Les besoins et le mensonge à soi-même

Jacques Dufresne
Philosophie critique de l'instrumentalisation et de l'expérimentation de l'homme par l'homme et de la dégradation du quotidien en consommation.
Le besoin marque en nous le lieu où s'affrontent la nature et l'opinion. Tantôt il nous traduit, tantôt il nous trahit; et il nous trahit plus souvent qu'il ne nous traduit. Monsieur X croira qu'il est un raté s'il ne peut pas se procurer un skidoo semblable à celui de son voisin. Il acceptera pour se le procurer de continuer à vivre dans un appartement rempli d'objets sans âme. Telle jeune fille, qui est allée souvent au cinéma, s'imagine qu'elle a besoin d'un amour de tel ou tel genre mais, quand on est témoin de ses confidences, on constate que ses sentiments sont beaucoup plus joués que vécus. Telle ménagère fera une dépression si elle n'obtient pas le gadget qu'elle convoite. Elle est persuadée qu'elle deviendra elle-même grâce à ce gadget. Elle se comporte comme si le besoin qu'il détermine en elle était l'expression de son être profond...

Mais comment distinguer le besoin qui nous traduit de celui qui nous trahit? «Il n'est question, dirait Pascal, que d'avoir bonne vue, mais il faut l'avoir bonne». Cette remarque relative à l'esprit de finesse convient à merveille à notre sujet, et ce qui est dit plus loin à propos des principes correspondant à l'esprit de finesse, on peut très bien le dire des besoins: «On les voit a peine, on les sent plutôt qu'on ne les voit». Qu'il s'agisse en effet d'apercevoir en soi-même des besoins d'ordre spirituel ou des besoins d'ordre physique, la raison discursive est de peu d'utilité. À ce niveau de notre rapport avec nous-mêmes, l'intuition est souveraine. Recourir à la réflexion c'est se condamner au mensonge. L'étonnement, la distance par rapport à soi-même, qui marquent le commencement de la réflexion, indiquent en même temps la fin de cette forme particulière de fidélité envers soi-même qui consiste à coïncider avec ses besoins. On n'entre pas en dialogue avec soi-même pour savoir si on a des appétits puissants ou faibles. On ne pèse pas le pour et le contre pour savoir si on a besoin de silence plutôt que de bruit.

Mais là où la vérité n'exige aucun effort de réflexion, le mensonge passe facilement inaperçu. Cela explique une partie de notre malheur: nous mourons ou nous nous dégradons si nous ne connaissons pas nos propres besoins avec certitude, mais il nous est impossible de démontrer, ne fût-ce qu'à nous-mêmes, que nous avons atteint la certitude. Nous ne pouvons recourir à aucun critère objectif. La vérité ici se mesure à la qualité de la faculté qui la cherche: je suis dans le vrai si j'ai la vue bonne, dans l'erreur si je l'ai mauvaise.

Puisqu'il en est ainsi, la seule façon de savoir comment nous pouvons connaître nos besoins est de nous interroger sur les conditions dans lesquelles la faculté d'intuition peut s'épanouir. À ce niveau, la réflexion est non seulement utile mais nécessaire. Nous pouvons affirmer que la faculté d'intuition a besoin de la qualité, et plus précisément de la beauté, comme la plante a besoin de soleil. (Pour pouvoir affirmer une telle chose, nous devons supposer, bien entendu, que la faculté d'intuition a conservé chez la majorité des hommes ce minimum d'existence et de santé grâce auquel il est possible d'affirmer, sans être taxé de dogmatisme, que les hommes normaux, quelles que soient les cultures où ils voient le jour, sont plus beaux que les monstres et qu'un coucher de soleil sur la mer, quel que soit le lieu ou l'époque d'où on le contemple, mérite plus d'attention que le clignotement des feux de circulation à un carrefour quelconque.)

