David Cronenberg et l’horreur de l’identité fantôme - « Ce qui est sûr, c’est que je ne suis pas Américain »

Jean-Philippe Costes

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

David Cronenberg (cliquez ici pour accéder à son dossier biographique)

 

            A un documentariste Français qui lui demandait de se définir en quelques mots, David Cronenberg répondit, après une longue hésitation : « Ce qui est sûr, c’est que je ne suis pas Américain »[1]. Douter de sa propre identité n’est pour beaucoup qu’un symptôme ignominieux de la provocation gratuite ou de la pure aliénation. L’étrange univers du sulfureux auteur de Transfer, de Rabid et de Fast Company n’est apparemment pas de nature à infirmer ce diagnostic. Peuplé de créatures abominables, jalonné de crimes sanglants, hanté par des visions abjectes, ce microcosme infernal inspire en effet un profond sentiment de défiance. Pourtant, nul ne saurait reprocher à un artiste de faire preuve d’originalité : ce serait le priver de sa raison d’être. Par ailleurs, personne n’est habilité à taxer d’irrationalité un metteur en scène qui, dans un moment de sincérité, a confessé ses incertitudes ontologiques : cela équivaudrait à nier l’essence de la Comédie, art de créer un monde imaginaire dont aucun des protagonistes n’a vocation à être lui-même. Mais ce qui achève de réhabiliter les paroles faussement sibyllines de David Cronenberg, c’est l’ambiguïté intrinsèque de la notion d’identité. Dérivation du Latin « idem »[2], ce mot aux significations curieusement méconnues porte ainsi dans ses flancs familiers une contradiction majeure, qu’un esprit lucide ne saurait éluder[3]. Il désigne à la fois ce qui nous distingue et ce qui nous rapproche des autres. Il est simultanément un facteur de reconnaissance individuelle[4] et une force d’assimilation sociale[5]. En termes plus symboliques, ce concept aussi universel qu’incompris est le théâtre d’une confrontation permanente entre la carte d’identité qui nous singularise et l’identité mathématique, qui nous intègre à une communauté au nom du principe d’association des égaux.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Frissons (Shivers - The Parasite Murders)

 

            Ce choc brutal entre la nécessité d’être soi-même et celle d’appartenir à un ensemble humain peut être un puissant vecteur de troubles. Les héros de David Cronenberg en font d’ailleurs l’amère expérience. Déments, écrivains toxicomanes, jumeaux pervers, scientifiques dévoyés ou malfaiteurs, ils sont dotés d’une personnalité si forte qu’elle s’oppose à tout sentiment d’appartenance. Cependant, le marasme de ces marginaux a des origines plus profondes et par là même, plus dramatiques. Ces sources maléfiques font l’essentiel de l’intérêt intellectuel et artistique du cinéma de Cronenberg. De leur ventre noir comme les misères de l’Enfer procède l’horreur qui a fait la renommée internationale du réalisateur : l’identité est fondamentalement, irrémédiablement et tragiquement fantomatique. 

 

            Qui suis-je ? A cette question cruciale, William Lee (Peter Weller), le ténébreux auteur du Festin nu (The Naked Lunch), est incapable de répondre.  Ses voyages au bout de la drogue, typiques des écrivains de la Beat Generation[6], lui interdisent de savoir s’il est un romancier, un psychopathe, un assassin ou un professionnel de la désinsectisation. Ted Pikul (Jude Law), le joueur involontaire d’eXistenZ, ne peut dire s’il est un personnage actuel ou bien, virtuel. Nikolaï Lougine (Viggo Mortensen), le héros des Promesses de l’ombre (Eastern Promises), ne sait pas davantage qui il est. Certes, cet ancien malfrat a officiellement le statut d’agent de police. Il est infiltré dans la pègre Londonienne pour démanteler le gang de Semyon (Armin Mueller-Stahl), un parrain de la Mafia Russe. Mais à force de louvoyer dans les eaux troubles du crime, son âme souillée par les embruns du Mal s’identifie dangereusement à celle de ses dangereux ennemis…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chromosome 3 (The Brood)

 

