or vénéré par d’innombrables humains, Fincher dit sans ambages qu’il précipite les Etats-Unis dans les abysses de la misère morale. Tel est le sens profond de Panic Room. Ce thriller aussi sombre qu’un abîme ne saurait en effet se réduire à un simple divertissement, qui exploite habilement la paranoïa latente du Spectateur. Il constitue avant tout une parabole dont les principaux protagonistes, Burnham (Forest Whitaker), Junior (Jared Leto) et Raoul (Dwight Yoakam), sont des anonymes désireux de s’approprier la cassette d’un Harpagon récemment décédé. Les trois vautours s’introduisent dans la demeure du défunt pour mettre leur plan à exécution. Ce qu’ils ignorent, c’est que le luxueux appartement est occupé depuis peu par de nouveaux propriétaires, Meg Altman (Jodie Foster) et sa fille Sarah (Kristen Stewart). Ce qu’ils ne pouvaient prévoir, c’est que la petite famille en danger trouverait refuge dans une chambre forte inexpugnable où se trouve le trésor dont ils rêvaient. Ces avanies sont toutefois impuissantes à réfréner leurs ardeurs. Ils recourent à l’intimidation, ils s’essaient à la torture et tentent même d’asphyxier leurs victimes à l’aide d’une bombonne de gaz. L’âpreté avec laquelle ces Américains moyens s’efforcent d’étancher leur soif d’espèces sonnantes et trébuchantes résonne comme une mise en garde. Elle laisse entendre, avec une limpidité troublante, que l’appât du gain dont se nourrit l’économie de marché n’engendre que la convoitise et le chaos[8].

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Panic Room

 

            Cet appauvrissement est confirmé par le Businessman, figure de proue de la splendeur légendaire des Etats-Unis. Dans l’imagerie libérale, cet individu élevé au rang de héros sur les champs de bataille de la productivité est un titan, doté de toutes les vertus. Dans la réalité, rétorque ironiquement Fincher, cet hercule n’est qu’un nain dérisoire que des travaux prosaïques vouent au Vice. Nicholas Van Orton (Michael Douglas), l’entrepreneur du singulier The Game, est le vivant témoignage de cette déliquescence qu’il est convenu de maquiller sous le masque trompeur de la réussite sociale. Son aura de magnat de la Finance aurait pu faire de lui un phare pour le monde et pour les siens. Louvoyer dans les eaux empoisonnées de la possession l’a cependant conduit au naufrage sentimental. Insensible à la détresse de son frère Conrad (Sean Penn), cassant et autoritaire avec ses associés, il s’est séparé de sa femme pourtant irréprochable et mène une vie solitaire dans une maison aussi vaste que dépourvue d’âme. En ne conjuguant que le verbe « avoir », il a ainsi cessé d’être.

 

            Le Self-made man, autre symbole de l’Amérique triomphante, ne connaît lui aussi que la grammaire de la régression. Son attachement aux déclinaisons du pire est intimement lié à ses attributs naturels : un homme qui souhaite ardemment « se faire lui-même » et s’élever dans la stratosphère du Pouvoir est, par essence, plus disposé que tout autre à se délester du fardeau de l’Ethique. Ses projets sont légitimés par un système politique officiellement fondé sur le Progrès et la promotion individuelle. Aux yeux de David Fincher, ces nobles valeurs ne sont néanmoins que les paravents d’un appétit carnassier et d’un machiavélisme rampant, au nom desquels chacun est invité à user des moyens les plus vils pour parvenir à ses fins. Mark Zuckerberg (Jesse Eisenberg) le prouve de manière édifiante dans The Social Network. Le jeune propriétaire du réseau Facebook est en effet l’archétype de l’individu qui, parti de nulle part, est prêt à tout pour arriver. Rien, pas même le déshonneur, ne saurait arrêter sa chevauchée pathétique sur les sentiers de la gloire. Le respect d’autrui, la Justice et la dignité lui sont totalement étrangers. Le petit étudiant de Harvard est avide de grandeur. En conséquence, il est d’avis que ses quatre volontés doivent l’emporter sur les sept péchés capitaux. Telle est la raison pour laquelle il vole le concept informatique des frères Winklevoss (Armie Hammer) et trahit sans vergogne Eduardo Saverin (Andrew Garfield), le cofondateur de son entreprise et accessoirement, son seul ami. Loin de s’offusquer, l’Amérique applaudit ce complot Shakespearien. Elle n’impose à son auteur que des compensations financières insignifiantes, qui entérinent de fait une violation caractérisée du Droit. « Seule la victoire est belle », semble-t-elle souffler à son fils maudit, devenu à force de perfidies l’un des hommes les plus fortunés du monde[9].

