Les Lettres et les Considérations sur les Romains

Paul Janet
Le plus grand livre du XVIIIe siècle, sans aucun doute, est l'Esprit des lois; et même, dans l'histoire de la science politique, le seul ouvrage qui lui soit comparable (j'ose à peine dire supérieur), pour l'étendue du plan, la richesse des faits, la liberté des investigations et la force des principes, est la Politique d'Aristote. Machiavel avait peut-être autant de profondeur et de sagacité que Montesquieu, mais il connaissait trop peu de faits, et d'ailleurs son esprit corrompu ne lui permettait pas de s'élever jamais bien haut: enfin il n'a pas, au même degré qu'Aristote ou Montesquieu, le don supérieur de la généralisation. Quant à Grotius et Bodin, quelque juste estime qu'on leur doive, il n'entrera jamais, je crois, dans l'esprit de personne, de les comparer, pour la portée des vues et du génie, à l'auteur de l'Esprit des lois.

Nous avons étudié les prédécesseurs de Montesquieu: étudions maintenant, dans Montesquieu lui-même, les antécédents de son oeuvre fondamentale, précédée, comme on sait, par deux livres de génie: les Lettres persanes et la Grandeur et la décadence des Romains 1. Montesquieu entrait dans la politique par deux voies différentes, la satire et l'histoire.

Plus tard, on retrouvera ces deux influences dans le monument définitif de sa pensée.

LES LETTRES PERSANES. — Les Lettres persanes sont très remarquables par le ton de liberté irrespectueuse avec laquelle l'auteur s'exprime à l'égard de toutes tes autorités sociales et religieuses. Ce n'est plus la profonde ironie de Pascal, qui insulte la grandeur tout en l'imposant aux hommes comme nécessaire: c'est le détachement d'un esprit qui voit le vide des vieilles institutions, et commence à en rêver d'autres. Mais que pouvait-il advenir d'une société où les meilleurs et les plus éclairés commençaient déjà à n'être plus dupes de rien? Qu'eût dit Bossuet en entendant parler ainsi du grand roi. «Il préfère un homme qui le déshabille ou qui lui donne la serviette, à un autre qui lui prend des villes ou lui gagne des batailles... On lui a vu donner une petite pension à un homme qui a fui deux lieues, et un bon gouvernement à un autre qui en avait fui quatre... Il y a plus de statues dans son palais que de citoyens dans une grande ville 2.» Écoutons-le maintenant parler du pape: «Le pape est le chef des chrétiens. C'est une vieille idole qu'on encense par habitude 3.» Des parlements: «Les parlements ressemblent à ces grandes ruines que l'on foule aux pieds... Ces grands corps ont suivi le destin des choses humaines; ils ont cédé au temps qui détruit tout, à la corruption des maeurs qui a tout affaibli, à l'autorité suprême qui a tout abattu 4 De la noblesse: «Le corps des laquais est plus respectable en France qu'ailleurs: c'est un séminaire de grands seigneurs. Il remplit le vide des antres états 5.» Des prêtres: «Les dervis ont entre leurs mains presque toutes les richesses de l'État: c'est une société de gens avares qui prennent toujours et ne rendent jamais 6.» Des riches: «À force de mépriser tes riches, on vient enfin à mépriser les richesses.» Des fermiers généraux: «Ceux qui lèvent les tributs nagent au milieu des trésors: parmi eux il y a peu de Tantales 7.» De l'Université: «L'Université est la fille aînée des rois de France, et très aînée; car elle a plus de neuf cents ans; aussi rêve-t-elle quelquefois 8.» Enfin l'abus des pensions et des faveurs royales lui inspire un morceau d'une ironie sanglante, inspirée à la fois par le mépris des cours et par l'amour du peuple 9.

Cet esprit de satire et d'ironie dans ce qu'il a ici d'excessif tient sans doute à la jeunesse; car Montesquieu nous a appris plus tard «qu'il n'avait pas l'esprit désapprobateur». Mais quelques-unes des idées des Lettres persanes subsisteront et se retrouveront dans l'Esprit des lois. L'une des plus importantes, c'est l'effroi du despotisme, et le sentiment des vices de cette forme de gouvernement. Il voit déjà la pente qui entraîne les monarchies européennes vers le despostime: «La plupart des gouvernements d'Europe, dit-il, sont monarchiques, ou plutôt sont ainsi appelés; car ,je ne sais pas s'il y en a jamais eu véritablement de tels. Au moins est-il difficile qu'ils aient subsisté longtemps dans leur pureté. C'est un état violent qui dégénère toujours en despotisme ou en république. La puissance ne peut jamais être également partagée entre le prince et le peuple. L'équilibre est trop difficile à garder 10.» A cette époque Montesquieu n'est pas encore frappé du mécanisme gouvernemental par lequel les Anglais ont essayé de trouver un moyen terme entre le despotisme et la république; il ne connaissait encore que les institutions de la monarchie traditionnelle et aristocratique, antérieures à Richelieu; mais déjà il avait remarqué le caractère niveleur de cette autorité «qui avait tout abattu;» déjà il pressentait, comme il le dira plus tard dans l'Esprit des lois, qu'elle tendait soit au despotisme, soit à l'État populaire. Déjà aussi il avait ce don remarquable de saisir dans un fait particulier et précis toute une série de causes et d'effets. C'est ainsi que l'invention des bombes lui parait être une des causes qui ont amené en Europe la monarchie absolue. «Ce fut un prétexte pour eux d'entrenir de gros corps de troupes réglées, avec lesquelles ils ont dans la suite opprimé leurs sujets 11.