            Qui sommes-nous ? James Ballard et sa femme Catherine[7] n’ont de cesse de se le demander. Tout au long de cette chevauchée lubrique qu’est Crash, ils recherchent désespérément leur identité sexuelle. Aucune de leurs sombres aventures entre Eros et Thanatos ne parvient cependant à éclairer leur lanterne. Elliot et Beverly Mantle[8], les brillants gynécologues de Faux-semblants, se trouvent dans une impasse similaire. Pourvus par la Nature de caractères opposés (l’un des deux frères est amoral et calculateur tandis que l’autre, plus fragile, est viscéralement altruiste), ces proches cousins du Docteur Jekyll et de Mister Hyde essaient de s’éloigner pour mieux affirmer leur individualité. Hélas, ils s’avèrent identiques aux hideux siamois que Tod Browning montra jadis dans son célèbre Freaks : rien ni personne ne peut les dissocier. Enchaînés par les liens du sang, les jumeaux affligés sont condamnés à ne faire qu’un ou à mourir[9]

 

            Il est a priori difficile de cerner les causes premières de cette éprouvante série de malheurs identitaires. Qui sait observer les décèlera néanmoins dans Spider. Sous ses dehors déroutants, ce film constitue en effet l’un des manifestes du cinéma de David Cronenberg. Son héros est Dennis Cleg (Ralph Fiennes), l’ancien pensionnaire d’un hôpital psychiatrique. Frappé d’amnésie, le malade en convalescence retourne chez lui pour résoudre une énigme qui le taraude depuis son plus jeune âge : qui est responsable de la mort de sa tendre mère ? S’agit-il de son père (Gabriel Byrne), mari indigne qui multipliait les infidélités conjugales avec Yvonne Williamson, une fille des rues d’une répugnante vulgarité ? Dennis en vient à le penser, après avoir patiemment reconstitué le puzzle de sa mémoire troublée. Toutefois, l’affreuse vérité commence à lui apparaître lorsqu’il se regarde dans un miroir, fracturé en mille éclats par un pensionnaire de son nouveau foyer[10] : sa personnalité morcelée comme le verre brisé abrite un assassin ; lui, l’enfant prétendument innocent, a tué sa mère au motif qu’elle était à la fois génitrice et prostituée, Sémiramis et putain de Babylone[11]

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

Scanners 

           Ainsi se présente l’Homme de Cronenberg. C’est un schizophrène, c’est-à-dire, un être dont l’esprit est fendu[12]. A l’instar de William Lee, de Ted Pikul, de Nikolaï Lougine, des époux Ballard ou des jumeaux Mantle, c’est un personnage impur. Mélange détonant de Bien et de Mal, il n’a d’autre ressource, pour vivre en Société, que d’enfouir sa dualité naturelle au plus profond de son inconscient[13]. Toutefois sa propension Freudienne au refoulement ne constitue en rien une issue. Comme elle ne porte pas remède à son ambivalence, elle ne peut solutionner son épineux problème d’identité. La bête immonde sommeille encore et toujours en lui…

 

            Pour nous en convaincre, David Cronenberg recourt à un procédé d’une géniale simplicité, qui emprunte conjointement aux registres de l’Horreur et de la Science-Fiction : l’écorché vif. Qu’on se le dise, le cinéaste est un auteur authentique. S’il fait jaillir le sang, s’il exhibe des organes, s’il montre des peaux qui suppurent, ce n’est pas tant pour satisfaire son sadisme ou celui d’un Public de bas étage que pour illustrer l’ignominie latente de l’Humanité. Le verbe « illustrer » prend ici tout son sens, car Cronenberg ne se contente jamais de suggérer la bassesse. Il la montre, dans ce qu’elle peut avoir de plus repoussant. Chacun de ses films s’apparente ainsi à une autopsie, dont la vocation est de faire émerger le Diable qui hante nos entrailles et règne sur la moitié de notre cerveau. Cet acte de révélation identitaire, à mi-chemin de la Philosophie, du Cinéma, de la Psychanalyse et de la Chirurgie, repose sur un certain nombre de ressorts dramatiques. Dans Scanners, c’est par exemple une transformation d’origine scientifique qui permet au Mal d’affleurer à la surface des êtres : en créant des mutants violents et dominateurs, le Professeur Ruth (Patrick McGoohan) fait ressortir le monstre de vanité qui prospère en notre sein. Un processus similaire est à l’œuvre dans la Mouche (The Fly), remake audacieux d’un film de Kurt Neumann. La métamorphose de Seth Brundle (Jeff Goldblum) en insecte est en effet l’occasion, à la fois effrayante et édifiante, de faire apparaître la monstrueuse volonté de puissance qui parasite notre âme. Dans Frissons (Shivers), c’est précisément un parasite visqueux qui, en passant d’un organisme à l’autre, fait transparaître la monstrueuse perversité des « honnêtes » citoyens[14]. Dans Chromosome 3 (The Brood), c’est une thérapie révolutionnaire, les psychoprotoplasmes, qui extériorise la monstrueuse cruauté des patients en leur donnant des plaies, des pustules et des excroissances dermiques.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