Pour vivre dans la beauté, toutefois, il n'est pas nécessaire de vivre pour elle et par elle. Il serait insensé de prétendre que l'authenticité est réservée aux esthètes et aux romantiques. En précisant que la réflexion n'a aucun rôle à jouer dans la perception des besoins, nous prenions déjà nos distances à l'égard de tous ceux qui ont tendance à identifier la participation à la nature ou à l'art à des extases qui ont toujours le défaut d'être trop conscientes d'elles-mêmes. Quand nous parlons de contact avec la beauté comme d'une condition de l'authenticité, nous ne songeons pas tant à des moments privilégiés, vécus dans des musées ou dans des sites classés, qu'à un commerce familier avec des réalités s'imposant par leur forme et leur signification plutôt que par leur fonction. Nous voudrions être poètes pour pouvoir évoquer cette espèce de conspiration des formes coutumières qui, par leur beauté discrète et silencieuse, nous tirent hors de nous-mêmes et nous révèlent en même temps les régions méconnues de notre être.

«Mon enfant, ma soeur,
Songe à la douceur
D'aller là-bas vivre ensemble!
Aimer à loisir
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble

Tout y parlerait
À l'âme en secret
Sa douce langue natale.»

Charles Baudelaire, Invitation au voyage

Nous ne sommes pas pour nous-mêmes objets de conscience, mais source d'inspiration. L'artiste n'a pas une image précise de la chose qu'il va représenter; il la connaît toutefois suffisamment pour corriger ce qui s'en éloigne dans les esquisses qu'il trace. Nous sommes, par rapport à nous-mêmes dans une situation analogue. Nous ne nous connaissons pas et cependant nous nous connaissons assez pour savoir qu'en posant tel ou tel geste nous ne sommes pas nous-mêmes. Notre être profond ressemble à un absent que nous ne pouvons pas nous représenter, mais dont, néanmoins, nous conservons un souvenir assez vivant pour pouvoir regretter de lui être infidèle.

Encore faut-il que nous ayons l'oeil exercé. Pour pouvoir l'exercer, il faut, comme nous le disions il y a un instant, que nous soyons immergés dans la qualité. La qualité peut prendre la forme d'un bon repas, d'une danse, d'un chant, aussi bien que celle d'un paysage ou d'un ameublement. L'idéal est qu'elle soit assez diversifiée dans ses manifestations pour nous atteindre à tous les moments de notre vie.

Pour entrer dans l'univers de la qualité, il faut que je disparaisse. Une fois que j'y suis entré, ce n'est plus moi qui tiens la balance: les choses se pèsent d'elles-mêmes en moi. Ce sont les grands vins qui goûtent en moi les petits, les beaux vers qui jugent les mauvais. Il suffit que je sois disponible et vigilant. Disponible, pour que les formes les plus pures et les qualités les plus fines puissent m'atteindre; vigilant, pour éviter que ma volonté de me prouver quelque chose à moi-même ne vienne troubler l'effet de la réalité en moi. Aussi paradoxal que cela puisse sembler, c'est cette volonté de se prouver quelque chose, cette intrusion du moi dans ses propres expériences, qui amène la fausseté. Le mensonge à soi-même sous toutes ses formes, qui vont du mimétisme le plus radical à la surenchère affective la plus bénigne, est toujours une réaction du moi contre son propre vide. La vigilance dont nous parlions plus haut consiste précisément à préférer ce vide à toute satisfaction qui ne comporte pas le caractère de nécessité enfermé dans la réalité.

