Premières orientations tactiques

Clive Staples Lewis
C. S. Lewis use de son génie très particulier, qui allie la rigueur et l'humour, pour nous montrer à quoi pourrait ressembler un échange de lettres entre deux démons. Screwtape, le tentateur expérimenté, éduque Wormwood, l'apprenti, sur les façons les plus élémentaires de gagner un homme à la cause de l'enfer.

« Mon cher Wormwood,

Tu m'affirmes que tu contrôles les lectures de ton sujet et t'arranges à ce qu'il voie beaucoup son ami matérialiste; j'en prends bonne note. Mais n'es-tu pas un peu candide ? Tu parais croire que c'est par le raisonnement qu'il échappera aux griffes de l'Ennemi, le Dieu des chrétiens. S'il avait vécu quelques siècles plus tôt, c'eût été possible. Alors, les hommes distinguaient assez bien les choses prouvées de celles qui ne le sont pas, et lorsque la preuve était faite, ils croyaient vraiment. Leurs actes dépendaient encore de ce qu'ils pensaient et ils changeaient leur manière de vivre quand la logique le leur conseillait. Mais, grâce à la presse et à d'autres armes similaires, nous avons profondément altéré cette disposition. Dès son enfance, une douzaine de systèmes philosophiques incompatibles entre eux dansent une sarabande dans la tête de ton sujet. Les doctrines ne lui paraissent pas, à premiere vue, « vraies » ou « fausses », mais bien « académiques » ou « pratiques », « usées » ou « contemporaines », « conventionnelles » ou « impitoyables ». Pour l'éloigner de l'Eglise, ton plus sûr allié n'est pas le raisonnement, mais bien le jargon philosophique. Ne perds pas ton temps à lui représenter le matérialisme comme une vérité; fais-lui penser qu'il est fort, ou pur, ou courageux, qu'il est la sagesse de l'avenir. Voilà ce qu'il aimera.
Le danger d'une discussion réside en ceci que le débat est ramené sur le terrain propre de l'Ennemi, qui peut ainsi aligner Ses arguments, alors que, dans le domaine de la vraie propagande telle que je l'entends, Il s'est montré depuis des siècles très inférieur à Notre-Père-des-Enfers. Par la seule discussion, tu éveilles la raison de ton sujet et qui peut en prévoir les répercussions ? Même si tout un enchaînement de pensées tourne à notre avantage, tu découvriras que tu as encouragé chez lui l'habitude néfaste des conclusions générales et détourné son attention du flux des perceptions sensorielles. Ton devoir est de ramener son esprit sur ce flux, de lui apprendre à nommer cela « la vraie vie », et de lui interdire de s'interroger sur le sens qu'il attribue au mot « vrai ».
Rappelle-toi qu'il n'est pas, comme toi, un pur esprit. N'ayant jamais été un homme (ô l'odieux avantage de l'Ennemi !), tu ne peux te figurer à quel point celui-ci est esclave du quotidien. L'un de mes sujets, athée authentique, lisait un jour au British Museum, lorsque je vis ses pensées prendre tout à coup un cours désastreux; à ce moment, l'Ennemi se tenait à ses côtés. Déjà, je voyais compromis vingt ans de labeur. Si j'avais perdu la tête, entamé une discussion, ma défaite était consommée. Mais je ne suis pas si sot. Je frappai instantanément sur ce que je tenais le mieux en main et suggérai qu'il devait être l'heure de déjeuner. L'Ennemi riposta vraisemblablement (tu sais que nous ne pouvons jamais entendre complètement ce qu'Il leur dit) en affirmant que ce qui se passait importait davantage qu'un repas. Ce devait être, sans doute, le sens de son intervention, car lorsque je murmurai : « C'est même bien trop important pour s'y attaquer en fin de matinée », le visage du sujet s'éclaira visiblement. Et quand j'ajoutai : « Mieux vaut y revenir après le déjeuner, l'esprit frais », il avait presque passé la porte. Dans la rue, la partie était gagnée. Je lui montrai un vendeur de journaux qui criait l'édition de midi et un autobus 73 en pleine course. Avant qu'il eût atteint le bas de l'escalier, je l'avais installé dans la certitude que, quelles que fussent les idées bizarres qui passent dans la tête d'un homme enfermé avec ses livres, une bonne tranche de «vraie vie» (il désignait ainsi le vendeur de journaux et l'autobus) démontrait l'absurdité de « tout ce genre de choses ». Conscient de l'avoir échappé belle, il parlait volontiers, plus tard, de « ce sens confus de l'actualité qui est notre suprême sauvegarde contre les aberrations de la logique pure ». Il est maintenant en sécurité dans la maison de Notre-Père-des-Enfers.
Commences-tu à comprendre ? Grâce aux procédés que nous expérimentons depuis des siècles, les hommes ne peuvent croire à l'exceptionnel, lorsque le quotidien est sous leurs yeux. Insiste auprès de ton pupille sur la banalité des choses. Surtout, n'essaie pas de la science (de la vraie science, je veux dire) pour lutter contre le christianisme. Elle l'aiderait à penser des réalités qu'il ne peut ni voir, ni toucher – il existe des cas déplorables parmi les savants actuels. S'il insiste pour patauger dans la science, que ce soit dans la sociologie et l'économie; mais qu'il ne s'évade pas de cette inestimable « vraie vie ». Le mieux serait encore de ne laisser pénétrer en lui aucune science, mais de lui donner cette impression générale que tout ce qu'il a pu saisir dans la lecture ou la conversation est « le résultat des méthodes modernes d'investigation ». Souviens-toi que tu es là pour semer en lui la confusion. Lorsqu'on entend parler certains blancs-becs parmi vous, on pourrait vraiment croire que votre mission est d'enseigner !

Ton oncle affectionné

SCREWTAPE »

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