Dead Zone

 

            Certains films font appel à d’autres principes. Mais par-delà leurs différences formelles, ils ont fondamentalement les mêmes finalités : provoquer une mutation pour faire en sorte que nos démons intérieurs surgissent en pleine lumière. Dans The Dead Zone[15], David Cronenberg s’en remet ainsi aux dons de son héros, un enseignant devenu médium à la suite d’un grave accident de voiture, pour dévoiler les instincts criminels de ses semblables. Dans le Festin nu, c’est l’exploration des paradis artificiels qui permet au personnage principal de découvrir l’enfer du monde moderne. Dans Crash, ce sont enfin des collisions routières qui incitent les protagonistes à laisser libre cours à leur barbarie fondatrice. 

 

            A History of Violence et les Promesses de l’ombre semblent amorcer un virage méthodologique. Si ces films sont d’une noirceur comparable à celle de leurs prédécesseurs, ils s’éloignent en effet de la Science-Fiction et de l’Horreur pour se rapprocher du réalisme[16]. Mais une fois de plus, le changement est superficiel. Bien qu’il ne montre plus les transformations spectaculaires et volontiers urticantes de ses débuts, David Cronenberg poursuit encore et toujours le même objectif : braquer les projecteurs du Cinéma sur le côté sombre de l’Etre humain et ainsi, mettre en évidence notre imputrescible dualité. Conséquence de notre impureté, de notre schizophrénie et de notre monstruosité génétique, cette personnalité biface est, en soi, incompatible avec l’idéal universel de la quête d’identité. Elle est, en quelque sorte, la fille maudite de Sigmund Freud et de Luigi Pirandello. Elle est plus encore le symbole du calvaire à la fois Sisyphéen et Oedipien de l’Homme, créature tragique qui se cherche toujours sans jamais être en mesure de se trouver. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La mouche (The Fly)

 

            La puissance émotionnelle des œuvres de Cronenberg réside dans leur capacité à mettre en scène, avec un prodigieux sens de la modernité, ce drame immémorial. Leur valeur intellectuelle repose également sur une tendance, empreinte de logique et de cohérence, à passer du particulier au général. Ainsi, le réalisateur au talent singulier s’est employé, d’un bout à l’autre de sa brillante carrière, à montrer que l’identité collective était aussi fantomatique que l’identité individuelle. Pour atteindre ce but, il a fait preuve du pragmatisme des grands esprits : il s’est contenté de reprendre son raisonnement initial et de procéder à un changement d’échelle. L’Amérique a été le terrain privilégié de cette transposition. Le choix s’imposait de lui-même. Qui, en effet, n’a jamais ressenti le désir de partir à la conquête du Nouveau Monde ? Qui n’a souhaité, en son for intérieur, appartenir à la Nation de la liberté, de la réussite et des grands espaces ? En effectuant la radioscopie de la Civilisation Américaine, David Cronenberg savait ce qu’il faisait : il plaçait un verre grossissant sur ses théories et, du même coup, signifiait à ses congénères l’inanité absolue de toute identification communautaire.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Faux-semblants (Dead Ringers)

 