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Zodiac

 

            De la critique acerbe de ce désir d’accaparement à la condamnation sans appel de la Société de consommation, il n’est qu’un pas que David Fincher franchit hardiment. Pour le cinéaste contestataire, cette organisation économique et sociale n’est en rien le nec plus ultra de la Civilisation Anglo-Saxonne. Elle constitue plus sûrement le dernier mal endémique dont souffrent les Etats-Unis. L’audacieux Fight Club le laisse entendre avec la vigueur et l’acidité d’un pamphlet politique. Le narrateur anonyme de ce film à l’atmosphère sépulcrale[10] est ainsi le digne représentant d’une Amérique forgée par le Taylorisme, le Fordisme et tous les dogmes qui ont contribué à faire de l’achat, comme de la vente, l’alpha et l’oméga du Bonheur moderne : il ne vit que pour produire et consommer. Travailler le jour pour une grande entreprise et rêver, la nuit, des meubles IKEA qui pourraient garnir son appartement n’est d’aucun profit à ce trentenaire issu de la classe moyenne. Il sombre, comme des millions de ses congénères, dans une profonde dépression. La vacuité de son existence fait de lui un insomniaque, solitaire et schizophrène, qui erre dans un cauchemar sans fin. La cause de sa souffrance, qu’il essaie vainement d’apaiser en allant sangloter dans des associations d’entraide réservées aux grands malades, lui est révélée par Tyler Durden (Brad Pitt), son âme damnée : « Ce que tu possèdes finit par te posséder ».

 

            Ces mots, tranchants comme le couperet d’une guillotine, sont propres à inciter les masses à se lever comme un seul homme pour acquiescer : il sont écrits à l’encre du Réel. Rares seront toutefois les esprits aventureux qui oseront les mettre en application : ils se heurtent manifestement aux lois d’airain du Réalisme politique. Pour convertir ceux qui sacrifient l’hypothèse révolutionnaire sur l’autel de la Fatalité, David Fincher, héritier romantique de la Contre-Culture, a mis en scène L’étrange histoire de Benjamin Button (The Curious Case of Benjamin Button). Cette adaptation d’une nouvelle de Francis Scott Fitzgerald n’a, de prime abord, aucun lien avec une apologie de l’insurrection. Elle ne fait que retracer l’itinéraire d’un personnage de fable, qui naît vieux et finit par mourir de jeunesse. Qui sait lire entre les lignes et regarder au-delà des images comprendra cependant que ce récit fantastique recèle un message subliminal. Plus qu’un être fantaisiste né du fertile imaginaire d’un brillant écrivain, Benjamin Button est en effet un individu qui dément la Nécessité. Il réalise ce qui relève apparemment du pur onirisme. En théorie, la malformation qui l’afflige à la naissance le condamne à brève échéance. En pratique, le malheureux transcende sa terrible différence et mène une existence qui n’a rien à envier à ces créatures supérieures que croient être les gens « normaux ». Il grandit, se renforce et s’embellit. Il sillonne les mers, voyage aux quatre coins de la Terre et devient un héros de la seconde guerre mondiale. Il fait l’expérience de la Passion, de l’Amour et de la Paternité. Il connaît même la fortune lorsque son père, qui l’avait jadis abandonné, lui lègue son immense patrimoine. Son parcours extraordinaire valide la maxime que se plaît à répéter Queenie (Tarazi P. Henson), sa mère adoptive : « On ne sait pas ce que la Vie nous réserve ». Il certifie la pertinence du slogan soixante-huitard que reprend gaîment Elizabeth Abbott (Tilda Swinton), ancienne amante de Benjamin devenue la femme la plus âgée qui ait jamais traversé la Manche à la nage : « Tout est possible ! »[11] Il donne corps au merveilleux projet de Monsieur Gateau (Elias Koteas), l’horloger aveugle qui, dans le prologue du film, conçoit une pendule inversée pour que son fils mort à la guerre puisse remonter le cours du Temps et retourner vivre auprès des siens[12]. Il entre enfin en résonance avec Katrina, fléau climatique que Fincher transforme en symbole politique : l’ouragan balaie les certitudes fallacieuses et promet l’émergence d’un monde nouveau, dans lequel « l’action sera la sœur du rêve »[13].

