Anniversaire

Jacques Dufresne
J'avais l'intention de consacrer mon article d'aujourd'hui au projet de réforme des services de santé. Le Livre Blanc du ministre Côté n'a toutefois été déposé qu'hier. Le bulletin de nouvelles m'a par contre appris que Madame d'Youville allait être canonisée à Rome et que la cérémonie serait télédiffusée demain à 9h30. Or cette femme est à l'origine de notre système de santé, auquel elle a donné une orientation qui est peut-être la meilleure explication de la différence qui existe entre nos politiques en la matière et celles de nos voisins américains. Mais sur quel ton parler d'elle?

Roch Côté a entrepris courageusement de remettre le débat sur les rapports hommes femmes dans une juste perspective. Bien des tâches semblables l'attendent. Par exemple, notre rapport avec notre passé religieux est aussi faussé par le nouveau discours dominant que le rapport entre les hommes et les femmes peut l'être par un certain discours féministe.

Sous quelque angle que nous considérions notre passé, nous y retrouvons la religion catholique. Même l'histoire des sciences au Québec est catholique. Qu'on en juge par le rôle qu'y a joué, entre autres, le frère Marie-Victorin. Dans l'une des rares histoires de la médecine québécoise, celle du docteur Sylvio Leblond, (Médecines et médecins d'autrefois, Presses de l'Université Laval, Québec 1986) le chapitre le plus important s'intitule Le genou de Madame d'Youville. Pourquoi? Parce qu'il existe d'excellentes biographies de la fondatrice de la Communauté des Soeurs Grises et parce que la façon dont son genou malade a été traité est sans doute la source de renseignement la plus fiable et la plus précise que nous possédions sur l'état de la médecine et du système de santé dans le Québec du XVIIIe siècle.

Notre passé, c'est nous-mêmes, nous-mêmes aujourd'hui, pas hier. Nietzsche ne disait-il pas que les moeurs ont toujours trois cents ans de retard sur les idées? Dans cette hypothèse, les quelques idées nouvelles dont nous sommes badigeonnés n'ont pas beaucoup d'importance par rapport au fond de catholicisme dont nous sommes constitués, que cela nous plaise ou non.

Lourde vérité qu'on s'empresse généralement de nier, mais qu'on ne réussit pas à effacer. Les historiens de l'art nous disent que l'origine de peintres descendant de lointains immigrants hollandais ou italiens demeure perceptible dans leurs tableaux. Et après trente ans à peine de laïcisme, il ne resterait plus de marques profondes du catholicisme dans nos attitudes? Notre passé est-il donc comme une mère pauvre et décoiffée qu'on n'ose pas présenter aux femmes élégantes que l'on fréquente désormais?

Notre passé catholique

Catholiques, laïques ou protestants, les Français ont tous de l'admiration pour Jeanne d'Arc. Les protestants sont peut-être encore plus attachés à elle que les catholiques parce qu'ils voient dans cette sainte qu'il fallut réhabiliter la première personne qui ait osé protester solennellement contre l'autorité de l'Église romaine.

Et quel est l'Anglais bien né, de quelque allégeance qu'il soit, qui n'admire pas Thomas More, ce catholique qui fut seul à incarner la liberté de pensée, les droits individuels, à un moment où Henri VIII avait rendu l'éthique prostestante totalitaire?

Anglais et Français ont réglé leurs comptes avec l'Église catholique sans réduire tout ce qui s'y rattachait à l'image négative qu'ils ont pu avoir d'elle. Nous avons d'autant plus intérêt à nous élever jusqu'à cette altitude que c'est la quasi-totalité de notre passé qui se rattache à l'Église catholique.

Madame d'Youville mérite la même considération détachée, souveraine, que celle que les Anglais et les Français accordent à Jeanne d'Arc et à Thomas More. Qui, dans la société québécoise actuelle, pourrait refuser son admiration à la fille d'une mère battue, elle-même maltraitée par son mari, qui, de toute sa dignité blessée, mais ravivée par ses blessures, s'est portée vers les plus malheureux qu'elle?

