Le colloque des morts
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Le Poète
I
 Les compagnons deviennent rares.
Ô chers témoins du souvenir,
Qu'est le destin qui nous sépare
Et saura-t-il nous réunir?
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Je ne peux plus, même à voix basse,
Implorer, de ces mots fervents
Que sut tout homme de ma race,
La charité d'un Dieu vivant
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Et nos augustes conseillères
Les grandes lois de l'Être font,
Immobiles dans leur lumière,
Un silence qui me confond,
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Mais toutes choses sont permises
Que le Tyran ne défend point:
Rien n'apparaît qui m'interdise
De rêver votre vie au loin.
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II
Ô vous, ô vous, personnes blanches,
Pures des maux déjà soufferts,
Je vous distingue sous les branches
Du clos de myrte toujours vert.
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Le long des souples asphodèles
S'éveillent de grands yeux surpris,
Je reconnais mes coeurs fidèles
Dans l'entrelas du tamaris.
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Vous n'êtes pas les formes vaines
Qu'une pensée en deuil revoit:
Que la présence soit certaine,
Que le bonheur aussi le soit!
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- Vous êtes là , je veux entendre
Cette houle de votre sang,
Ce battement sonore et tendre
Qui nous consterne en faiblissant.
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Vous revivez tels que vous fûtes
À la fleur de vos mouvements
Dans le rayon de la minute
Où vous étiez parfaitement.
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Esprits vêtus de chair ignée,
Souverains maîtres d'un beau corps,
Celui qu'usèrent les années
Dans le caveau repose et dort.
Â
III
Il a suffit d'une parcelle
Rayonnante de votre coeur
Qui, par les routes immortelles,
Choisit son vol vers les hauteurs.
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Elle a laissé terres et lunes
Au même point qui s'effaçait,
L'orbite immense de Neptune
Loin d'elle s'évanouissait,
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Elle a traversé dans sa course
La zone où brûlent le Lion
Le Sagittaire, les deux Ourses
Et l'énigmatique Orion,
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Elle a cueilli de sphère en sphère,
Comme de trésor en trésor,
Ce qui manquait à sa matière,
Ce qu'il fallait à son essor:
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Pour renflammer les énergies
D'un vouloir âpre et combattu,
Broyant les herbes de magie
Avec les pierres de vertu,
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Du vent de toutes les prières
Gonflant la toile de ses voeux
Et, par l'horreur du flot stellaire,
Recommandée à tous les dieux,
Â
Elle a cherché, trouvé, que dis-je?
Elle a peut-être fait jaillir
Des puits d'abîme et de vertige
Cette étoile de son désir.
Â
IV
L'âme
- Vous m'attendiez, mes soeurs; mes frères,
Ô chères têtes, coeurs vibrants!
Des solitudes de la terre
Je me suis sauvée en courant.
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Rassasiée, insatiable,
J'aimais tout, je ne voulais rien.
Ô vanité du grain de sable
Qui n'ignora que son vrai bien
Â
Mais votre deuil en sa plainte
De regrets répandus trop tard,
Ce grand passé mort dans l'enceinte
Ne se franchit que du regard,
Â
Tous ces points vifs de nos blessures,
Comme de membres amputés
Font reconnaître la nature
De la profonde humanité!
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Plus que l'amour la mort est sage,
L'épreuve immense seule instruit,
Mais les lumières d'un orage
Auraient pu dissiper ma nuit:
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Souviens-toi, nous lisions ensemble,
Toi ce beau livre, et moi tes yeux.
Ta voix frémit, ma bouche tremble,
Tu fleuris du baiser de feu,
Â
Je voulus te louer: - Brillante!
Le bonheur me chassait de moi
Et la parole défaillante
Cria, sanglota, j'étais toi!
Â
V
Ce qui n'était que la merveille
Des rares fêtes de l'amour
Devient, quand l'âme se réveille,
Son pain doré de chaque jour.
