Étymologie du mot «camée»

Gotthold Ephraim Lessing
Il va de soi que je n’étends pas aux camées proprement dits la critique que contient ma précédente lettre.

Vous me demanderez ce que j’entends par camées proprement dits? Ce sont certaines pierres gravées en relief, qui seule devraient porter ce nom. Je sais bien qu’on appelle maintenant camée toute pierre gravée en relief. Mais je sais aussi que cela ne s’est pas toujours fait et que nous ne devrions pas le faire aujourd’hui, si nous voulions employer le terme propre et précis.

On appelle proprement camée une pierre gravée en relief, qui a deux couches de différentes couleurs, dont l’une est devenue la figure en relief et dont l’autre a servi de fond. Boot confirme ma définition: « Lorsque l’une des couches, dit-il, est gravée et que l’autre est réservée pour le fond, les graveurs appellent cet ouvrage camehuja ou camée, que ce soit un onyx ou une sardoine. L’artiste peut choisir indifféremment l’une de ces deux couches pour faire la figure, que ce soit la couche claire ou la couche foncée; mais s’il est libre de choisir, il préférera sans doute celle dont la couleur se prête et convient le plus à la figure; si, par exemple, il doit tailler une tête de nègre dans un onyx, qui présente une couche noire et une couche blanche de même hauteur, il serait évidemment absurde de prendre la blanche pour la tête, et la noire pour le fond. Dans ce cas il est forcé de suivre la couleur, parce qu’il peut la suivre, sans faire la moindre violence à son art, et vous voyez bien que je n’ai pas voulu parler de cette tendance du graveur à imiter la peinture. »

Au reste, peu m’importe que le terme reçu aujourd’hui subsiste et qu’on appelle camée toute pierre gravée en relief quoique celles d’une couleur ne doivent pas porter ce nom. Mais le mot camée lui-même? – Je vous avoue mon faible; il me suffit rarement de connaître un objet et de savoir comment on le nomme; je voudrais très-souvent aussi savoir pourquoi on le nomme ainsi et non pas autrement. Bref, je suis l’un des étymologistes les plus résolus, et quelque ridicules que puissent paraître à beaucoup de personnes les recherches étymologiques, quelque insignifiantes qu’elles me semblent à moi-même en comparaison de l’étude des choses, j’en suis néanmoins un amateur passionné. L’esprit, en s’y adonnant, se livre à une activité si nonchalante; il est si occupé et en même temps si calme, que je ne puis me figurer de travail plus voluptueux pour un curieux qui aime ses aises. On se flatte de faire des recherches, sans penser à la valeur de ce qu’on cherche; on se réjouit d’avoir trouvé, sans se dire avec humeur que c’est un rien qu’on a trouvé péniblement.

Mais on aime aussi à communiquer sa joie; il vous faudra donc me permettre de vous expliquer le mot camée.

Nous autres Allemands modernes, nous avons, sans contredit, emprunté tout simplement notre mot camée à l’italien cameo. Mon examen doit donc porter sur ce mot ou sur le français camayeu, qui lui correspond. Consultons d’abord Ménage à l’article camayeu et pesons les étymologies qui y sont mentionnées. Gaffarel et Huet en font un mot d’origine hébraïque, Ménage lui-même y voit un mot grec.

Gaffarel dit qu’on appelait en français Camayeux des agates avec des figures, et comme on a « des agates ondées, représentant parfaitement de l’eau », les Juifs, qui habitaient depuis longtemps la France et qui faisaient en grande partie le commerce des pierres fines, ont peut-être dérivé le mot de l’hébreu Chemaija qui signifie des eaux célestes, ou d’après le sens propre du mot, de très-belles eaux.

Mais qu’appelle-t-on des agates ondées? Qu’entend-on par des agates qui offrent l’image parfaite de l’eau? Est-ce que ce sont des agates qui sont aussi transparentes que l’eau la plus pure? Ou bien des agates dont les taches chatoyantes ressemblent à des vagues? Les pierres gravées n’étaient-elles donc que de ces agates très-rares? N’y en avait-il pas tout autant et même infiniment plus qui n’avaient aucune ressemblance avec l’eau? Une idée si insipide mérite à peine d’être réfutée sérieusement.

La conjecture de Huet serait encore plus solide. Lui aussi dérivait le mot camayeu de l’hébreu, mais de Kamia, qui désigne un objet qu’on suspend au cou comme préservatif contre le poison et d’autres substances nuisibles, en un mot un(e) amulette. « Car, dit-il, on attribuait de grandes vertus à ces pierres, qui sont empreintes naturellement de quelque figure. » Mais Huet aurait dû savoir que Kamia n’est pas proprement un mot hébreu, mais rabbinique, c’est-à-dire un mot que les Juifs eux-mêmes ont emprunté à une autre langue. Il faut donc se demander quelle est cette langue et ce que signifie ce mot dans la langue à laquelle il a été emprunté.

Ménage nous aurait sans doute renvoyés pour cette raison au grec. Car, dit-il, Camayeu vient de « Kamai », profond, parce que ces pierres étaient gravées en creux. Mais comment? Ce ne sont pas les pierres gravées en creux, mais celles qui sont en relief qu’on appelle surtout Camayeux.