C'est en veillant sur son vide intérieur que l'on se dispose à une plénitude authentique. Si l'on veille bien, la plénitude vient infailliblement. Tous les hommes ont l'occasion de mettre cette règle à l'épreuve parce qu'elle s'applique à nos rapports avec la qualité sous tous ses aspects. On pourrait même aller jusqu'à dire que le gourmand qui s'aviserait de tirer de son expérience culinaire une règle générale de conduite deviendrait l'égal du sage. À force de pratiquer la vigilance, il acquerrait un coup d'oeil de plus en plus sûr, et connaîtrait des joies de plus en plus authentiques. Dans le même mouvement, il se familiariserait avec lui-même. Les facultés qu'il aurait développées au contact de la qualité, en se tournant vers l'intérieur, lui donneraient de ses désirs et de ses besoins une vision de plus en plus nette et de mieux en mieux assurée. Ayant appris dans ses rapports avec le monde à distinguer le réel du factice et de l'imaginaire, il lui serait plus facile de faire en lui-même le partage entre ce qui vient de l'opinion et ce qui coule de source, plus facile donc de résister aux suggestions de la publicité ou de la propagande.

Nul n'a mieux évoqué cet idéal que le «père des poètes», Homère. De tous les modèles qui nous sont proposés, Ulysse est peut-être celui qui incarne le plus parfaitement cette authenticité secrètement désirée par tant de nos contemporains. On peut vraiment dire de lui qu'il est immergé dans la qualité. Il fait un avec la mer. Il l'aime même quand elle fait son malheur. Il épouse ses rythmes quand il raconte les aventures qu'elle lui a fait courir. Il ne dédaigne pas la bonne chère. Il est sensible au charme de Calypso, à la grâce de Nausicaa, à la fidélité de Pénélope. Il est attaché au moindre détail de sa vie présente et passée. Sous son regard émerveillé, les choses se transforment en signes et les signes en souvenirs. Il porte l'univers en lui, et en retour, l'univers le révèle à lui-même. Il est l'homme que l'on reconnaît de loin, parce qu'il se regarde lui-même de très loin, du seul point de vue d'où l'on puisse apercevoir en même temps l'ensemble et le détail de soi-même.

Cette participation est évidemment tempérée chez Ulysse par un sens pratique qui ne se dément jamais. L'amant de Calypso est aussi un constructeur de radeaux. Le fin conteur est aussi un habile stratège. L'homme abandonné, qui sait se fondre dans ce qu'il voit, est aussi l'homme aux mille ruses, qui ne laisse rien au hasard et calcule sans cesse. De là l'impérissable sentiment d'équilibre que l'on éprouve en lisant l'Odyssée. Le miracle dont tout homme désire secrètement être la scène s'accomplit à chaque instant sous nos yeux - l'esprit de finesse et l'esprit de géométrie, les facultés d'analyse et les facultés d'intuition se complètent et se compénètrent, sans qu'on puisse dire ni pourquoi ni comment.

Un tel équilibre à l'intérieur de l'homme suppose toutefois une harmonie profonde entre l'homme et la nature. Ulysse aurait renié Ulysse si, au lieu de considérer le monde comme un modèle digne d'être contemplé parce que mieux ordonné que l'homme, il l'avait considéré comme un moyen, comme un intermédiaire entre ses désirs et leur satisfaction, comme un objet à transformer et à manipuler. Il serait devenu un moderne. Ses facultés d'analyse se seraient développées démesurément par rapport à ses facultés d'intuition. Il aurait conquis la nature, il aurait transformé le rêve en avenir et l'avenir en rêve, mais il aurait perdu le sens du présent et l'intérêt pour la qualité.

Ce portrait banal de l'homo faber est, en un sens, trop flatteur. L'atrophie des facultés d'intuition n'est pas toujours compensée par le développement des facultés d'analyse. Il semble bien plutôt que ces deux facultés ne peuvent se maintenir qu'en se faisant équilibre. «Insensibilité, mère des déraisons!», disait C. Maurras, poète. On observe de fait que, parmi les hommes qui sont enfermés dans un univers fonctionnel, l'astrologie et la magie en général font des progrès plus rapides que l'esprit scientifique. Ulysse est beaucoup plus cartésien que la plupart des descendants de Descartes.