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'étrange histoire de Benjamin Button (The Curious Case of Benjamin Button)

 

           Sceptiques, pragmatiques et autres partisans du statu quo continueront d’arguer que ces propos ne sont que des professions de foi désincarnées, qui n’ont d’autre destinée que de conduire les crédules qui les écoutent au précipice de la désillusion. Ils verront dans les décors informatiques, les lumières artificielles et les effets spéciaux qui jalonnent la trajectoire de Benjamin Button, l’invraisemblable contradicteur de Chronos, les preuves irréfutables que cette glorieuse révolution, dont un cinéaste anticonformiste vante continuellement les mérites, n’est qu’un mirage et un espoir sans lendemain. David Fincher pourrait longuement expliquer à ces mauvais apôtres de Saint Thomas que la parabole est le terrain le plus propice à la germination des grandes idées. Au lieu de se perdre en de vaines justifications formelles, il se concentre néanmoins sur le fond des choses et s’efforce, arguments rationnels à l’appui, de montrer le bien-fondé de sa réflexion. Pour ce faire, il reprend à son compte les théories du vénérable Friedrich Hegel. Le ténébreux Tyler Durden est, parmi tous ses personnages, celui qui expose le plus distinctement les préceptes du philosophe Allemand. Comme l’auteur de la Phénoménologie de l’esprit, le prophète révolutionnaire de Fight Club enseigne à ses adeptes que « la liberté est morte de la peur de mourir ». Il les appelle à prendre conscience de leur finitude, pour qu’ils trouvent le courage de braver l’ordre établi[14]. Les cercles de combats clandestins qu’il crée dans toutes les métropoles des Etats-Unis n’ont pas d’autre vocation : c’est en se frappant jusqu’au sang que ses disciples briseront l’instinct de survie, pierre angulaire du conservatisme[15].

 

             Outre ces électrochocs destinés à ressusciter le protestataire qui repose en chacun, l’indomptable Durden préconise une autre thérapie Hégélienne. Elle consiste, pour les opprimés qui l’entourent, à comprendre qu’ils sont en position de force vis-à-vis des oppresseurs. Les initiés reconnaîtront dans cette phrase la célèbre Dialectique du Maître et de l’Esclave : le dominant[16] ne domine que dans la mesure où le dominé l’accepte ; par ailleurs, le dominant ne doit sa subsistance qu’au travail du dominé. Tyler Durden résume remarquablement ces idées dans la mise en garde qu’il adresse, avec ses compagnons d’armes issus des classes moyennes et inférieures, à l’un des plus hauts gradés de la Police Américaine : « Les personnes que vous recherchez sont celles dont vous dépendez. On prépare vos menus, on enlève vos ordures, on conduit vos ambulances, on vous relie par téléphone, on vous protège pendant votre sommeil ».