Je ne connais plus d’autre dérivation que celle de « Kauma » que Cerutus cite, je crois, d’après Camille Léonard. « Kauma » signifie embrasement et de là dérive Camae, parce que ces pierres se rencontrent dans des terres sulfureuses et chaudes. Cerutus veut parler des onyx; mais comment prouvera-t-il que de pareilles terres seules produisent des onyx? Supposons qu’il le prouve, comment a-t-on donné le nom de Camée pris dans ce sens aux seuls onyx gravés? Pourquoi méritaient-ils plus que les onyx non gravés d’être appelés d’après l’endroit qui les produit?

Toutes ces fantaisies vous paraîtront encore plus pauvres, si vous les mettez en regard de l’étymologie véritable. Je veux vous dire comment j’y suis arrivé. Les auteurs du XVIe et du XVIIe siècle qui ont écrit sur la minéralogie, m’ont mis sur la voie et vous savez vous-même que les plus anciens et les meilleurs d’entre eux étaient presque tous des Allemands. C’est chez eux que j’ai trouvé l’italien Cameo, le français Camayeu, le latin Camehuja, comme l’écrit Boot, tantôt sous la forme de Gemohuidas, tantôt sous celle de Gammenhü, tantôt sous celle de Gemmahuja, ou même en deux mots : Gemma huja. La conclusion que je devais en tirer est bien claire : c’est que les deux premières syllabes de Camayeu ou de Cameo représentent le latin gemma; toute la difficulté est donc de savoir ce que signifient les deux dernières syllabes dans Camehuja ou Gemmahuja.

On pourrait presque supposer d’après les paroles de Stella que huja est synonyme de l’allemand hoch, c’est-à-dire haut, enflé, plein. Mais qui se laisserait persuader qu’il existe un mot hybride latin-allemand, que les Français et les Italiens nous auraient emprunté? Et pour que vous ne vous escrimiez pas davantage à deviner, je vais en finir et je vous dis que huja n’est que le mot onychia et par conséquent Gemmahuja n’est ni plus ni moins que la forme contractée et mutilée de Gemma onychia. De Gemma onychia on a fait Gemmahuja; de Gemmahuja Camehuja, et de celui-ci Camayeu; de même qu’à son tour Gemmahuja a produit Gammenhü, Cameo, et même selon toute apparence, le rabbinique Kamia.

Je regarde cette étymologie comme tellement évidente par elle-même, que je n’ai pas besoin de chercher d’autres preuves. La principale serait que, depuis Césalpin, tous les auteurs sans exception, qui ont écrit sur la minéralogie, voient dans le Camehuja ou le Cameo non pas une pierre d’une espèces particulière, mais seulement le nom spécial d’une pierre plus connue sous un autre nom, c’est-à-dire de l’onyx. Onyx, Onikel, ou Niccolo, disent-ils tous, tel est le nom de cette pierre, quand elle n’est que polie ou à l’état brut; mais on l’appelle Cameo, quand elle est gravée, et cela de manière que la figure et le fond soient de couleurs différentes. Comme chaque camée est un onyx et que les deux noms désignent la même pierre, pourquoi les deux termes ne seraient-ils pas originairement le même mot, lorsqu’ils peuvent l’être aussi facilement et aussi naturellement que je l’ai démontré?

Avant Césalpin, le Caméhuja passait tantôt pour cette pierre, tantôt pour une autre, tantôt pour une pierre d’une espèce particulière. Mais aurait-on pu se tromper ainsi, si on s’était soucié de l’origine du mot? Apprenez par là, mon ami, à estimer un peu mes chères études étymologiques en général! Ce n’est pas tout à fait sans raison que celui qui comprend bien le mot connaît la chose plus qu’à demi.

Kentmann et peut-être, avant lui, Camille Léonard faisaient du Camehuja une pierre d’une espèce particulière, car la pierre que Léonard appelle Kama, ne peut pas être autre chose que le Cameo ou la gemma onychia, comme cela ressort des caractères qu’il en donne lui-même. Boot a pris ce kama dans le livre de Léonard pour l’ajouter à sa liste des pierres fines inconnues et maintenant vous savez à peu près ce qu’il faut penser de ce Kaman, comme Boot l’écrit. Vous vous figurez à peine quel ordre je pourrais mettre dans cette liste avec mon étymologie.