Dans le quartier de Montréal où elle a secouru les mendiants moribonds, le malheur réapparaît aujourd'hui sous sa forme la plus visible et la plus désespérante: les malades mentaux errants et les abandonnés de tous genres. Les services étatiques de santé et de services sociaux sont de toute évidence débordés ou inadéquats. Ce sont des personnes partageant l'inspiration de Marguerite d'Youville qui, à la Maison du Père ou à l'Accueil Bonneau, leur offrent l'hospitalité la mieux sentie.

Avec quelques compagnes, dont Louise Thaumur, Marguerite d'Youville devait fonder L'Institut des Soeurs de la Charité, dites "soeurs grises", et associer ensuite sa destinée à l'hôpital Général des frères hospitaliers de Saint-Joseph, dits frères Charron, près du Vieux Port, à l'angle des rue St-Pierre et de la Commune.

Le célèbre genou malade

De plus compétents que moi feront son éloge. Je m'en tiendrai à son célèbre genou malade, qui nous en apprend autant sur son caractère que sur la médecine et les moeurs de son temps. En 1738, deux plaies se formèrent sur son genou. Voici ce que son fils, l'abbé Charles-Marie-Madeleine Dufrost raconte sur la façon dont elle fut traitée: "Monsieur Benoît, chirurgien major de Montréal, lui fit une incision pour rejoindre les deux plaies, ce qui lui causa une douleur si vive qu'elle se trouva mal. La maladie, loin de diminuer, augmenta; elle fut arrêtée quelque temps sans pouvoir marcher que dans la maison encore que difficilement. ... Un autre chirurgien employa des simples pour la guérir, mais ce fut en vain, le mal devint ensuite beaucoup plus douloureux. ... Elle souffrit qu'on mît sur ses genoux des crapauds vivants qui... Enfin après six ou sept ans de souffrance, elle se trouva guérie tout à coup, sans aucun secours humain, guérison que ses compagnes regardèrent comme un miracle".

Et pendant tout ce temps, elle dirigeait un hôpital tout en jetant les bases d'une grande communauté de religieuses hospitalières. On présume que la médecine de son temps, dont elle avait eu une solide expérience, l'avait persuadée que ce qu'on pouvait faire de mieux pour les malades, c'était de leur offrir un asile, un hôpital où, à défaut d'être traités efficacement, ils seraient entourés d'un minimum de soins et d'attention. Cette philosophie a-t-elle vieilli autant qu'on le dit?

Victime ou héroïne?

De l'avis des experts que cite le docteur Leblond, la maladie du genou de Madame était d'origine gonoccoccique et vraisemblablement attribuable aux moeurs de son mari: "Beau gars, volage, débauché, François You d'Youville était rarement à la maison ou n'y était que pour faire des enfants à sa femme. Il lui en fit six en huit ans de mariage". Madame d'Youville avait donc connu la vie, et quelle vie! avant de se faire religieuse.

Devant elle, l'histoire nous donne le choix: la présenter comme une victime ou comme une héroïne qui a trouvé dans son malheur la force d'aider les autres à surmonter le leur.

Cela nous ramène au débat suscité par le livre de Roch Côté. La violence conjugale ne date pas d'aujourd'hui, Madame d'Youville et sa mère en sont la preuve. Faut-il louer nos contemporains de ce qu'ils veuillent en finir avec ce fléau, ou au contraire leur reprocher de vouloir épurer l'espèce humaine, entreprise toujours dangereuse? On ne saurait en tout cas reprocher au Québec catholique traditionnel d'avoir célébré la force morale grâce à laquelle une femme, elle-même victime de la violence, échappa aux séquelles d'un malheur jugé inéluctable.

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Sylvio Leblond


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