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Elle voit à l'oeil nu les fibres
Qui de son coeur aux autres vont,
L'attachement, qui nous rend libre,
À l'ombilic dont nous vivons:
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Quelque avenir qu'elle imagine,
Tout ce qu'elle est, tout ce qu'elle a
Dit le baiser de l'origine
Qui la conçut et l'appela,
Â
Les millénaires sympathies
De milliers d'êtres confondus,
La même ivresse ressentie
Par tant de couples éperdus:
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Âmes sans nombre qui s'aimèrent,
Elles s'aiment en nous toujours,
Brûlant l'autel où s'allumèrent
Nos amitiés et nos amours!
Â
Comme, au déclin de ses beaux membres,
Le saint oiseau se couche et meurt
Sur le charbon de myrrhe et d'ambre
Où renaît toute sa vigueur,
Â
Ainsi tu es, je suis, nous sommes
Les cendres vives d'un foyer
Où sans attendre l'âge d'homme
Tout recommence à flamboyer,
Â
Les feux sacrés rouvrent leur aile:
Sans rien admettre, quelle foi
Souleva ma jeunesse et quelle
Frénésie à sortir de soi!
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Qu'est-ce donc qui tordit ces flammes
Et les rebrousse contre nous?
Qui met la guerre entre les âmes
Et divisa ce coeur jaloux?
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- Ô Déesse génératrice
Des hommes et des animaux,
L'ordre est voulu par ta justice
De mesurer aux biens les maux.
Â
Par toi s'élèvent de l'écume
Les miracles de la beauté,
En toi ruisselle l'amertume
De la parfaite volupté.
Â
Tu nous décernes les couronnes
De l'amoureuse et de l'ami
Et tes oublis nous abandonnent
Aux vengeances de l'ennemi.
Â
Ta douce loi dans nos entrailles
Honore le visage humain:
Ô déité des funérailles,
L'homme vit l'épée à la main.
Â
Ce favori de Prométhée
À ton sourire eut une part:
Baise sa face ensanglantée
À l'embrasure du rempart!
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Nous étions nés pour nous suspendre
À la guirlande du désir:
Le bien gagné reste à défendre,
Le nécessaire à conquérir.
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Ta vie en fleur offrit sa rose
À ceux en qui l'amour a lui:
Hélas! d'aimer la moindre chose
Je meurs de haine jour et nuit!
Â
VI
Le choeur des âmes
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- Ne parle plus de ces choses,
Hors desquelles tu bondis,
Fugitive qui te poses
Au bord de nos paradis,
Â
Voyageuse qu'ont lassée
Les flots de haine et d'amour,
Beaux yeux de biche blessée
Ouverts et clos tour à tour,
Â
Frémissante créature,
Air et foudre, neige et feu,
Qui gonflas ta veine impure
Du désir des demi-dieux,
Â
La lumière qui t'inonde,
Ô grain d'ombre qui vécus,
T'ouvre enfin le seuil d'un monde
Où l'esprit n'est pas vaincu!
Â
Regarde, rien ne s'oppose
Au passage de nos coeurs,
Nos voeux, entends, se composent
À leur place dans le choeur,
Â
C'est en fait des réticences
Qui gémirent dans ta voix,
Ni parole ni silence
Ne trahissent plus ta foi,
Â
Aucun doute ne résiste
Aux splendeurs, aux puretés
Du rayon que tes vieux Mystes
Sans le connaître ont chanté,
Â
Éternelle, Universelle,
Sans aller et sans venir,
Tu peux replier les ailes
Qui soutinrent ton désir:
Â
Au plus chaud d'une tendresse
Qui ne se démente plus,
Vois quel mode d'allégresse
Choisira ton coeur élu,
Â
Au penchant de nos prairies
Cent et mille ne font qu'un,
Unanime rêverie
Des volutes d'un parfum,
Â
Volupté, béatitude
Qui devancent le soupir,
Idéale plénitude
Qu'il suffise de sentir!
Â
Mais, suivant des destinées
Plus puissantes que la mort,
Même ici, l'âme bien née
Veut l'amour et veut l'effort.
Â
Laissons errer une troupe
Dont les voeux sont indistincts,
Laissons fumer une coupe
Aux nuages incertains,
Â
Laissons fuir et se répandre
Leur désir illimité:
Vers nous seul nous pouvons tendre,
Combles de félicité!
