Féodalités d'argent

Marc Chevrier
Le problème du capitalisme compétitif et performant est que certains travaillent trop tandis que d'autres sont oisifs, pleins de ressentiment.
Ces prophéties de fin de millénaire n'effraieront sans doute personne: Internet et la téléphonie par satellite nous ramèneront-ils aux temps héroïques de Richard Coeur de Lion et de Charlemagne? En apparence, les nouvelles inventions de la technologie, comme le triomphe actuel du capitalisme sur la planète, laissent plutôt entrevoir la promesse d'un monde uni, cosmopolite, pacifié par le commerce et les échanges entre les nations, vouant un triple culte au rationnel, à l'efficace et à l'instantané.

D'autres prophètes encore prétendent que le capitalisme mondial bute sur la résistance de forces obscures et irrationnelles, ces nationalistes qui s'accrochent à leur terroir et à leur patrie, ces fondamentalistes religieux qui sacrifient la paix, la prospérité et la vie à la pureté d'une foi ou à un Dieu vengeur. D'un côté, l'assurance, l'ouverture d'esprit et l'oeil froid de ces hommes en complet Hugo Boss et de ces femmes en tailleur Chanel, qui volent de capitale en capitale, le portable ou le cellulaire à la main, grands consommateurs de logiciels et de chiffres le jour, amateurs de cuisine exotique et de World Music la nuit. De l'autre, des hommes à barbe qui posent des bombes, des femmes voilées, des agiteurs de drapeau et des croisés de la langue. C'est McWorld contre Jihad, opposition que le politologue américain Benjamin Barber a popularisée dans l'un de ses livres.

Ce qui est agaçant dans ce genre d'analyse, c'est qu'on ne cesse de dépeindre le capitalisme d'aujourd'hui comme un système dépassionné, dominé par la raison et le calcul, régi par les seules libertés individuelles. Comme si la passion, la servitude et la violence lui étaient tout à fait étrangères. Signe des temps: une des plus grandes injures qu'un apôtre du libéralisme puisse faire à des citoyens attachés à leur culture nationale est de les accuser de tribalisme. Résister à McWorld, c'est se rabaisser au niveau du primitif, qui se définit par ses racines. Cette accusation, les médias du Canada anglais aiment bien la lancer aux Québécois; c'est même devenu le poncif d'une certaine presse. Les médias américains en infligent aussi de temps à autres aux Français, ces Gaulois têtus qui invoquent la nation ou la culture contre la liberté de commerce prônée par Wall Street et Hollywood.

Mais le capitalisme est-il si rationnel qu'on le dépeint? Nul besoin d'être prix Nobel d'économie pour s'apercevoir que les fluctuations de la bourse ou de la monnaie suivent les mouvements de panique, les rumeurs et les appréhensions erronées. Les économistes eux-mêmes, dont la discipline est fondée sur le postulat que les hommes font des choix rationnels, commencent à admettre qu'il n'en est pas toujours ainsi. L'émotion, le poids des habitudes et les caprices pèsent dans les décisions des chefs d'entreprise et des consommateurs. Le plus paradoxal dans le capitalisme d'aujourd'hui n'est pas tant la découverte que nous sommes des êtres de passion et de raison - constat plutôt banal - que le fait que ce système entretient lui-même nombre de servitudes, des rapports de loyauté qui ont quelque chose de féodal.