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'étrange histoire de Benjamin Button (The Curious Case of Benjamin Button)

 

            Dès lors que ces vérités premières occultées par les conventions sociales ont réintégré la conscience des masses, renchérit Fincher avec une détermination inaltérable, l’impossible devient raisonnablement envisageable. La métamorphose des membres du Fight Club, rebaptisé « Projet chaos » pour les besoins de la lutte révolutionnaire, le montre de façon saisissante. Ces hommes ordinaires, qui se complaisaient naguère dans la soumission et l’indolence inhérents au matérialisme, choisissent ainsi d’endosser l’uniforme des soldats du changement. Ils emménagent dans un immeuble sans confort, ils abjurent le consumérisme en s’astreignant à une discipline spartiate, ils rejettent unanimement l’autorité patronale et se jurent, la foi chevillée au corps, qu’ils détruiront les institutions qui les ont jetés dans l’enfer de l’aliénation. Leurs grandes espérances, pour paraphraser ce fin connaisseur des affligés que fut Charles Dickens, sont largement comblées. Tyler Durden, leur chef charismatique, parvient en effet à dynamiter le siège social des entreprises qui gèrent les cartes de crédit en Amérique. Les tours immenses, en s’effondrant dans un fracas extatique, font au monde la promesse d’un nouveau départ. Le séisme qui les réduit en poussière prouve une fois pour toutes que du passé, il est possible de faire table rase[17].

 

 

            Si ce changement radical n’est pas volontairement organisé, prévient aussitôt David Fincher, il interviendra spontanément. Dans ce cas, la Révolution ne sera pas une bourrasque dévastatrice, qui pulvérisera l’ordre ancien pour laisser place à un autre. Elle consistera en un retour à ce que Roberto Rossellini appellerait « l’année zéro ». Ce cycle de type astral, assimilable à une implosion systémique, puiserait sa force gravitationnelle dans l’absurdité intrinsèque des valeurs Américaines. En d’autres termes, les principes élémentaires des Etats-Unis seraient porteurs de leur propre fin. Cette vanité, au sens où l’entendait l’Ecclésiaste, est une maladie en trois phases que Fincher décrit à l’aide d’une formidable métaphore. Dans un premier temps, un petit homme ambitionne de devenir grand. A l’image de Mark Zuckerberg dans The Social Network ou encore, des trois cambrioleurs de Panic Room, c’est un individu de condition modeste[18], une victime d’un pays foncièrement inégalitaire qui se laisse griser par le gigantisme consubstantiel au Rêve Américain. Pour arriver à ses fins, l’être en mal de reconnaissance décide d’utiliser tous les moyens qui se trouvent à sa disposition. Il est convaincu que l’essentiel est d’atteindre son objectif et de s’élever au-dessus du commun des mortels. C’est ainsi que ce nouvel Icare entre dans le deuxième acte de sa tragédie universelle : en s’approchant du soleil, il se brûle inéluctablement les ailes. Il ne comprend pas que sa quête le guide vers un Graal empoisonné. John Doe, le fanatique religieux de Seven, est l’exemple même de cette funeste inconscience. En voulant être « la Main de Dieu », il devient le bras droit du Diable. Ses crimes abominables violent ouvertement les lois bibliques et le font passer du statut prestigieux d’ange exterminateur à celui, détestable entre tous, de suppôt de Satan[19]. Sa descente aux Enfers, aux confins de la Justice rendue et de la plus terrible ironie du sort, constitue le dernier stade du « Syndrome du petit homme »[20]. Le Zodiac donne un relief particulier à cet épilogue en forme de Chant du Cygne. Le semeur de Mort, qui ne vivait que pour connaître les lumières de la notoriété, sombre ainsi dans l’anonymat qu’il s’était promis de conjurer. Ses meurtres passent dans la mémoire collective comme une mode de mauvais goût et ne lui laissent d’autre perspective que l’oubli absolu. Suprême humiliation, l’incurable prétentieux décède dans l’indifférence générale. Seul un modeste dessinateur du San Francisco Chronicle[21], suppléant dérisoire d’une Police lassée depuis longtemps, s’intéresse encore à ses méfaits.