Il n'en demeure pas moins que l'élimination du qualitatif au profit du fonctionnel demeure la caractéristique principale de notre civilisation. Le héros contemporain, reproduit à des millions d'exemplaires, c'est l'homme qui songe plus à son avenir qu'à lui-même, qui n'a la conscience en paix que lorsqu'il travaille, et qui travaille encore même quand il est seul avec lui-même. Ne pouvant plus rester en attente devant la présence des choses et des êtres, il ne peut plus demeurer à l'écoute de ses voix intérieures; il les modifie avant de les entendre...

Notre rapport avec nous-mêmes est à l'image de notre rapport avec le monde. Nous ne pouvons pas considérer le monde comme une chose à transformer sans être amenés à nous considérer nous-mêmes d'une façon identique. Mais ce faisant, nous nous condamnons à être de plus en plus étrangers à nous-mêmes. Le «Petit Prince» dirait: «L'homme qui ne voit dans la rose que la promesse d'une satisfaction future, comment pourrait-il voir en lui-même autre chose que l'instrument de cette satisfaction?»

Il faut revenir à ces lieux communs pour donner un sens précis, non équivoque, à la critique que l'on peut faire de la société de consommation. On découvre grâce à eux que la cause du mal que l'on dénonce réside dans un projet fondamental auquel tous les hommes d'aujourd'hui adhèrent et que, par suite, il est dérisoire de s'attaquer à un système plutôt qu'à un autre. Et de fait, on a, d'un côté, recours à la propagande, de l'autre, à la publicité; mais l'objectif est le même: accroître la production. Quant aux inconvénients, ils sont équivalents: dans un cas c'est d'abord la pensée qui est dépersonnalisée, dans l'autre c'est la sensibilité. Et comme l'esprit d'analyse est partout en expansion, on peut dire que l'homme s'éloigne uniformément de lui-même. La fraternité universelle existe au moins à ce niveau!

On peut très bien croire que la dépersonnalisation dont on se plaint de plus en plus n'est qu'un accident dans le long processus de transformation de l'homme et du monde. Il faut bien voir toutefois que ceux qui sont de cet avis frôlent la malhonnêteté intellectuelle quand ils critiquent avec trop de verve les autres éléments du processus en question. La publicité et la propagande font partie de ces autres éléments. Où les millions d'ouvriers et de techniciens trouveraient-ils l'énergie nécessaire pour faire fonctionner la Machine, s'il n'y avait pas le fouet de la publicité, celui de la propagande, et, par-delà ces fouets, le morceau de sucre collectif et le morceau de sucre individuel? La seule autre source d'énergie c'est la religion, qui existe de moins en moins.

Est-il nécessaire de préciser que la Machine n'a pas besoin de notre avis pour continuer de fonctionner. «Agunt volentem fata, nolentem trahunt»,1 ces mots que les stoïciens appliquaient à la nécessité naturelle s'appliquent également à la nécessité technique. S'il y a eu choix initial, ce choix était irréversible. Il nous faut maintenant l'assumer. Croire que le cours actuel des choses puisse être arrêté équivaudrait à croire qu'un homme qui arrive à un oasis, après plusieurs jours de désert, peut s'arrêter de boire après la première gorgée. Quand il s'agit des besoins et des désirs, on en est toujours à la première gorgée... on peut être assuré que l'intelligence technique de l'homme s'éteindra avant sa soif d'objets fabriqués.

Libre à chacun de croire que cette nécessité est ou n'est pas un bien. Libre à chacun aussi, après avoir assumé la part de cette nécessité qui lui revient, de vivre selon l'idée qu'il se fait de l'homme. Mais à ce propos, il convient de dénoncer certaines illusions. Dans les sociétés évoluées, une nouvelle morale est apparue, dont la finalité est de redonner à l'homme son authenticité perdue en le réconciliant avec les éléments les plus primitifs de sa nature. Cette nouvelle morale a pour père Sigmund Freud, pour ancêtres les romantiques. L'impératif qui la caractérise le mieux s'énonce comme suit: «Il faut se défouler!»