Néanmoins Montesquieu a très bien saisi la différence des monarchies européennes et des monarchies asiatiques 12. Il montre admirablement comment le pouvoir des monarques européens est en réalité plus grand que celui des despotes asiatiques, précisément parce qu'il est plus limité 13.

Mais déjà on voit poindre dans Montesquieu le goût d'un autre état politique que celui de la monarchie absolue. Déjà la liberté anglaise exerce évidemment un grand prestige sur son esprit. Il parle, non sans admiration secrète, «de l'humeur impatiente des Anglais qui ne laissent guère à leur roi le temps d'appesantir son autorité;» et qui, se trouvant les plus forts contre un de leurs rois, ont déclaré «que c'était un crime de lèse-majesté à un prince de faire la guerre à ses sujets.» Il ne saisit pas bien encore les ressorts du gouvernement anglais, qu'il découvrira plus tard avec une merveilleuse profondeur; mais il est frappé du spectacle étrange qu'offre à ses yeux un pays «où l'on voit la liberté sortir sans cesse des feux de la discorde et de la sédition; le prince toujours chancelant sur un trône inébranlable; une nation impatiente, sage dans sa fureur même.» À côté de ce noble tableau, Montesquieu en ajoute d'autres, tous favorables aux républiques: «Cette république de Hollande, si respectée en Europe, si formidable en Asie, où ses négociants, voient tant de rois prosternés devant eux;»... «la Suisse, qui est l'image de la liberté». Il fait remarquer que la Hollande et la Suisse, qui sont «les deux pays les plus mauvais de l'Europe, sont cependant les plus peuplés». La supériorité morale des républiques éclate enfin dans ces paroles: «Le sanctuaire de l'honneur, de la réputation et de la vertu, semble être établi dans les républiques, et dans les pays où l'on peut prononcer le mot de patrie. À Rome, à Athènes, à Lacédémone, l'honneur payait seul les services les plus signalés 14

Cette analyse suffira pour faire saisir dans les Lettres persanes la première origine des idées politiques de Montesquieu. Les autres analogies et affinités seront indiquées plus loin dans l'analyse même de l'Esprit des lois. Du satiriste passons maintenant à l'historien, et relevons dans l'admirable écrit sur. les Causes de la grandeur et de la décadence des Romains (1734) les vues générales qui s'y rapportent à la politique.

CONSIDÉRATIONS SUR LES ROMAINS. — L'ouvrage de Montesquieu peut être rapproché de celui de Macihavel; c'est de part et d'autre une philosophie de l'histoire romaine. Mais le livre de Montesquieu est beaucoup plus historique; celui de Machiavel plus politique. Les Discours sur Tite-Live sont un manuel de politique pratique; les Considérations sont une recherche des lois générales de l'histoire. On y trouvera donc nécessairement moins de principes politiques. En outre la politique de Montesquieu différera de celle de Machiavel non seulement par la hauteur morale, mais par l'esprit. La politique de Machiavel est tout empirique: celle de Montesquieu est plus scientifique: l'un et l'autre s'appuient sur l'histoire; mais l'un pour y trouver des exemples et des moyens d'action, l'autre pour y trouver des lois et des raisons. L'une ressemble plus à la mécanique pratique, l'autre à la mécanique abstraite, toutes deux étant néanmoins fondées sur l'expérience.

Ce caractère scientifique, qui fera la grandeur de l'Esprit des lois, est déjà sensible clans les Considérations sur les Romains. Il y montre admirablement comment un État aristocratique tend toujours à devenir populaire, de même qu'il indiquait déjà dans les Lettres persanes et accusera davantage encore dans l'Esprit des lois la tendance de la monarchie à devenir despotique. On voit comment les patriciens, pour s'affranchir des rois, furent obligés de donner au peuple «un amour immodéré de la liberté»; comment le peuple s'aperçut que «cette liberté dont on voulait lui donner tant d'amour, il ne l'avait pas»; comment les sujets d'un roi sont moins dévorés d'envie que ceux qui obéissent aux grands: «c'est pourquoi on a vu de tout temps le peuple détester les sénateurs»; comment «par une maladie éternelle des hommes, les plébéiens, qui avaient obtenu des tribuns pour se défendre, s'en servent pour attaquer»; comment enfin, pendant plusieurs siècles, la constitution fut admirable, «en ce que tout abus de pouvoir y pouvait toujours être corrigé», d'où cette loi admirable, relevée par Montesquieu, «qu'un pays libre, c'est-à-dire toujours agité, ne saurait se maintenir s'il n'est, par ses propres lois, capable de correction 15 ».