Â
VII
Le Poète
- Quel sens humain recevront ces paroles?
Je ne les dis qu'aux amis anciens
Que j'ai connus sur les bancs de l'école:
Entre eux et moi la Mort est un lien.
Â
Compagnons de lointaine adolescence,
Dîtes nous s'il vous souvient comme à moi
De ces beaux soirs de haute incandescence
Où nous offensâmes la loi des lois?
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Jamais dans ses longs adieux à la terre
De la cime enflammée où bat son coeur,
Le soleil n'avait laissé son mystère
Développer cette amère splendeur.
Â
Le globe en feu sur les parvis des ondes
Ouvrait l'ample chemin de pourpre et d'or
Où, pèlerins de la beauté du monde,
Couraient nos yeux comme un navire au port
Â
Et nous buvions la topaze brûlée,
Nous nous gorgions de ce rubis sanglant,
Aussi longtemps que sa flamme exhalée
Auréola l'éphémère semblant.
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Sainte beauté qui doit être immortelle,
L'heure des dieux ne se consomme pas:
Comment, clarté victorieuse, est-elle
Précipitée à de nouveaux combats?
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Nous le demandions au roi de l'Espace:
- Ô mon Dieu, ce n'est pas toi qui nous fuis,
Mais la Planète où nos figures passent
Qui nous emporte au-devant de la nuit!
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Livide hostie offerte à l'arche sombre
Qu'épanouit le ciel oriental,
Je suis lié dans les chaînes de l'ombre,
Je suis traîné sous le porche fatal.
Â
Ô toi que nous appelions Terre-Mère,
D'où vient ton vol contraire à mon amour?
Je suis né, je suis fait pour la lumière,
Accorde-moi d'éterniser le jour.
Â
Tu le feras si ton coeur est le même
Qui Prométhée, Icare et Dedalus
A consumé de l'éternel problème
D'une clarté qui ne s'éteigne plus!
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Tant de héros qu'engloutit ton abîme
L'ont reconnu, mesuré peu à peu!
Chaque sillon de la chute sublime
Nous approcha des semences du Feu.
Â
Déjà , le Nombre asservi sait résoudre
Au vol du Temps l'Espace illimité:
Tu nous donnas les chevaux de la foudre,
J'attelle un char à leur galop dompté
Â
Et, si tu veux, ô bénigne déesse,
À mes genoux, de tes flancs, va sortir
L'heureux Quadrige égalant ta vitesse
Pour la contredire et l'anéantir!
Â
Tu presseras la fuite de ta roue:
Ma merveille d'art mortel obtiendra
De regagner du côté de sa proue
Ce que ta poupe immortelle perdra.
Â
Je fend ton air, effleure ton écorce,
Tes mers, tes monts enfuis derrières moi,
Et m'affranchis, esprit devenu force;
De la fureur du céleste charroi:
Â
Ô jours, ô nuits, ô cadences des heures,
Et vain conflit de leurs signes ardents!
Dans l'immobile infini tout demeure
Si j'ai cinglé d'aurore en occident.
Â
Hôte et nocher de la pompe que l'astre
Accumulait à ce ponant vermeil,
Comme amarré sur un fauve pilastre,
J'aurais jeté l'ancre dans le soleil!
Â
- Équilibré dans la clarté profonde
Qui nous sauvât des nocturnes horreurs,
J'ai renversé la manoeuvre du monde
Et l'ai soumise à la loi de mon coeur:
Â
Reine du coeur, immuable Hespéride,
Purifiés de l'étoile du soir
L'air et la mer ont effacé leurs rides:
Toujours t'entendre et sans cesse te voir!
Â
Monte avec moi sur la nef magnifique:
Le saint flambeau qui ne se couche plus
Dore à jamais une seconde unique
D'espoirs comblés et de voeux résolus!
Â
Comme les jours, les saisons, les années
Epargneront leur offense à nos corps,
Nous abordons à l'île fortunée
Où des vivants se sont ri de la mort...