Une analyse sommaire de cet impératif et des comportements qui en découlent nous permet de voir que c'est le naturel lui-même qui est l'idéal de l'homme nouveau. On aspirait naguère à maîtriser ses instincts, on aspire aujourd'hui à leur donner libre cours. On disait «il faut» dans l'intention d'introduire l'ordre et la mesure dans la nature. On dit maintenant «il faut» pour redonner vie et dynamisme à cette même nature. Tout se passe comme si on prétendait pouvoir se donner ce qui était naguère une donnée; la nécessité de prévoir, de planifier et de contrôler a étouffé la spontanéité; on essaie maintenant de la recréer à l'aide des facultés qui l'ont détruite. Apollon tue Dionysos et, saisi par le remords, il dirige ses rayons mortels vers son cadavre dans l'espoir de le ressusciter.

Le caractère absurde de cette entreprise est trop évident. Cette absurdité se traduit dans la pratique par une forme de mensonge à soi-même plus radicale encore que les précédentes. Intervenant désormais au niveau même de la génèse des pulsions, la raison introduit l'opinion dans une région qui jusque-là lui était interdite. Il devient dès lors de plus en plus difficile de distinguer les mouvements premiers qui correspondent à une exigence de la nature de ceux qui sont fabriqués ou imaginaires. La distance entre «il faut se défouler» et «j'ai de puissants besoins» est infinitésimale. On la franchit allègrement pour peu que, à cause d'une carence affective quelconque, on ait besoin d'affermir l'estime qu'on a de soi-même.

Les sollicitations, en se multipliant, viennent compliquer les choses davantage: elles rompent l'équilibre entre la force réelle des instincts et l'intensité avec laquelle cette force est ressentie au niveau de la conscience. Il s'ensuit qu'on est souvent plus excité qu'il ne convient. La tentation est forte alors de voir dans cette excitation factice l'expression d'un besoin à la fois très personnel et impérieux.

On doit noter également que dans le climat créé par le désir insensé de faire de la volonté un organe créateur, l'amour, l'amitié, l'ivresse, la souffrance même, toutes choses qui allaient de soi, tendent à être perçues, à l'instar des biens de consommation courante, comme des choses à essayer. «Il faudrait bien que je fasse l'expérience de l'ivresse que procure la drogue»! «Il faudrait bien que j'aie de nouvelles expériences amoureuses!» Ce sont là des phrases que l'on entend tous les jours. Toutes les valeurs ont pris l'odeur de «cette nouvelle et sensationnelle poudre à laver que la ménagère consciencieuse se doit d'essayer».

Il n'est pas nécessaire de pousser plus avant l'analyse de ce phénomène pour y déceler des indices d'inauthenticité fort inquiétants. On ne se fond pas dans une chose à essayer; au contraire, on lui donne sa propre forme. En d'autres termes, on n'essaie jamais que soi-même; la chose n'est qu'un prétexte. Paraphrasant un mot célèbre de Rivarol, on pourrait dire: nous n'essayons pas les choses, nous nous essayons à elles.

Quelle est la part du réel dans les expériences ainsi provoquées? Cette question, à la limite, n'a même plus de sens. La conclusion qu'il faut en tirer est trop évidente. Si on ne perçoit plus le réel hors de soi, comment pourrait-on le percevoir en soi-même? Si on ne reconnaît plus la nature extérieure, comment pourrait-on reconnaître la nature intérieure?

Mais qui vous parle de réel et qui vous parle de nature, objectera le brillant esprit? À une question de ce genre, on ne peut répondre que par une autre question: De quoi parlons-nous donc quand nous disons que les faux besoins se multiplient et qu'il est de plus en plus difficile d'être soi-même? Quel est le terme caché? Par rapport à quoi un besoin peut-il être dit faux? Quel est ce soi-même auquel il faudrait être identifié? Si le mot nature et le mot réel sont de vains mots, ne sont-ce pas là de vaines questions?