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

The Social Network

 

            La morale de cette triste fable est sans équivoque : le désir de grandeur propre au modèle Américain est vide de sens. Le dénouement de Panic Room, film dont la cohérence thématique et le suspense haletant font oublier les outrances scénaristiques, le montre avec une cruauté qui évoque celle du Trésor de la sierra Madre (The Treasure of Sierra Madre), de John Huston. Burnham, l’honnête employé reconverti en perceur de coffre voit ainsi le butin qu’il a si chèrement acquis se disperser aux quatre vents[22]. Non content d’être arrêté par les forces de l’ordre, il retrouve sa misère originelle.

 

 

            Quelques-uns des antihéros de Fincher se font fort d’échapper à ce mauvais sort. Ils essaient de se jouer de la fatalité. Cependant, ils sont tous voués à la défaite par les puissances invincibles du cycle révolutionnaire[23]. John Doe et le Zodiac l’apprennent à leurs dépens. Le premier s’amuse à mener par le bout du nez les limiers qui le traquent. Le second en fait de même en ne communiquant que grâce aux lettres ésotériques de l’alphabet zodiacal. Les deux frères de sang ont la naïveté de penser que leurs macabres jeux de piste prouveront leur supériorité à la face du monde. Ils se méprennent. La petitesse est inscrite au cœur des valeurs au nom desquelles ils agissent. Le cas de Nicholas Van Orton, néanmoins, est plus édifiant encore. L’homme d’affaires misanthrope de The Game pense dominer la Terre du haut de son piédestal de milliardaire. Le jeu de rôle extraordinaire auquel il participe, à l’initiative de son cadet Conrad, finit pourtant par lui rappeler les dures réalités de sa condition. Dépouillé de son argent et pourchassé par des tueurs plus vrais que nature, laissé pour mort dans un bidonville du Mexique, il est poussé au suicide par des adversaires sans pitié. Les « petits » qu’il méprisait naguère lui font ainsi comprendre qu’il n’est rien d’autre qu’un « roi nu », une ombre sur la caverne platonicienne d’une Amérique en sursis.

 

 

            Est-ce à dire que la modestie constitue, pour les Etats-Unis, la condition de la grandeur véritable et plus généralement, du salut ? Meg et Sarah, survivantes miraculeuses des conflits d’intérêts ravageurs de Panic Room, le clament sans détour. A la fin de leurs terribles mésaventures, elles choisissent de quitter leur appartement royal pour emménager dans une demeure plus populaire mais moins exposée à la rapacité ordinaire. Cette sage décision achève d’élever David Fincher au rang de cinéaste révolutionnaire. En se faisant l’écho des théories d’Ernst Friedrich Schumacher, chantre anticonformiste d’une Société conçue à l’échelle humaine, elle oppose en effet un démenti formel aux dogmes du monde post-moderne. Elle résonne comme un cri de défi à l’Amérique, pays qui s’est bâti sur la fausse conviction que tout doit être grand : Small is beautiful ![24]

 


[1] Bien que son auteur fût un partisan résolu de la Monarchie, cet ouvrage publié en 1790 décrit admirablement les rouages du radicalisme révolutionnaire dont Fincher se réclame.

[2] Rappelons qu’Alien est une série de quatre épisodes. Le premier, le deuxième et le quatrième ont été conçus par Ridley Scott, James Cameron et Jean-Pierre Jeunet.

[3] D’ailleurs, l’intrépide combattante sacrifie héroïquement sa vie pour que sa cause triomphe.

[4] En Amérique, John Doe est synonyme d’individu ordinaire. Il est le cousin des Dupont et Durand Français.

[5] Fincher conforte cette idée en filmant la cité où se déroule son histoire comme une nouvelle Sodome, ténébreuse et constamment arrosée par un déluge de pluie.

[6] Le film, qui fait habilement contraster les crimes du Zodiac avec les couleurs vives de la révolution individualiste des années 1960-1970, s’identifie d’ailleurs à une longue étude sociologique. Les transitions de cette fresque aux tonalités universitaires sont savamment assurées par le rappel de faits historiques ou bien, par de longs fondus au noir émaillés de grands succès de la musique populaire Américaine.