Stella et Agricola, au contraire, ont fait du Gemmahuja une autre pierre que l’onyx; Stella y a vu le Paeantis des anciens. J’ai dit un peu plus haut à quelle erreur pourraient conduire les mots de Stella que « les Paeantis sont aussi appelés Gemohuidae et qu’on indique par ce nom qu’ils conçoivent et produisent », c’est-à-dire qu’on pourrait trouver dans les deux dernières syllabes de Gemmahuja notre allemand hoch (haut). Mais je puis vous expliquer maintenant avec plus d’exactitude ce que Stella veut dire. Il avait trouvé dans Pline le passage suivant : « Les Paeantis, nommés par quelques-uns Gémonides conçoivent et produisent et sont bons pour les femmes qui accouchent. » Ce Gemonides le frappa; il lui semblait avoir tant de ressemblance avec Gemmahuja, qu’il crut que les deux devaient aussi désigner le même objet; à la fin il forma d’après ce mot son Gemohuidae et ainsi le Gemmahuja devint le Paeantis qui, selon les anciens, est bon pour les femmes qui accouchent, parce qu’il produit lui-même les pierres de son espèce. Mais Hardouin assure avoir trouvé dans tous les manuscrits de Pline Gaeanidas et non Gemonidas; on voit donc combien on peut se fier à une leçon si douteuse. Si Stella avait aussi lui Gaeanidas dans son Pline, le Gemmahuja ne serait jamais devenu le Paeantis.

Aussi cette opinion a déjà été critiquée par Agricola, qui faisait passer le Gemmahuja pour la stéatite; mais son avis va contre l’évidence; sur cent pierres anciennes, gravées tant en relief qu’en creux, on n’en trouvera pas une qui soit aussi argileuse. Car quand même les pierres argileuse sont faciles à graver, les anciens pouvaient d’autant moins s’en servir comme cachets; à moins que… Je reviendrai sur cette conjecture dans un autre endroit.

Parmi les modernes, je ne connais que D. Vogel, dont on puisse dire qu’il fait du Gemmahuja une stéatite, à l’exemple d’Agricola : toutefois, il est peut-être plus équitable d’admettre qu’il a voulu ranger le mot Gemmahuja parmi les différents noms de la stéatite, pour faciliter l’intelligence des livres de ses devanciers, qui admettaient cette classification.

Je veux encore prévenir une petite objection qu’on pourrait opposer à mon explication de Camehuja par gemma onychia. On serait en droit de dire : Pourquoi les anciens auraient-ils exprimé par deux mots ce qu’ils pouvaient dire en deux syllabes? Pourquoi gemma onychia lorsque le mot onyx était plus court? Je réponds : parce que chez les anciens l’onyx n’était pas seulement une pierre fine, mais encore une espèce de marbre et que même cette pierre avait reçu son nom du marbre. On était donc bien obligé de dire gemma onychia ou onychina pour distinguer les deux, dans le cas où une grande partie de la valeur de l’objet dépendait de cette distinction.

Voici encore quelques observations qui sont à peu près aussi importantes que tout le fatras dont j’ai bourré cette lettre.

Si le mot Cameo ou Camayeu a désigné et ne doit désigner qu’une pierre gravée en relief, dont le fond est d’une autre couleur que la figure, et qui sera sans contredit un onyx, parce que parmi les pierres précieuses les onyx seuls ont de ces couleurs régulières et de différentes couleurs, on devinera facilement quel genre de tableaux les Français appellent aussi camayeux, et on comprendra pourquoi ces tableaux on reçu ce nom. On ne les appelle pas ainsi, parce qu’ils imitent le bas-relief, comme Pernety et d’autres se le figurent, car je ne vois pas ce que « Kamai », d’où il dérive ce mot avec Ménage, a de commun avec le bas-relief. On les nomme ainsi parce qu’ils sont peints d’une seule couleur et imitent la gemma onychia gravée. J’ajoute encore cette observation générale que le relief est si peu le caractère du camée, que même des pierres gravées en creux (des onyx, cela va de soi) peuvent et devraient être appelées camées, dès que la couche supérieure, à une seule couleur, a été gravée jusqu’à la couche inférieure, qui est d’une autre couleur, et que le fond offre l’une et la figure l’autre. Il n’y a pas bien longtemps que les Français ont employé de mot Camayeu pour des œuvres en creux et en relief. « Les joailliers et les Lapidaires, écrit Félibien dans son dictionnaire des arts, nomment camayeux les onyx, sardoines et autres pierres taillées en relief ou en creux. » Il aurait seulement dû laisser de côté les mots « et autres pierres taillées »; car on peut ranger tout au plus les sardoines dans cette catégorie, en tant qu’elles étaient comprises par les anciens sous le nom générique d’onyx et qu’elles seules peuvent être travaillées de la même manière.

Cet usage plus ancien et plus étendu du français camayeu explique peut-être pourquoi les auteurs modernes de cette nation préfèrent ce mot pierre camée à camayeu, lorsqu’ils veulent désigner par un mot technique les pierres taillées en relief. Nous autres Allemands, nous ferons bien, dans ce cas du moins, de continuer à nous servir du mot étranger camée, plutôt que de remettre en usage notre vieux Gemmenhü. J’excepte le cas où nous voudrions lui rendre son sens primitif et appeler ainsi non pas toute pierre taillée en relief, mais les pierres gravées soit en relief, soit en creux, lorsque dans ces dernières la figure est d’une autre couleur que la face supérieure. Si nous reprenions l’habitude d’attacher à ce mot son sens originaire, je ne vois pas pourquoi nous n’appellerions pas, comme les Français, Gemmenhü (camayeux) ou tableaux dans le genre Gemmenhü, les tableaux monochromes qui ont un fond d’une autre couleur.

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