Quelques réflexions
Adaptation: On déclare qu'il faut transformer le monde pour l'adapter aux besoins de l'homme et le premier souci qu'on a ensuite est de transformer l'homme pour l'adapter aux moyens mis en oeuvre pour transformer le monde.

Transformer le monde! Mais quelle forme lui donner? La nôtre de toute nécessité, c'est-à-dire celle de nos désirs. Or la présence de désirs contradictoires en nous signifie que nous sommes informes. ...

Moins on sait ce que c'est que vouloir, plus on attache d'importance à ce qu'on appelle ses volontés.

Réfléchir, ce n'est pas comparer entre eux les moyens d'obtenir ce qu'on veut, c'est se demander ce qu'on veut.

Remords: ne consulte pas l'opinion avant d'agir et tu n'auras pas besoin de la consulter après avoir agi.

Autant il entre de mesure dans la fabrication des machines, autant il entre de démesure dans l'usage qu'on en fait et dans la foi qu'on met en elles. C'est le vieux mécanisme de compensation qui le veut ainsi. On se dédommage de la servilité par l'idolâtrie. La femme adoratrice se dit à elle-même: mon mari est certainement supérieur à tous les autres, j'ai fait tant de sacrifices pour lui! La plupart des hommes raisonnent de la même façon à propos de la technique. Ils préfèrent se mirer dans le produit de leurs efforts plutôt que d'admirer la réalité. Ils en viennent ainsi à être indifférents devant une chose aussi merveilleuse et aussi rare qu'un être qui vieillit sans se dégrader, cependant ils s'extasient devant des prouesses mécaniques, admirables dans leur ordre, certes, mais ne demandant somme toute que du calcul, de la précision, de la patience et un bon outillage.

Le monde physique est devenu objet d'expérience. Ce fut ensuite le tour du monde animal. C'est maintenant le tour de l'homme. Je ne parle pas de toutes ces expériences plus ou moins inconsidérées que sont les lancements de chaque nouvelle drogue. Cela n'est rien depuis que les sentiments les plus sacrés sont entrés sur le marché des choses à essayer. Désormais, on fait l'expérience de l'amour, on fait l'expérience de l'authenticité, on fait même l'expérience de la souffrance. En un mot, on ne vit plus, on a des expériences. Le seul fait que ce mot revienne constamment dans toutes les conversations est d'ailleurs suffisamment révélateur par lui-même.

Et il n'y a rien que de très logique dans tout cela; l'homme devient un jouet pour lui-même dans l'exacte mesure où le monde cesse d'être pour lui un objet de contemplation.

Sexualité: On accordera facilement que la sexualité n'a pas de valeur par elle-même, qu'elle ne présente aucun intérêt si elle n'est pas accompagné d'amour, de vanité, de volonté de puissance, en un mot d'un sentiment, quel qu'il soit, qui relève de ce qu'on est bien obligé d'appeler l'âme.

Il sera par contre beaucoup plus difficile de faire l'unanimité autour d'un énoncé de ce genre: non seulement la sexualité est sans valeur, mais encore elle n'existe pas hors d'un contexte composé essentiellement de choses qui la transcendent.

C'est pourtant ce qui semble ressortir des avertissements répétés des éminents psychiatres et sociologues américains. Ce besoin jadis si humain, nous est-il dit, tend à disparaître de l'espèce, à devenir accessoire et diffus. Selon toute apparence, le sexe a lui aussi son point d'entropie. On s'en va vers un froid uniforme.

Le tout, remarquons-le bien, à une époque où le sexe est la première préoccupation, quand il n'est pas la fin dernière. Il n'y a d'ailleurs rien d'étonnant à cela s'il est vrai, comme le dit Nietzsche, que «notre idéal c'est notre lacune».