[7] Général Athénien, Alcibiade (450-404 avant Jésus-Christ) fut accusé d’avoir mutilé les statues d’Hermès, le messager des dieux Grecs.

[8] Auxquels s’ajoutent, par ricochet, la peur de l’Autre et l’obsession de la sécurité.

[9] Ceci sous-entend que David Fincher fait sienne le célèbre aphorisme de Pierre Joseph Proudhon, grand théoricien du Socialisme, de l’Anarchisme et du Fédéralisme : « La propriété, c’est le vol ».

[10] Ce personnage à la fois original et fondamentalement conventionnel est interprété par Edward Norton.

[11] Confirmation de l’essence révolutionnaire de son propos, la grand-mère intrépide accomplit son exploit à l’âge de 68 ans.

[12] Une fois encore, une allusion politique apparaît en filigrane de cette séquence bouleversante. La grande horloge de Monsieur Gateau est en effet inaugurée, à la gare centrale de la Nouvelle Orléans, par l’ancien Président conservateur Theodore Roosevelt.

[13] La formule est, rappelons-le, de Charles Baudelaire.

[14] Il dit expressément au narrateur du film : « Il faut que tu saches que tu mourras un jour ».

[15] Au-delà des luttes implacables du Fight Club, Tyler Durden impose à ses hommes d’endurer stoïquement des brûlures atroces et d’accomplir les missions les plus périlleuses. Le cas échéant, il les incite à risquer leur vie en provoquant des accidents de voiture.

[16] Dans la pensée de Hegel, il s’agit de l’homme qui a su vaincre sa crainte de la Mort pour l’emporter sur son adversaire.

[17] David Fincher applique cette philosophie aux codes cinématographiques. Son film n’appartient en effet à aucun registre précis. Il fait cohabiter, en un seul et unique récit, des atmosphères extrêmement sombres et un humour débridé, des dialogues à la fois brutaux et empreints de finesse. La schizophrénie du narrateur est prétexte à toutes sortes de séquences oniriques et à de multiples apartés avec le Spectateur. Quant au principe même du Fight Club, organisation pugilistique destinée aux déçus de l’Amérique, il est d’une originalité qui ne trouve guère d’équivalent dans les productions contemporaines.

[18] Rappelons que Mark Zuckerberg est un simple étudiant en informatique. Les voleurs de Panic Room sont quant à eux un aide soignant, un chauffeur de bus et un technicien officiant dans une société de gardiennage.

[19] Ultime symbole de cette disgrâce, John Doe confesse être coupable du péché d’envie et demande à l’Inspecteur Mills (Brad Pitt), époux de la femme qu’il a trucidée par jalousie, de lui tirer une balle dans la tête.

[20] Notons que le narrateur de Fight Club est lui aussi victime de cette pathologie de la contradiction : pour lutter contre le diktat des firmes multinationales, il crée un groupuscule contestataire qui, à son tour, devient une entreprise totalitaire.

[21] Robert Graysmith, alias Jake Gyllenhaal.

[22] Dans Le trésor de la Sierra Madre, les prospecteurs qui se sont entretués pour faire main basse sur le fruit de leur labeur assistent, impuissants, à la dispersion de leur précieuse poussière d’or par une tempête impitoyable.

[23] Comme Alexander Mackendrick, Otto Preminger et plus encore, Joseph L. Mankiewicz, David Fincher fait du Jeu l’un des ingrédients essentiels de son œuvre. Comme ses glorieux pairs, il voit dans le ludisme une activité diabolique, dont le néant est la seule issue.

[24] Voir Ernst Friedrich Schumacher, Small is beautiful : une Société à la mesure de l’homme (1973). Ce livre fondateur de la pensée altermondialiste appelle à placer l’Individu, la Nature, le Développement durable et l’Autosuffisance au centre du système politique, économique et social.




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