Bien sûr, dans le libre marché, personne n'est corvéable à merci, personne n'est le serf d'un seigneur; les contrats de travail sont volontaires. Regardons autour de nous. Claire est une femme fort occupée. Gestionnaire dans une grande entreprise, elle élève deux enfants avec un mari aussi accaparé qu'elle par le travail. Pas question d'abuser des congés de maternité ou de paternité. Concurrence oblige. Néanmoins, Claire n'arrive pas à reprendre son souffle: pas assez de temps à elle, ni pour son mari, ni pour une vie sociale en dehors de l'entreprise. Yan jubilait au sortir d'une école de commerce américaine; frais détenteur d'un MBA, il voyait s'ouvrir à lui de grandes carrières. Une firme internationale vient de le recruter. On lui a déroulé le tapis rouge: gros salaire, voyages, avantages de toutes sortes. Aujourd'hui, Yan a des doutes. Son entreprise est vorace, tellement, qu'il faut se donner à elle, corps et âme, renoncer à toute vie en dehors d'elle. C'est comme entrer en sacerdoce. L'entreprise de Sébastien adore ses employés, au point de leur prêter de l'argent pour qu'ils s'achètent une maison. Forts de cette aide, Sébastien et sa femme ont acheté la maison de leurs rêves. Voilà que Sébastien regrette cet achat: il est endetté jusqu'au cou. Son entreprise a été plus maligne que lui: elle le tient en laisse. La crainte d'être licencié et le surmenage usent ses résistances. Après vingt-cinq années de loyaux services à son entreprise, Esposito, mécanicien hors pair, vient de recevoir par la poste l'annonce de son licenciement. Tout ce travail pour apprendre un jour que vous n'êtes qu'un pion. Motif de ce licenciement: rationalisation des effectifs, nécessaires gains de productivité. Foutaise que tout cela, se dit Esposito. Jamais l'entreprise n'a fait autant de profits. À vrai dire, un fonds d'investissement américain est devenu actionnaire de l'entreprise et a exigé dès son entrée au conseil d'administration des rendements supérieurs pour les actionnaires.

Qu'ont en commun ces situations fictives, qui collent toutefois à une certaine réalité? Nombre d'hommes et de femmes aujourd'hui remettent leur sort dans des entreprises qui, non seulement leur en demandent beaucoup, mais ne leur laissent ni la liberté d'exister en dehors d'elles, ni la certitude de compter pour quelque chose parmi elles. Le travail procure argent, statut social, satisfaction de s'accomplir par une activité utile. Cependant, s'il délivre, il peut enchaîner aussi. On le voit au fait que cette activité essentielle, dont chaque homme devrait pouvoir tirer sa fierté et son bien, dépend de grandes variables abstraites, telles l'inflation, le chômage, les taux d'intérêt, la monnaie, et tant d'autres de ces indicateurs ou agrégats auxquels sont suspendus la richesse des uns, l'occupation ou le désoeuvrement des autres. On le voit aussi parce qu'il est plus important aujourd'hui d'avoir un compte de banque bien garni et une carte de guichet automatique que d'avoir le droit de vote, dont on peut bien se passer, comme nous le disent tous les abstentionnistes aux élections. Le passeport monétaire importe plus que la citoyenneté politique. Ensuite, les personnes se définissent de plus en plus par leur identité corporative, tandis que l'autorité et l'intervention des États déclinent. Dans le même mouvement, les entreprises s'évertuent à cultiver la loyauté de leurs clients et de leurs employés, utilisant toutes les techniques du marketing et de la psychologie pour se les attacher. De plus, la richesse des nations et le travail des personnes dépendent de plus en plus de ces immenses fiefs monétaires que sont les multinationales, les caisses de retraite et les mutual funds multimilliardaires, qui déplacent leur avoirs et leurs ressources d'un instant, comme d'un pays, à l'autre. Dirigés par de lointains seigneurs qui se cooptent et se parent de trophées d'argent, bonus et blocs d'actions, ces fiefs mènent des combats de titans: rachat, fusion, concurrence déloyale, rationalisation draconienne, attaque spéculative sur la monnaie ou sur les titres en bourse, etc. Pendant que, survolant les mers dans leur char ailé capitonné de cuir, les grands seigneurs s'affrontent au tournoi de la richesse mondiale, les serfs besognent au champ.

Jadis, les esclaves avaient des maîtres en chair et en os, dont ils pouvaient aimer, redouter ou haïr le sourire narquois, ou la voix glacée. Ils leur étaient attachés à vie et à mort, à ces hommes dont la richesse résidait dans la possession de seigneuries ou de latifundia. Comme tout a changé depuis. Le savoir fait la fortune, le travail — comme l'amour d'ailleurs — est devenu volontaire et passager, malléable à merci. L'esclave d'aujourd'hui est l'homme qui désespère de donner un visage à son maître, lequel n'a ni yeux, ni oreilles, ni même plus d'empreinte de papier!

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