            Cette vanité vertigineuse, le génie de Toronto la fait apparaître en pointant son œil noir sur les plaies purulentes des Etats-Unis. Son but, invariable, est de traquer la dualité sous le vernis enchanteur de l’unité. Au-delà du rêve Américain s’étend un cauchemar infini, répète-t-il de film en film. Dans Videodrome, récit éprouvant des tribulations surnaturelles de Max Renn (James Woods), le directeur d’une chaîne de télévision racoleuse, Cronenberg souligne par exemple les effets désastreux des « mass media » sur la psyché de la première démocratie mondiale. Dans Chromosome 3, version terrifiante de Kramer contre Kramer[17], il s’en prend à la famille, cellule de base de l’Amérique. Au gré d’un portrait sans concession, qui use de l’Horreur à des fins métaphoriques, il en fait le berceau de toutes les haines, de toutes les rancoeurs, de toutes les infamies. Nola Carveth (Samantha Eggar), l’héroïne du film, est ainsi une mère possessive de la pire espèce. Monstre carnassier, qui enfante des nains démoniaques par une poche abdominale, elle est prête à dévorer tous ceux qui s’approchent de sa progéniture. Lorsque Frank (Art Hindle), son ex-mari, l’étrangle au nom du bien commun, le Spectateur entend ce message subversif : ne vous identifiez pas aux thuriféraires de l’American Way of Life ; sous leurs façades séduisantes, ils cachent des abjections inavouables. Un discours analogue se dessine en filigrane de Frissons, tableau oppressant d’une ville en proie à une frénésie de luxure. Le libéralisme Américain n’est qu’un paravent de la licence, suggère son auteur avec un accent conservateur que peu de critiques lui reconnaissent. Il est l’antichambre du chaos, ajoute-t-il dans la Mouche, sans se départir de sa fibre contestataire. Qui est en effet Seth Brundle, le héros de cette épopée scientifique en forme de chronique d’un désastre annoncé ? Plus qu’un inventeur incarnant la marche triomphante du Progrès, il est un individualiste forcené, dont la monstrueuse mutation révèle le narcissisme, l’intolérance, la violence et la paranoïa d’une Amérique submergée par les valeurs Nietzschéennes[18]

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

  

  Le Festin Nu (The Naked Lunch)

            La peinture est impitoyable et pourtant, David Cronenberg n’a eu de cesse d’ajouter des touches assassines à sa fresque meurtrière. Avec eXistenZ, il inaugure ainsi un nouveau moyen de croquer le double visage de l’Amérique. Du début à la fin de ce long-métrage déroutant, inclassable et fascinant de maîtrise, les personnages évoluent en effet dans l’univers d’un jeu électronique, branché sur des organes humains. Or, ce monde virtuel se révèle plus vrai que nature. Le procédé est aussi ingénieux que persuasif. Il permet à son créateur de montrer ce qu’aucun cinéaste n’aurait pu filmer, sans ployer immédiatement sous le fardeau des lourdeurs démonstratives : une Société qui, sous la séduisante apparence de la modernité, a changé l’Homme en machine à produire, à consommer, à jouir et à tuer. Le fait que la réalité soit constamment indissociable de la fiction renforce magnifiquement le malaise identitaire du Public. « Dîtes-moi la vérité, nous sommes encore dans le jeu ? » demande fébrilement un candidat épuisé par le divertissement dantesque mis au point par Allegra Geller (Jennifer Jason Leigh). En nous assénant un long fondu au noir suivi du générique de fin, David Cronenberg nous répond, avec une finesse infernale, que son cauchemar pictural a définitivement rejoint le rêve Américain.  

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Crash 

 

          Ce songe séculaire, le réalisateur lui donne le coup de grâce dans A History of Violence. Drame d’une rare férocité, le film retrace le parcours éminemment symbolique de ce qu’Elio Petri aurait appelé « un citoyen au-dessus de tout soupçon ». L’individu, Tom Stall[19], est l’archétype de l’Américain moyen. Marié et père de deux enfants, il possède un petit restaurant situé dans une bourgade paisible de l’Indiana. Sa vie est un long fleuve tranquille où chaque jour s’écoule sans le moindre débordement. Mais bientôt, la vase du passé refait surface et découvre son mauvais fond. Tom Stall est en réalité Joey Cusack, un assassin d’une extrême dangerosité. La redoutable machine à tuer s’est certes efforcée de mettre fin à ses activités destructrices. Elle s’est remarquablement adaptée au mode de vie des gens ordinaires. Cependant, cette mutation n’est qu’une mince pellicule de maquillage, étalée sur un visage irrémédiablement haïssable. Ritchie Cusack (William Hurt), prince du crime et frère aîné de Joey, le sait mieux que quiconque. « Tu es en plein rêve Américain », dit-il avec l’insupportable lucidité des cyniques. « Tu es devenu un bon citoyen. Mais au fond, tu es resté le même. » La façon dont le vrai faux repenti massacre ses anciens collègues de boucherie prouve douloureusement la véracité de ces propos.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

eXistenZ

 

            Le sanglant itinéraire de Tom Stall est riche d’enseignements. Non content de faire tomber le mythe de la « seconde chance », pilier de la Nation Américaine, il porte un coup fatal à toutes les civilisations : l’Homme est double par Nature et la Culture n’y peut rien changer. Autrement dit, le primat de l’essence sur la volonté interdit à l’Individu de se recomposer en un seul être et subséquemment, rend illusoire la détermination d’une identité collective. La Société est corrompue par la schizophrénie de ses composantes. Le serpent diabolique qui traverse toute l’œuvre de David Cronenberg se mord la queue. Le cycle infernal est bouclé.  