On voit que le gouvernement anglais est déjà devenu pour lui l'objet d'un examen plus attentif; car il le cite, précisément à l'appui de la loi précédente, comme étant toujours capable de correction: «Le gouvernement d'Angleterre est plus sage, parce qu'il y a un corps qui l'examine continuellement, et qui s'examine continuellement lui-même; et telles sont ses erreurs, qu'elles ne sont jamais longues, et que par l'esprit d'attention qu'elles donnent à la nation, elles sont souvent utiles 16

Déjà aussi voyons-nous apparaître en germe dans les Considérations le principe de la séparation des pouvoirs: «Les lois de Rome avaient sagement divisé la puissance publique en un grand nombre de magistratures qui se soutenaient, s'arrêtaient, et se tempéraient l'une l'autre 17

Une des plus belles pensées de Montesquieu, et des plus vérifiées par l'expérience, c'est la nécessité des divisions, c'est-à-dire des partis dans les États libres; il n'est nullement effrayé de ces divisions, et il y voit le signe d'une vraie vie politique, tandis que la paix apparente du despotisme n'est qu'une mort lente: c'est, dira-t-il plus tard dans l'Esprit des lois, «le silence d'une ville que l'ennemi vient d'occuper».

Aussi pour lui la lutte des plébéiens et des patriciens n'est point du tout, comme l'ont pensé tous les auteurs, la cause de la perte de la république. Cette vraie cause, ce fut la grandeur exagérée de la ville et de l'empire. Ces divisions au contraire étaient nécessaires à Rome: «Demander à un État libre des gens hardis dans la guerre et timides dans la paix, c'est vouloir des choses impossibles; et, pour règle générale, toutes les fois qu'on verra tout le monde tranquille dans un État qui se donne le nom de république, on peut être assuré que la liberté n'y est pas 18. »

Ce n'est pas, bien entendu, que Montesquieu soit un partisan de l'anarchie et un ennemi de l'ordre: personne ne le supposera: il n'entend parler bien évidemment que des divisions pacifiques, tout au plus de ces retraites volontaires du peuple qui amenaient les nobles à composition sans effusion de sang. Ce qu'il combattait, c'était l'ordre mensonger des États despotiques, sous l'apparence duquel «il y a toujours une division réelle... et si l'on y voit de l'union, ce ne sont pas des citoyens qui sont amis, mais des corps ensevelis les uns auprès des autres.»

On ne saurait assez dire à quel point Montesquieu a détesté le despotisme: rien de plus étrange que cette passion chez un homme né dans les rangs privilégiés, et après tout sous un gouvernement assez doux; il déteste non seulement le despotisme odieux des monarques asiatiques ou des Césars romains, mais ce despotisme tempéré et régulier, tel qu'Auguste avait essayé de l'établir. «Auguste, dit-il, établit l'ordre, c'est-à-dire une servitude durable; car dans un État libre où l'on vient d'usurper la souveraineté, on appelle règle tout ce qui peut fonder l'autorité sans bornes d'un seul, et on appelle trouble, dissension, mauvais gouvernement tout ce qui peut maintenir l'honnête liberté des sujets» 19.


Notes
1. Les Lettres persanes sont de 1721; les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence sont de 1734; l'Esprit des lois de 1748, p. 438. Voir Louis Vian, Montesquieu, sa vie et ses œuvres d'après des documents nouveaux et inédits; et Caro, la Fin du XVIIIe siècle, vol. 1, c. II.
2. Lettre XXXVIII.
3. Lettre XXIX.
4. Lettre XCII.
5. Lettre XCVIII.
6. Lettre CXVII.
7. Lettre XCVIII.
8. Lettre CIX.
9. Voir la lettre CXXIV tout entière: «Ordonnons... que tout labou-reur ayant cinq enfants retranchera journellement la cinquième par-tie du pain qu'il leur donne,» etc.
10. Lettre CII.
11. Lettre CV.
12. L'influence des Voyages en Perse de Chardin, alors dans toute leur nouveauté, sur l'esprit de Montesquieu m'a été signalée par le regrettable M. Gandar, mon collègue à la Sorbonne. Ce fait nous explique la préoccupation qu'a toujours eue Montesquieu des monarchies asiatiques, et la raison qui lui a fait choisir des Per-sans pour ses héros.
13. Lettre CV.
14. Lettre LXXXIX. On voit par ce passage que Montesquieu ne distinguait pas encore, comme il l'a fait plus tard, l'honneur et la vertu. Ce passage suffit à montrer ce qu'il y a d'artificiel dans sa théorie des trois principes. L'origine de la théorie de l'honneur, comme principe monarchique, se trouve dans la lettre suivante, XC.
15. Considérations, VIII.
16. Ibid., ibid.
17. Considérations, XI.
18. Ibid., IX.
19. Considérations, XIII.

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