Si ce mot de Nietzsche est juste, il n'y a rien d'étonnant non plus à ce que la première cause du refroidissement des instincts soit l'effort systématique et artificiel qu'on fait pour les réveiller. Je veux parler du manque généralisé de pudeur et de l'érotisme en images où les agents de publicité et les artistes vont puiser la plus grande partie de leur inspiration.

Les plaisirs les plus sublimes passent dans l'orbite de la consommation courante. On propose la nudité pour vendre des vêtements et l'extase pour vendre des moyens de transport. De cette manière, tous les sentiments et tous les désirs ont tendance, par un effet automatique trop facile, à se colorer de sexualité, ce qui, par un effet automatique trop facile à comprendre, entraîne un affaiblissement de la spécificité et de l'intensité des sentiments et des désirs proprement sexuels.

Si les choses continuent au même rythme, on pourra bientôt dire de la sexualité qu'elle a sa circonférence partout et son centre nulle part.

Le minimum vital: «il faut, dit-on, qu'un certain confort matériel soit assuré pour qu'une vie vraiment humaine devienne possible».

Mais le minimum vital hélas! est une notion fort difficile à cerner. De critère absolu, il n'en existe pas, de toute évidence, et c'est Sartre qui a raison quand il dit «qu'on est pauvre de ce qu'ont les autres». Dans cet univers de la comparaison où nous sommes, le superflu devient en effet nécessaire aussitôt qu'il devient possible.

Le minimum vital ne peut être qu'un rapport entre une situation actuelle quelconque et une situation possible non moins indéterminée. Quatre est à huit comme deux est à quatre. C'est ainsi que le problème se pose. La pauvreté est extensible à l'infini. La loi même de la croissance économique semble indiquer que le nombre des pauvres ira en augmentant. En effet, puisque le nouveau produit doit être offert au travailleur avant de se traduire pour lui en augmentation de salaire, il s'ensuit un élargissement continu de l'écart entre la situation actuelle et la situation possible. C'est ce qui fait qu'un espagnol qui a un revenu de $300 est moins pauvre qu'un américain qui a un revenu cinq fois supérieur. Réellement moins pauvre car, passé un certain seuil très vite atteint, la pauvreté n'est un mal que par comparaison, que dans la mesure où elle s'accompagne d'envie et de ressentiment.

L'égalité absolue, toujours utopique d'ailleurs, ne règlera pas le problème car, pour qu'elle se maintienne à un haut niveau, il faudra toujours une source d'énergie qui ne peut consister que dans un écart entre l'actuel et le possible. Pour qu'elle ne signifie pas un abaissement systématique du niveau de vie, il faudra qu'elle soit une égalité dans l'insatisfaction. Nous serons tous des riches avec des âmes de mauvais pauvres!

Il y a une forme de ressentiment qui est comme une espèce de cancer de la liberté. La publicité installe l'imagination dans un monde où tout fait envie et où tout paraît à portée de la main. En même temps, les conditions de travail et les mesures de sécurité sociale réduisent systématiquement la part du risque et de la responsabilité réelle. Pendant que s'accroît le champ du possible, les occasions d'exercer concrètement sa liberté diminuent. Il en résulte un état d'insatisfaction chronique qui entraîne avec lui l'amertume, l'aigreur, le sentiment de frustration, l'esprit de vengeance, en un mot le ressentiment.

Sécurité: Que signifie le culte universel dont la sécurité est l'objet? L'homme avait peur de la nature, dit-on. Il a inventé Dieu pour se rassurer. Faudrait-il croire que Dieu est mort trop tôt et qu'à défaut de pouvoir se rassurer en lui, l'homme, demeuré faible, a fait de la sécurité un dieu?