 

            Cette malédiction de l’impossible identification a un corollaire tragique : la difficulté, pour tout étranger, de s’intégrer à un corps social. Ce thème est déjà perceptible dans The Dead Zone. John Smith[20], le héros du film, décide ainsi de se suicider en abattant un présidentiable Américain dont il a décelé, grâce à ses talents divinatoires, l’incommensurable perversité. Ce geste peut sembler démentiel et pourtant, il est tristement rationnel. Son auteur sait en effet que son exceptionnelle intégrité fera toujours de lui un exilé en son propre pays, un « alien » à jamais indésirable dans une communauté foncièrement impure. La quintessence de son drame identitaire apparaît dans toute son horreur avec les Promesses de l’ombre. Qui est l’héroïne de cette variation cauchemardesque de Candide ou l’optimisme ? Une adolescente Russe, qui fuit l’enfer de l’Est pour chercher un paradis à l’Ouest[21]. Sa quête d’Eldorado est-elle couronnée de succès ? Elle se termine dans un réseau de prostitution, tenu par un clan de mafieux tyranniques. Pourquoi la jeune fille s’est-elle échouée dans la fange des rues Londoniennes ? Parce qu’il est vain de vouloir s’identifier à une Société qu’une incurable dualité prive de toute identité. La malheureuse immigrée ignorait cette évidence. Sa funeste naïveté est résumée dans les paroles poignantes qu’elle prononce, alors même que son âme innocente a quitté son corps martyrisé par des truands sans pitié : « Je m’appelle Tatiana. Mon père est mort au fond de la mine de mon village. Il était déjà en terre, quand il est mort. On y était tous enterrés. Enterrés dans la terre de Russie. C’est pourquoi je suis partie trouver une vie plus belle ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Spider

 

            Se voir interdire d’être soi-même mais aussi, d’être parmi les autres, constitue l’une des peines les plus lourdes qu’il soit possible d’imaginer. Cette condamnation explique que David Cronenberg ait placé son œuvre sous le signe de la souffrance. Cette douleur indicible irradie tout son cinéma. Spider traîne ainsi sa misère comme un forçat traîne son boulet. Les jumeaux Mantle ne vivent pas, ils se consument. John Smith porte sa différence comme le Christ portait sa croix. Quant aux joueurs d’eXistenZ, leur trajectoire se réduit à un long combat pour la survie. Cette litanie d’afflictions, rien n’est en mesure de l’interrompre. Même les plaisirs de la chair sont impuissants à les faire oublier. Le symbole est d’une force peu commune : chez David Cronenberg, le malheur existentiel est tel que l’Amour se limite à une copulation, fébrile et nocive. Dans les Promesses de l’ombre, il n’est que viol. Dans Crash, il n’est que violence. Dans Frissons et dans Videodrome, il n’est que débauche. Dans le Festin nu, il n’est que le rictus monstrueux du démon de la drogue. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

A History of Violence

 

            Ce confinement dans les viscères putrides du Mal ne laisse que trois issues qui, dans la pensée fondamentalement pessimiste de Cronenberg, s’identifient à des répliques de Charybde et de Scylla. Représentée par la fin retentissante des Scanners, des mutants de Chromosome 3 ou encore, de la Mouche, la première est la destruction de nos doubles maudits. Figurée par le suicide de John Smith et des frères Mantle, la deuxième est l’autodestruction. La troisième est au cœur même du Festin nu et d’eXistenZ. C’est la fuite, aussi lâche qu’illusoire, vers les paradis artificiels et les mondes chimériques de la virtualité. Le dénouement favorable des Promesses de l’ombre et de History of Violence contredit apparemment cette fatalité du pire. Nikolaï Lougine parvient en effet à mettre Semyon et sa bande hors d’état de nuire, tandis que Tom Stall regagne tranquillement son foyer après avoir liquidé le gang de son frère. Néanmoins, ces fins heureuses ne déforment en aucun cas la vision de David Cronenberg. Elles constituent au contraire de savants trompe-l’œil, qui soulignent admirablement la dualité de toutes choses. Ainsi, Nikolaï Lougine est assis sur une poudrière. Il pressent que son double-jeu ne pourra durer indéfiniment et que sa victoire présente n’est que le prélude de la défaite à venir. Quant à Tom Stall, il peut certes retourner chez lui, sans avoir à craindre les foudres de la Justice. Cependant, les siens savent désormais quel monstre se cache derrière son masque de père sans reproches[22]