Là où il n'y a pas l'angoisse métaphysique, il y a les maladies nerveuses, là où il n'y a pas la misère, il y a les soucis, là où il n'y a pas de soumission à la nécessité, il y a asservissement aux besoins. Nous avons tous une certaine quantité de souffrance à endurer, qu'il n'est pas en notre pouvoir de diminuer, parce que ce n'est pas nous qui la mesurons, parce qu'elle nous est assignée en même temps que nous est donnée la vie. La liberté ne porte pas sur la quantité, elle porte sur la qualité de la souffrance. Nous pouvons souffrir bien ou mal. Nous ne pouvons pas ne pas souffrir.

L'incomparable Don Quichotte: Yo sé quien soy, disait Don Quichotte, et les sarcasmes, les rires, les calomnies, tous les visages de l'opinion rentraient dans l'ombre d'où ils étaient sortis. Cet homme avait la foi. Il ne vivait que de la perfection inexistante et du désir d'accomplir sa forme éternelle. Sa norme était la Justice et non pas la conception que les habitants de la Manche se faisaient de la justice. Portant son juge en lui, il n'avait pas besoin de consulter les oracles de la place publique. Sa mesure n'était pas celle du plus ou moins comme les autres. Don Quichotte ne se comparait pas. Don Quichotte était incomparable.

Qui lui envierait son identité? Mais qui lui envierait sa foi? Pourtant l'un ne va pas sans l'autre. Sans sa foi, Don Quichotte n'est plus Don Quichotte, il n'est plus qu'un vague solliciteur d'approbations, qu'un parasite parmi les parasites.

Qui perd la foi perd son identité. Nul en effet ne peut vivre sans juge. La foi disparaissant, c'est le juge intérieur, la mesure intérieure qui disparaît et c'est la chute dans l'univers de la comparaison, la poursuite du miroir qui commence.

Ce qui est vrai des individus est vrai aussi des peuples. Les peuples qui ont perdu leurs dieux et leurs héros, leurs mythes et leur folklore, les peuples qui n'ont plus de racines ressemblent aux êtres sans identité: ils sont sourds aux mobiles qui viennent de leur âme profonde, ils n'écoutent que les statistiques comparées. Ils ne tirent pas leur énergie de la tension entre leur idéal propre et leur état actuel, mais de la distance qui les sépare des peuples plus avancés. Ils n'agissent pas, ils réagissent.

Note
1. «Le destin conduit celui qui acquiesce et entraîne celui qui refuse ». Ce vers de Senèque est un résumé de ce fragment de Cléanthe:
«Conduisez-moi, Zeus, et toi aussi, Destin,
À l'endroit que vous m'avez assigné.
Je vous suivrai sans retard. Car si je refusais,
Je serais un méchant et je n'en devrais pas moins vous suivre.»

Autres articles associés à ce dossier

Les besoins artificiels

Paul Valéry

Trente ans avant les essais de Vance Packard sur la persuasion clandestine ou de Marcuse sur la société de consommation, Paul Valéry explique la gÃ

Le besoin et la détermination

Gilbert Romeyer-Dherbey

Cet article a d'abord paru dans la revue Critère, Désir et besoin, No 2, 1970. Remarques critiques sur Eros et

Des besoins au désir

Jean Proulx

Philosophie existentialiste transcendantale revendiquant une insatisfaction profonde, ou plutôt un manque que rien ne saurait combler. Une recherche

À lire également du même auteur

Résurrection de la convivialité
Ivan Illich annonçait dès les années 1970 une révolution, litt&eacu

Mourir, la rencontre d'une vie
Si la mort était la grande rencontre d’une vie, que gagnerait-elle, que perdrait-elle &

Bruyère André
Alors qu'au Québec les questions fusent de partout sur les coûts astronomiques li&e

Noël ou le déconfinement de l'âme
Que Noël, fête de la naissance du Christ, Dieu incarné, Verbe fait chair, soit aus

De Desmarais en Sirois
Démocratie ou ploutocratie, gouvernement par le peuple ou par l'argent? La question se po

Le retour des classiques dans les classes du Québec
Le choix des classiques nous met devant deux grands défis : exclure l’idéal




Articles récents