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

Les promesses de l'ombre (Eastern Promises)

 

            L’exploration de la filmographie de David Cronenberg est de ces plaisirs d’autant plus savoureux qu’ils sont difficiles. C’est une confrontation violente mais délectable avec nos fantômes et ceux des autres. C’est une plongée à la fois suffocante et vivifiante dans les abysses de l’ambiguïté existentielle. Mais être le spectateur de ce cinéma à nul autre pareil, c’est en premier lieu faire la salutaire expérience d’un renversement des conventions, du conformisme et de tous ces mots sophistiqués dont les trois premières lettres trahissent la vraie nature : douter de sa propre identité n’est pas sombrer dans les bas-fonds de la folie, c’est s’élever, au-delà des faux-semblants et de la couardise ordinaires, vers les hautes sphères du courage et de la lucidité.

 


[1] L’entretien, diffusé en 2001, s’inscrivait dans le cadre d’une rétrospective organisée par la chaîne Canal + en l’honneur du cinéaste Canadien.

[2] Qui signifie « le même ».

[3] La France a pu mesurer l’ampleur de cette contradiction en 2009, lorsqu’elle a vainement essayé d’organiser un grand débat sur « l’identité nationale ».

[4] Je m’identifie, c’est-à-dire, je demande à mes congénères qu’ils me reconnaissent dans ma différence.

[5] Du fait de mes particularités, on m’identifie, avec ou sans mon consentement, à un groupe déterminé.

[6] Avant de devenir un film de David Cronenberg, le Festin nu fut un roman de William Burroughs, l’un des maîtres à penser de la Contre-Culture Américaine.

[7] Ces personnages obscurs sont interprétés par James Spader et Deborah Kara Unger.

[8] Les deux rôles sont superbement tenus par Jeremy Irons.

[9] D’où le titre original du film : Dead Ringers, les sosies morts, préfiguration tragique de la fin de l’histoire.

[10] Miroir qui ressemble ainsi à la toile d’araignée dont Dennis, surnommé « Spider » par ses parents, était obsédé depuis l’enfance.

[11] Cette dualité explique que la mère de Dennis soit incarnée par une seule et même actrice : Miranda Richardson.

[12] « Schizophrénie » vient du Grec « schizein » et « phrén » qui signifient « fendre » et « esprit ».

[13] Par définition, un corps est dit « pur » lorsqu’il est sans mélange.

[14] Notons que le film a également été intitulé The Parasite Murder.

[15] Adaptation d’un roman de Stephen King.

[16] On utilisera ce mot par commodité. La Réalité est en effet inaccessible au Cinéma, prisme déformant où tout est médiation, montage et subjectivité.

[17] Par une étrange ironie du sort, les deux films sont sortis la même année (1979).

[18] Après avoir expérimenté sa machine, un moyen de transport révolutionnaire, Brundle, le créateur en partance pour un voyage sans retour vers le règne animal, fait l’aveu suivant à sa dulcinée inquiète : « Grâce à la téléportation, l’Homme devient Roi. Je me suis senti un Surhomme. Je commence à être vraiment moi ». Le culte post-moderne de Nietzsche (appel au déicide, hyper individualisme, religion de la performance, fidélité au principe « Deviens ce que tu es »…) ne saurait être plus explicitement visé.

[19] Le rôle est excellemment tenu par Viggo Mortensen, l’un des acteurs fétiches de David Cronenberg.

[20] Le nom est particulièrement symbolique, puisqu’il appartient également à l’un des pionniers de l’Amérique moderne.

[21] En l’occurrence, à Londres. Cronenberg passe ici de son Amérique natale à l’Europe dans le but manifeste de donner à son propos une dimension universelle.

[22] Le silence glacial qui accompagne les retrouvailles familiales, à la fin du film, ne laisse aucun doute à ce sujet.

 




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